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Visions et héritages des épidémies 

Dernière mise à jour : 6 août

Un parcours de la Bible aux représentations actuelles de la pandémie


par Denis PAUL


La peste d’Elliant - Louis Duveau (1849)
La peste d’Elliant - Louis Duveau (1849)

Qu’elle soit considérée comme « Te parau a te Atua », littéralement « la parole de Dieu » et respectée tel un objet sacré de vérité absolue (indépendamment donc de toutes les questions théologiques (1)), ou bien un ouvrage littéraire fort riche de la culture ancienne du bassin moyen-oriental, contenant mythes fondateurs, histoires et expériences humaines, la Bible, qui raconte les méandres de la vie du peuple d’Israël et de ses relations avec son Dieu, allant de l’origine des temps à la fin du monde (Genèse/Apocalypse), ne peut éluder les questions de la maladie, voire du mal et des maux en général, des épidémies et de la mort qui impactent l’homme notamment dans son rapport au salut.


La table de Concordance des saintes Écritures, sorte de dictionnaire thématique renvoyant aux passages où les notions principales sont abordées et traitées dans la Bible, n’aborde pas de manière spécifique la question des épidémies, mais elle renvoie le lecteur aux références générales, nombreuses il est vrai, sur la maladie : leur origine, leur poids, la raison de leur existence, et sans doute aussi le signe d’un au-delà dont elle veut témoigner.


L’épidémie de la Covid 19 dont nous sommes affectés dans notre vie depuis plus d’une année, nous invite à une réflexion sur les représentations que nous avons d’elle qui trouve certainement son origine dans l’influence que la Bible a eue, a encore dans nos sociétés chrétiennes ou post-chrétiennes.


Héritage de l’Ancien testament


Dans l’Ancien Testament, la maladie est présentée bien souvent comme l’arme que Dieu utilise dans l’exercice de son pouvoir, pour contraindre l’homme à demeurer dans le droit chemin (Exode 15 : 26, 23 25, Deutéronome 7. 15, 28 : 59, Psaume 103 : 3, etc.). Dirigeant, de haut, la vie des hommes, Dieu agit ainsi sur eux, manifestant le signe de sa présence voire de ses impatiences, si bien que les hommes craignent dans l’exercice de leur vie quotidienne, et la punition et Dieu, car la maladie est synonyme de souffrance et surtout de mort. Elle est la rançon du mal, des déviances, des « péchés ». 


Vision belge d’une épidémie en 1418 (DR)
Vision belge d’une épidémie en 1418 (DR)

Une théologie uniquement textuelle, et non contextuelle donc, attribue l’apparition des maladies aux conséquences des dérives de l’être humain autant dans la conduite de son individualité que dans la vie sociale. L’observation de la Loi d’une part, et l’obéissance à Dieu d’autre part, semblent être la juste ligne de conduite de l’homme sur terre, afin de prévenir les maladies et les épidémies. La loi spirituelle, qui domine toutes les autres, est clairement édictée afin de protéger la vie sociale sur terre. Il y a, encore aujourd’hui sur terre, des pays qui vivent ainsi le fait religieux.


Héritage du Nouveau testament


Dans le Nouveau Testament, au contraire, Jésus a reçu de son « père » le don de soigner et de guérir. La foi, c’est-à-dire la confiance mise en Dieu, agit comme une thérapie sanitaire efficace. Jésus déchire le tissu idéologique juif, il est sur terre pour permettre à une nouvelle humanité d’apparaître voire de se révéler (Matthieu 4 : 23, 10 : 1, Luc 7 : 21, Epître aux Hébreux 1 : 34). Les guérisons indiquent, symboliquement, que le règne et le royaume de Dieu sont à l’œuvre, sont puissants et en marche. La guérison de Lazare atteste, selon les mots de l’apôtre, de la « gloire de Dieu ».


Vision des plaies d’Égypte dans la Bible de Nuremberg, XVIe siècle (DR)
Vision des plaies d’Égypte dans la Bible de Nuremberg, XVIe siècle (DR)

Ainsi, le sens à donner à la maladie - la perspective de compréhension liée à son origine, à sa fonction didactique, et à son traitement - s’est renversé d’un testament à l’autre. De punition divine, la maladie maintenant se guérit, elle se transforme en victoire, suite à un acte de foi, à une transformation de l’homme. Jésus a reçu le pouvoir de guérir les malades, laissant entrevoir un monde où la maladie aura disparu préfigurant ce que doit être le paradis terrestre. On mesure là combien la contextualisation de l’exégèse biblique est capitale pour comprendre la Bible.


La question des plaies d’Égypte (Exode 7 à 12)


Pour montrer l’importance des punitions que le Dieu d’Israël peut provoquer sur terre, on peut faire référence à l’épisode du Déluge (Genèse 6 à 9). Mais si l’on veut les étudier sous l’angle des épidémies, l’épisode des Plaies d’Égypte tombe à poings nommés.


L’histoire événementielle, telle qu’elle est racontée dans L’Exode, le deuxième livre de la Bible, juste après la Genèse, est simple : « les fils d’Israël » présents en Égypte sont opprimés et réduits en esclavage. Le Pharaon, craignant que la démographie galopante des Hébreux compromette rapidement son pouvoir, ordonne de tuer les garçons et de laisser en vie les filles. L’épisode autour de MoÏse, découvert par la fille du roi dans un berceau, puis sauvé des eaux, devenant par la suite le chef des fils des Hébreux, le prophète qui va conduire son peuple vers sa libération, se situe dans cette narration. Appelé par « le Seigneur », Moïse ordonne au pharaon de libérer son peuple. La persuasion humaine ayant échoué, demeurent les prodiges que Dieu va accomplir pour libérer son peuple et faire éclater sa toute puissance.


Ainsi, Moïse reçoit de Dieu la capacité d’infliger aux Égyptiens des plaies qui épargnent les siens : « L’eau du Nil est changée en sang, grenouilles, moustiques et vermine envahissent le pays, le bétail est frappé par la peste et les hommes sont couverts de furoncle ; la grêle puis les sauterelles dévastent les cultures ». Face au refus persistant du pharaon de les libérer, les « premiers nés », c’est-à-dire les fils aînés des Égyptiens (et notamment celui qui montera sur le trône) périssent suite à une brutale épidémie (Exode, 12). Alors, touché au cœur de son propre pouvoir, le pharaon laisse partir les Hébreux avec le bétail.


 Ces plaies sont comme des « frappes » punitives, des « sanctions » autant que des signes de la supériorité du Dieu des Hébreux sur les dieux égyptiens. Certains historiens ont remarqué néanmoins que certaines des plaies en question relevaient de phénomènes naturels, certes pas toujours fréquents, mais existant dans cette région du monde. Cet épisode signifie aussi que le pouvoir temporel du pharaon est bien mal employé, alors que la souveraineté du Dieu des « fils d’Israël » donne de l’espoir et ne crée que du bien…


Mais cette histoire  ce mythe ou cette légende –, des plaies infligées à l’Égypte a un autre sens qui s’éclaire dans son contexte : elle met surtout en scène la naissance du peuple d’Israël, sa rencontre, son alliance avec Dieu, – son dieu exclusif –, présent et actif dans l’Histoire, et de là, la création du futur état où il sera honoré. Le livre de L’Exode raconte l’histoire d’un peuple qui se construit, en marche vers lui-même et sa liberté, qui se libère de ses chaînes. Il narre la naissance douloureuse d’un peuple qui va devoir chercher sa terre pour s’y établir, fonder sa société et prospérer. Les narrations liées à la naissance d’un peuple, d’une nation et d’un pays sont essentielles, notons que les aspects symboliques, magiques, spirituels l’emportent sur les conditions concrètes de leur réalisation.


 Les épidémies sont-elles le signe de la fin du ou de ce monde ?


Médecin combattant la peste noire - Plaque de cuivre gravée du Docteur Schnabel
Médecin combattant la peste noire - Plaque de cuivre gravée du Docteur Schnabel

Le discours théologique traditionnel provenant de groupes religieux, qui prospèrent à la marge des églises historiques, nous a habitués à l’annonce de la fin imminente du monde, dès qu’apparaissent une épidémie et des événements d’origine humaine ou naturelle, violents voire inexplicables. Dieu veut-il détruire la terre et la vie ou simplement ceux qui professent « le mal » ? En clair, s’agit-il de la fin du monde ou de ce monde ? Dans la deuxième Épitre de l’apôtre Pierre (3 : 6), destinée aux Chrétiens résidant en Asie Mineure, ce dernier, attaquant les « faux docteurs », déclare : « le monde d’alors (celui de Noé) périt submergé par l’eau. Cette punition est liée au mal, aux impies ». Et déjà, dans Proverbes (2 : 21), on trouvait le texte suivant reposant sur une vision manichéenne des hommes : « Les hommes droits habiteront la terre, les hommes intègres y resteront, tandis que les méchants seront retranchés de la terre et que les perfides en seront arrachés ». Il y a bien l’idée d’une punition qui condamne le mal et le soustrait au monde, qui, lui, demeure. Mais le texte ne dit pas comment et qui va déterminer le bien du mal. La rhétorique est bien claire, elle oppose deux réalités inconciliables, l’homme devant choisir la bonne.


Les épidémies et le salut de l’homme


On sait que la question du salut individuel a longtemps occupé avec intensité la vie du Chrétien, surtout à des époques anciennes où l’espérance de vie était faible (30 ans) et la mort bien installée au cœur de l’existence (45 % des enfants mouraient avant vingt ans). Comment alors mourir en sainteté lorsque la mort peut advenir soudainement ? Compte tenu du « péché originel », tous les chrétiens croient que le pardon de Dieu peut délivrer l’homme de la juste condamnation, lui accorder la paix de l’âme et l’assurance du salut, mais en fonction des théologies, les Églises diffèrent sur les modalités d’acquisition du pardon et sur les conséquences de ce pardon. Certaines font dépendre le salut des mérites liés à la vie menée sur terre, d’autres d’un don gratuit de Dieu.


L’Église catholique, lors des grandes épidémies du bas Moyen-âge (la peste du XIVe siècle a éliminé un tiers de la population européenne), a imaginé ses réponses avec le purgatoire, les indulgences, certains pèlerinages, des processions expiatrices et protectrices, en développant également le culte des saints et la piété mariale, à la fois pour réensemencer la dimension religieuse de la vie que pour rattraper des vies pas toujours exemplaires, comme un rachat de l’âme pourrait-on dire. L’Église se donne donc le pouvoir de remettre les péchés des fidèles, en fonction de leurs mérites et œuvres.


 Les pré-réformateurs, comme Huss ou Wyclif vont rejeter les solutions, qu’ils estiment peu efficaces de l’église romaine, pour ne s’attacher qu’à l’écriture. Le salut passant par l’écriture minimise de ce fait l’importance de l’Institution église, souvent absente ou empêchée en période d’épidémie par la contamination elle-même. La Réforme a apporté comme réponse à l’angoisse de la mort, la grâce donnée à tous. Il y a sans doute un lien implicite, que certains historiens ont mis en évidence, entre la peste, la mort et la Réforme. Luther n’évite pas la question de « la nature pécheresse » de l’homme, mais il va lui offrir l’amour de Dieu qui sauve. Luther estimait que « l’amour du prochain » entraînait la conduite de l’homme à tenir en période d’épidémie. Calvin, sur le plan théologique, lui emboîte le pas dans le sens de la toute-puissance de Dieu et de la misère de l’homme sauvé par sa foi, don de Dieu. Ce qui induit que les protestants historiques ne peuvent prêcher en cas d’épidémie sur la punition divine et la culpabilité humaine, mais ils évoquent plutôt les dangers du monde présent et les menaces mondiales, sur un fond de recul de la mort en Occident.


Le monde chrétien d’aujourd’hui accorde peu d’importance à la question du salut, les conditions de vie ayant bien évolué depuis quelques siècles. De là certainement la difficulté des Églises à renouveler leur discours sur les épidémies.


Le point de vue de l’historien : David Hamidovic écrit Les racines bibliques de l’imaginaire des pandémies (2020)


Commençons par une présentation du livre : les crises sanitaires perçues dans l’Antiquité peuvent nous donner quelques pistes de compréhension de la crise sanitaire que nous vivons. L’historien David Hamidovic, spécialiste de l’Antiquité et du Judaïsme ancien, montre que chaque civilisation entretient son propre rapport à la mort, son propre imaginaire issu d’un long et lent processus culturel. Cet imaginaire à l’œuvre s’appuie en partie sur des ressorts très anciens. Le Moyen Âge occidental a fourni la matrice à la perception européenne des crises sanitaires à cause de différentes épidémies dévastatrices que l’Europe a connues.Mais cette perception n’est pas née en Europe au Moyen Âge. Elle repose, en grande partie, sur la culture biblique prenant place dans le judaïsme ancien et le christianisme primitif. Comprendre l’imaginaire contemporain consiste à reconnaître la nature de l’héritage encore à l’œuvre, afin de mettre à distance le danger épidémique. Comprendre notre imaginaire de la crise sanitaire, c’est aussi pouvoir agir sur celle-ci.


La démarche de David Hamidovic est donc intéressante : en puisant dans les récits bibliques (Genèse, Exode, le Lévitique et les Psaumes) ainsi que dans l’imaginaire hérité par deux mille ans de christianisme  c’est-à-dire deux mille ans d’épidémies fréquentes –, il met en lumière les liens et les enjeux de l’épidémie actuelle dans la durée de la longue histoire.


L’auteur de cet ouvrage a donné une interview à Philippe-Emmanuel Krautter, dès la publication de son livre, dont nous extrayons quelques passages :


David Hamidovic : Le modèle des plaies d’Égypte s’avère spectaculaire et Hollywood n’a guère inventé en la matière ! La première partie de mon livre analyse les plaies d’Égypte dans l’Antiquité. Dans le monde biblique, ces plaies démontrent que le Dieu d’Israël est plus puissant que les autres dieux. Le monde chrétien n’en retient que l’idée de châtiment divin si on ne suit pas les préceptes divins. Comparer la pandémie actuelle à la peste suscite dès lors ce type d’images et soutient un imaginaire à l’arrière-plan. Certains épisodes bibliques tels que les plaies d’Égypte ont ainsi transcendé la Bible dès l’Antiquité, comme l’Apocalypse de Jean, et ont été mobilisés dans d’autres contextes pour délivrer un nouveau message. Comprendre cela, c’est mieux comprendre les peurs générées par la pandémie et donc les neutraliser.


MdB : En quoi cette crise sanitaire trahit-elle notre rapport à la mort ?


D. Hamidovic : Cette crise a mis en avant notre propre rapport à la mort, et surtout notre peur de la mort. Plus que le nombre de décès, cette pandémie révèle des peurs amplifiées par les médias. Or, cette peur existe dans toutes les civilisations. Le monde biblique s’inscrit exactement dans ce schéma dès la condamnation de l’homme à être mortel au jardin d’Éden.


MdB : Cette fatalité du monde antique n’est-elle pas refusée aujourd’hui faute de transcendance et d’un volontarisme exacerbé ?


D. Hamidovic : Effectivement, cette différence peut être relevée dans le monde occidental dans lequel nous vivons. Dans le judaïsme ancien, les maladies sont expliquées par l’impureté et/ou la venue d’un démon sans que cela ne soit forcément relié à une faute humaine et un châtiment divin, au contraire du christianisme. Celui-ci crée un lien de cause à effet entre un comportement fautif et un châtiment divin exprimé à travers les souffrances d’une maladie.


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Intérêt du livre


Ce livre, opportunément publié par les éditions Bayard en septembre 2020, est composé de deux parties : la première est consacrée aux Plaies d’Égypte, interprétées comme une « source de l’imaginaire occidental de la crise sanitaire » ; la seconde, intitulée « la scrutation de l’impureté et la chasse au démon, prémices d’une gestion moderne de la crise sanitaire » montre le lien existant entre les procédés thérapeutiques mis en œuvre lors de la Covid 19 et une longue tradition d’évitement des épidémies par la loi et les rites religieux.


L’auteur dans la première partie interroge longuement les sources bibliques liées aux plaies d’Égypte, il en expose leur contenu, puis il étudie l’importance que ces plaies ont eue dans la mémoire juive, notamment autour de la notion de « châtiments divins ». « La modernité occidentale » qui se construit (depuis la Renaissance) autour du refus et de « la fin du fatalisme », n’a pas conservé « la motivation théologique », mais « le récit imagé du fléau » pour « instruire les consciences ». La plaie la plus puissante étant celle de la mort répandue qui en rajoute aux « sentiments d’angoisse et d’impuissance ».


Dans la deuxième partie du livre, l’auteur étudie les « préoccupations sanitaires » de l’époque, autrement dit, comment on traitait les maladies et épidémies, à partir d’un cas concret, celui de la lèpre, et c’est à ce propos qu’il rappelle la notion « d’impureté rituelle » et de la nécessité de « chasser le démon pour guérir ».

Dans la conclusion Hamidovic ouvre sa réflexion sur la modernité liée à la Covid, il montre la « rencontre » entre les plaies d’Égypte et « l’arrière-plan occidental de la crise sanitaire », par le biais d’un imaginaire solidement installé dans les consciences. « L’histoire del’occident est marquée par les crises sanitaires » rappelle Hamidovic qui en énumère certaines, notamment à l’époque moderne. Sans solution thérapeutique immédiate, l’épidémie actuelle, plonge l’homme « dans la résignation et l’impuissance », tandis que les responsables sanitaires et politiques réinventent les solutions d’autrefois : le confinement et les quarantaines. Mais comment instiller « la confiance et la sérénité » sans retomber dans « la logique du bien et du mal » qui marquerait un recul de « la raison » ?


Il faut aussi relire, nous conseille l’historien, la Peste d’Albert Camus (1947) comme l’Aveuglement de José Saramago (1995). Camus évoque le nazisme, comme emblème du mal, et décrit les réactions des hommes face au fléau : peur, mysticisme, résistance, entraide, résignation, tandis que Saramago met en récit une « cécité dont l’origine est inconnue » et qui se répand à l’échelle de la société. Ces deux romans « cherchent à comprendre les ressorts de l’humanité ». Quant au film Contagion de Soderberghh (2011), c’est un triller réaliste, mais « son intensité dramatique tient le spectateur en haleine car il s’appuie sur l’imaginaire occidental d’une épidémie ». Hamidovic souhaite qu’on le mette, cet imaginaire « à distance, afin de résoudre les défis nés de la crise ». À ces romans, nous pouvons également suggérer le récit de science-fiction de Jack London, intitulé La peste écarlate (1911), qui narre la bien difficile renaissance d’une humanité, meurtrie par une épidémie qui a détruit l’essence humaine. 


D’hier à aujourd’hui, d’eux à nous


Ce livre, dont la publication est récente, nous permet de mesurer que, ce qui a changé entre les textes canoniques d’hier et notre perception contemporaine de l’épidémie, ce sont les mots pour la dire et l’expliquer. Quant au système symbolique dans lequel l’homme moderne vit, il n’est peut-être pas si éloigné qu’il y parait au premier abord de l’ancien. Le « pur » et « l’impur » (reposant sur une conception rigoureuse et magique de l’univers et de la vie, prise entre la bénédiction et la malédiction), les notions de « souillure » ou « d’expiation », ou encore l’introduction d’un élément perturbateur d’équilibre sanitaire en la présence du « démon » (qui deviendra Satan dans le christianisme primitif exprimant à lui seul la lutte du bien et du mal), avec son lot de discours clivants, générateurs de peurs, formaient la toile de fond ancienne. L’indistinction du bien et du mal est comprise comme une impureté qui ne se résout que par la violence purificatrice (voir la thèse de René Girard). Derrière ces termes d’époque, se profilaient déjà des lois sociales et une vision de la morale individuelle qui concernaient également l’ordre général de la société comme les relations familiales, la sexualité, la morale (l’adultère), etc. Bref, ces mots et leur rhétorique, que l’on trouve dans le Lévitique (avec un long développement sur la lèpre) sont devenus pour beaucoup d’entre nous obsolètes. On ne les comprend plus. Pourtant, les mots d’autrefois cherchaient à prémunir le corps social de la contagion et d’éviter les maladies et leur transmission. Le prêtre, nommé sacrificateur, qui n’était pas médecin, était chargé de les faire appliquer par des rituels voire des incantations ou des exorcismes, le spirituel dominant toujours l’espace social. La mise en « septaine », en quarantaine, le confinement de l’individu (jamais de la société entière) étaient déjà, selon les cas, préconisés.


Le prêtre d’antan a laissé la place aux médecins (et chercheurs) inspirant les décisions des hommes politiques. Pour préserver la vie collective voire allonger sa durée, notre monde a construit des règles de vie partagées, qui devaient – qui auraient dû – en particulier maintenir à distance les maladies comme les grandes épidémies, autrement dit une forme de mal. Longtemps la peur inculquée à l’être humain a servi d’embrayeur pour qu’il change ses mauvaises habitudes de vie. Nous entendons de nos jours un discours consensuel, construit à partir du progrès sanitaire « civilisationnel » (prophylaxie qui a commencé avec l’assainissement des villes et la création des égouts), au sein duquel des règles personnelles de prévention, d’hygiène, de propreté des corps, de diététique (le jeune thérapeutique, par exemple ainsi qu’une alimentation saine), mais aussi la médecine prescriptive avec la prise de médicaments dans la mesure où ils existent, et la pratique du sport, facteur avéré de santé, prennent toute leur importance pour vivre en société à l’abri, la plupart du temps, de la maladie épidémique, ou en en retardant l’apparition. Le tout se déroulant dans un cadre totalement sécularisé. Les revues de santé, physique et psychologique, pourvoyeuses de conseils, pullulent et réintroduisent subtilement le manichéisme distinguant les notions du bien et du mal, en privilégiant une approche positive voire de sollicitude : comment bien vivre (versus implicitement mal vivre), comment s’épanouir (versus vieillir prématurément, décliner ou être malheureux), comment et pourquoi bien se nourrir, etc.


Mais notre individualisme moderne, sous les formes bien diverses qu’il prend, nous a peut-être fait oublier aussi certaines précautions indispensables : une épidémie (toute maladie en fait) a sans doute quelque chose à nous dire sur les modes de vie que nous menons. Aujourd’hui, le discours entendu (dans les démocraties tempérées) est double : soit il reproduit, sans s’en rendre compte, l’imaginaire ancien qu’il actualise en le délivrant souvent de sa dimension immédiatement religieuse – « le mal » revêt de nouvelles formes –, soit il essaie de projeter à travers des référence sociales, un avenir nouveau à la communauté. Ainsi, le mal n’est plus identifié à un être (fût-il intérieur) qu’il faudrait combattre et éliminer, mais il proviendrait du monde dans lequel nous vivons : de la démographie mondiale galopante et des déplacements libres ou contraints des populations (entraînant la promiscuité et les contagions), d’un système économique mondial appuyé exclusivement sur l’argent et le profit à court terme (facteurs d’inégalités, de pauvreté et de violences), de la nature détruite qui se vengerait (voire la vogue des discours pan écologiques, punitifs ou non), etc. La pandémie entraînera-t-elle un changement radical dans la conduite des affaires du monde lorsqu’elle sera achevée ou que l’on vivra durablement avec elle ? 


On le voit, le principe intellectuel reste le même : c’est la recherche d’une causalité dont l’origine se trouve dans un dérèglement du monde, à laquelle on lui rajoute néanmoins une volonté de réformer la société pour faire obstacle à la survenue de nouvelles épidémies. En outre, notre époque moderne, pressée et oublieuse, ignore bien souvent qu’une épidémie ne se jugule pas en jours ni en mois, mais en années (d’où peut-être la méfiance affichée pour des vaccins arrivés très rapidement, alors que la recherche sur les coronavirus sont déjà menées depuis des années).


 Par contre l’hypothèse selon laquelle l’épidémie serait issue d’un laboratoire de recherches d’où le virus se serait échappé  elle serait donc un accident scientifique  ruine l’idée d’une cause environnementale et toutes les constructions intellectuelles associées… La science-fiction et le cinéma se sont saisis depuis longtemps de cette supposition à caractère souvent idéologique.


Cette épidémie de la Covid 19 montre à quel point nos discours et nos représentations sont encore impactés par notre histoire culturelle et spirituelle. Les épidémies  auxquelles on pourrait ajouter les maladies chroniques de notre temps : cancer, diabète, obésité, autisme, etc.  pourront-elles disparaître uniquement par des solutions techniques, scientifiques voire technologiques et peut-on les penser, voire les vaincre, hors des formes intellectuelles qui lient le passé et l’actualité ?


Tendresses confinées - aquarelle de A’āmu 2020
Tendresses confinées - aquarelle de A’āmu 2020

Bibliographie


  • Hamidovic, David, Les racines bibliques de l’imaginaire des pandémies, Paris, Bayard 2020.

  • Concordance des Saintes Écritures, Lausanne 1974.


1 - Questions liées aux traductions, aux lectures culturelles, aux contextualisations voire à l'herméneutique.


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