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DE VICTOR SEGALEN AU PEINTRE ERNEST PIGNON-ERNEST

Dernière mise à jour : 1 août

Voyage graphique au cœur d’un parcours poétique


par Danielle DÉNIEL TRÉGUER


Exposition Ernest Pignon-Ernest (tous les clichés DDT)
Exposition Ernest Pignon-Ernest (tous les clichés DDT)

À l’occasion du centième anniversaire de son décès le 21 mai 1919, on a beaucoup évoqué en 2019 la figure insaisissable et mystérieuse de Victor Segalen, à Brest, sa ville natale, mais aussi en France et dans le monde, de la Polynésie à la Chine.


Il s’agissait de célébrer l’écrivain, le médecin de marine, l’ethnologue, l’archéologue, le sinologue, le photographe lors de manifestations nombreuses et diverses, témoignant de la richesse de sa personnalité.


Ainsi à Brest, on put assister à un colloque universitaire, mais aussi à des déambulations sur ses traces dans la ville. Plusieurs conférences furent données à la faculté de lettres qui porte son nom, mais aussi à l’auditorium des Capucins, ou encore en bord de mer dans le cadre d’un lieu voué au Voyage, le café librairie du Chenal.


Toujours à la faculté de lettres eurent lieu un concert de musique classique, des ballets, des expositions. En décembre, une exposition venue de Tahiti évoquait grâce à des artistes du Centre d’art polynésien ces îles qui l’ont tant inspiré, notamment dans « Les Immémoriaux ».


Les manifestations brestoises s’achevèrent le 3 décembre par une célébration dans le jardin qui porte lui aussi son nom : une gerbe fut déposée devant sa stèle par l’association des Médecins de Marine, tandis que des voix faisant lecture de passages de son œuvre et de sa correspondance s’élevaient dans le soleil couchant sur la rade.


À peine deux mois plus tard, le Covid faisait son apparition dans le monde et tous les projets en cours furent réduits à néant ou reportés.


C’est pourquoi ce fut un grand bonheur, d’apprendre que, sur la pointe bretonne, dans le Finistère, l’exposition d’un très grand artiste, Ernest Pignon-Ernest (1), allait présenter plusieurs études sur Victor Segalen.


On connaît l’intérêt passionné du dessinateur pour les poètes, souvent célébrés sous d’autres cieux. Mais des études graphiques liées à Segalen, quelle perspective attrayante et inédite !


On peut y voir de surcroît un juste retour des choses, un prolongement de l’attrait qu’exerça toujours le dessin sur Segalen. Il insiste là-dessus dans ses commentaires sur Gauguin : « je puis dire n’avoir rien vu du pays et de ses Maoris avant d’avoir parcouru et presque vécu les croquis de Gauguin ». Plus tard, en Chine, c’est crayon en main qu’il représenta stèles, chevaux ou licornes avant de les photographier.


C’est dire que dès le premier jour, je me précipitai à Landerneau, au Fonds Hélène & Édouard Leclerc pour la culture, pour admirer l’exposition. 


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Admiratrice de longue date d’Ernest Pignon-Ernest, j’ai pris grand plaisir à retrouver un certain nombre d’œuvres déjà connues et aimées, notamment celles consacrées aux grands poètes, Rimbaud, Pasolini, Robert Desnos, Jean Genet, Antonin Artaud, Maïakovski…


Mais ma curiosité se portait avant tout sur l’immense tableau de huit mètres de long consacré à Victor Segalen, que l’on pouvait voir exposé pour la toute première fois.


Sur cette vaste fresque on découvre à plusieurs reprises la silhouette de l’écrivain et médecin de Marine, son visage, et aussi plusieurs éléments constitutifs de sa vie si dense et si riche. Ainsi on découvre le jeune homme en Polynésie, ses liens avec les maoris, ses voyages archéologiques en Chine, les stèles, les chevaux et les licornes, et aussi en filigrane l’évocation de sa mort mystérieuse dans les hauts bois du Huelgoat (les deux mots bretons accolés signifiant précisément cela, « haut bois »).


Le texte qui figure en regard de cette œuvre dans l’exposition précise les liens entre Ernest Pignon-Ernest et Segalen.


Je trouve particulièrement intéressant ce dialogue instauré entre les deux artistes, et surtout les nombreuses interrogations que l’homme et l’œuvre suscitent auprès du peintre.


Rien de surprenant quand on connaît le goût du secret et du mystère chez Segalen !


Voici le texte de présentation d’Ernest Pignon-Ernest à propos de Segalen :


« J’ai commencé à lire Segalen en 1986 lors d’une exposition à Pékin. Être ici, en Bretagne, est l’occasion de me replonger dans ses livres et de m’interroger sur l’éventualité d’un dialogue avec cette œuvre si complexe, si difficile à appréhender, je m’interroge.


Je m’interroge sur sa déconcertante relation à son temps. Sa clairvoyance aiguë, en avance sur l’époque, des dégâts causés par la colonisation à la culture maorie, et sa publication de Peintures en pleine guerre, qu’il annonce comme un livre « profondément inactuel sans allusion au temps présent ». Je m’étonne de cette espèce d’ignorance des révolutions russe et chinoise. Je m’interroge sur son obsession pour Rimbaud, et sur toutes ces œuvres jamais publiées. Je m’interroge sur ce Gauguin gourou, sacrifiant un cheval blanc sur la plage. Je m’interroge sur ce prétexte qu’aura été la Chine, sur ses fouilles, ses failles, ses fissures qu’il creuse partout en quête de lui-même comme une ombre portée. Je m’interroge sur ses exaltations et ses intuitions extraordinaires, ainsi dans ses Lettres de Chine : « je distingue un cheval de pierre et je lance le mien à ses trousses », splendide raccourci de sa splendide quête du réel. Je m’interroge sur cette œuvre immense si diverse, singulière, novatrice et étrangement posthume. Je me demande si je dois le dessiner allongé, rêvant sur le polyèdre de pierre de la Mélancolie de Dürer comme sur la roche de Huelgoat. »


Quand on connaît Victor Segalen et qu’on voit en parallèle les études réalisées par Pignon-Ernest, il est tentant d’essayer de répondre à ses interrogations très fécondes.


Voilà les raisons d’un essai de décryptage de l’un à l’autre, en commençant par la disposition générale des études, dessins et portraits.


Au moment de présenter sur la fresque les liens entre Victor Segalen et les dessins d’Ernest pignon Ernest, il y a de quoi hésiter sur l’ordre à suivre.


En effet si l’on lit de manière classique de gauche à droite, on pourrait commencer par les silhouettes de l’écrivain qui projettent des images de double, sans compter l’ombre portée évoquée par l’artiste dans son texte.


Mais c’est à droite que commence sur le plan autobiographique la présentation du jeune médecin de Marine, arrivé à son premier poste à Tahiti en janvier 1903, à vingt-cinq ans. De plus, comme on sait les liens entre Segalen et la Chine, on peut être tenté de commencer à lire par la droite, comme on le faisait autrefois pour les caractères chinois.


L’angle droit présente donc sur une grande feuille blanche un Victor Segalen jeune avec à l’arrière-plan l’esquisse de trois femmes maories. Derrière ce portrait apparaît un tableau d’une femme à la manière de Gauguin, et comme en écho une autre femme sur la gauche. On voit d’ailleurs dans les dessins préparatoires Segalen et Gauguin côte à côte.


Ces figures féminines rappellent le sentiment de bonheur physique, de plénitude, de joie, éprouvé par le jeune homme à son arrivée dans les îles parfumées.


Je trouve ce portrait de Segalen jeune particulièrement réussi. On peut le comparer avec une photo prise à la fin de ses études à l’école de santé navale de Bordeaux.


Pour illustrer cette période dont il gardera jusqu’à la fin la nostalgie, on peut citer cette lettre de Victor Segalen à son ami Henry Manceron, du 24 décembre :


« Je t’ai dit avoir été heureux sous les tropiques, c’est violemment vrai. Pendant deux ans en Polynésie, j’ai mal dormi, de joie. J’ai eu des réveils à pleurer d’ivresse du jour qui montait. Les dieux du jouir, savent seuls, combien le réveil est annonciateur du jour et révélateur du bonheur continu que ne dose pas le jour. J’ai senti de l’allégresse couler dans mes muscles. J’ai pensé avec jouissance.


Toute l’île venait à moi, comme une femme. »


Ces propos qui ressemblent aux termes employés aussi plus tard dans « Le Maître du jouir », nous mènent tout droit à la relation avec Gauguin, si importante pour Segalen, et qui intrigue fortement Ernest Pignon-Ernest :


« Je m’interroge sur ce Gauguin gourou, sacrifiant un cheval blanc sur la plage. »


Dans un pêle-mêle au cœur de l’exposition on peut d’ailleurs observer des portraits juxtaposés de Segalen et Gauguin.


La rencontre entre le médecin de Marine et Gauguin en août 1903 fut une rencontre posthume, mais bouleversante, capitale et féconde.


Avant de rejoindre son poste à Tahiti, Segalen avait entendu parler de Gauguin par son ami Saint-Pol-Roux et par Georges-Daniel de Monfreid, ami du peintre. Il lui fut recommandé d’aller dès que possible à sa rencontre aux Marquises.


Il s’écoula toutefois plusieurs mois avant que le navire de Segalen, l’aviso la Durance, ne reçût l’ordre d’aller aux Marquises pour rapatrier les derniers biens du peintre. Dans l’intervalle, en effet, Gauguin était décédé le 3 mai, mais Segalen alors à Nouméa n’apprit sans doute sa mort qu’en juin.


Lors d’un arrêt de son bateau à Nuku-Hiva le 3 août 1903, Segalen put déjà examiner une caisse contenant des manuscrits, lettres et documents provenant de la maison du peintre.


Enfin le 6 août, quand le navire fit escale à Hiva-Oa, guidé par « le fidèle Tioka », Segalen découvrit la case de Gauguin, devenue « un long faré quelconque maintenant tout nu, tout dépouillé ». Les cinq panneaux de bois de séquoia entourant la porte en haut de l’escalier furent enlevés et chargés à bord de la Durance. Sur celui de gauche, Gauguin avait gravé « Soyez mystérieuses », sur le linteau au-dessus de la porte « Maison du jouir », et sur celui placé à droite du seuil « Soyez amoureuses et vous serez heureuses ». (À noter que ces bois gravés, ou métopes, feront partie des acquisitions de Segalen à la vente aux enchères de Tahiti, de même que certains tableaux encore présents dans l’atelier. L’histoire et les mésaventures de ces bois sculptés vaudraient à eux seuls un long développement !).


Par un singulier hasard c’est lors d’une soirée organisée juste à côté de la maison de Gauguin que Segalen entendit une vieille Marquisienne faire le récit de la genèse polynésienne, déterminante pour ses futurs Immémoriaux. Dans ce livre, Segalen déclare vouloir réaliser dans le domaine littéraire ce que Gauguin avait accompli dans celui de la création artistique. Il précise d’ailleurs dans une lettre à Georges Daniel de Monfreid : « Je puis dire n’avoir rien vu du pays et de ses Maoris avant d’avoir parcouru et presque vécu les croquis de Gauguin. »


De retour à Tahiti, lors de la vente aux enchères du 2 septembre, Segalen acheta tout ce que ses économies et sa modeste solde de 243,90 francs lui permettaient d’acquérir, soit vingt-quatre lots pour un montant de 188,95 francs : sept toiles (dont « Autoportrait, près du Golgotha », et aussi « Village breton sous la neige », présentée à l’envers sous les rires comme « Chutes du Niagara », la palette du peintre, des albums et carnets ainsi que plusieurs dessins, des épreuves de gravure sur bois, et plusieurs livres personnels du peintre.


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À travers ses œuvres et aussi ses écrits, Segalen vit en Gauguin un maître à penser concernant la civilisation polynésienne. Comme lui il critiquait de manière ouverte l’action néfaste de la religion des missionnaires sur la civilisation maorie. Partageant aussi son goût de l’indépendance et son mépris de l’argent, il l’admirait d’avoir su larguer les amarres d’une vie conventionnelle, sans aller toutefois jusqu’à l’imiter, restant fidèle à la marine et à ce gagne-pain assuré.


« J’ai essayé « d’écrire » les gens tahitiens d’une façon adéquate à celle dont Gauguin les vit pour les peindre : en eux-mêmes, et du dedans en dehors. Ce n’est pas ma moindre admiration envers lui que cette illumination de toute une race répandue dans son œuvre tahitienne. » écrit-il dans une lettre à Georges-Daniel de Monfreid.


Rencontre émouvante entre Dominique Lelong, petite fille de Victor Segalen et l’acteur Stéphane Freiss, après la lecture de passages des Immémoriaux, le 24 juin 2022 à Landerneau.
Rencontre émouvante entre Dominique Lelong, petite fille de Victor Segalen et l’acteur Stéphane Freiss, après la lecture de passages des Immémoriaux, le 24 juin 2022 à Landerneau.

Autour de l’exposition proprement dite, d’autres événements ont eu lieu à la pointe bretonne autour de Victor Segalen.


Ainsi le 8 juin 2022, en écho avec l’exposition des études d’Ernest Pignon-Ernest sur Segalen, l’acteur Stéphane Freiss proposait une lecture d’extraits des Immémoriaux, dans la salle du Family de Landerneau.


Faisant preuve d’une grande conscience professionnelle, il nous expliqua avoir passé un mois à Tahiti pour s’imprégner de l’œuvre et de l’auteur ! Le résultat était à la hauteur : excellente présentation, découpage en trois parties très cohérent, lecture sensible et émouvante, jeu subtil et prenant.


Ernest Pignon-Ernest lors d’une conférence de presse très suivie à la librairie Dialogues de Brest le 6 septembre 2022.
Ernest Pignon-Ernest lors d’une conférence de presse très suivie à la librairie Dialogues de Brest le 6 septembre 2022.

Dans le hall, au moment des dédicaces, eut lieu une rencontre touchante entre l’acteur et la petite-fille de Segalen, Dominique Lelong. Elle lui a offert et dédicacé l’indispensable volume de correspondance « Lettres d’une vie », chez Gallimard, qu’elle a publié avec Mauricette Berne.


Ainsi l’acteur saura désormais pourquoi il faut prononcer le nom de l’écrivain « Segalène », comme il le faisait spontanément, et non « Segalin » comme c’est le cas généralement dans le Finistère ! (Dans une lettre à son père depuis la Chine, en 1912, Segalen supprime l’accent aigu, ne le trouvant pas breton, à juste titre, et fait l’éloge de son épi de seigle breton, à condition de le prononcer « -lène », à la bretonne, écrit-il.).


Dans le choix des textes lus, figurait en toute logique le magnifique incipit des Immémoriaux :


« Le récitant


Cette nuit là  comme tant d’autres nuits si nombreuses qu’on n’y pouvait songer sans une confusion  Térii le Récitant marchait à pas mesurés, tout au long des parvis inviolables. L’heure était propice à répéter sans trêve, afin de n’en pas omettre un mot, les beaux parlers originels : où s’enferment, assurent les maîtres, l’éclosion des mondes, la naissance des étoiles, le façonnage des vivants, les ruts et les monstrueux labeurs des dieux Maori. Et c’est affaire aux promeneurs-de-nuit, aux haèré-po à la mémoire longue, de se livrer, d’autel en autel et de sacrificateur à disciple, les histoires premières et les gestes qui ne doivent pas mourir. Aussi, dès l’ombre venue, les haèré-po se hâtent à leur tâche : de chacune des terrasses divines, de chaque maraè bâti sur le cercle du rivage, s’élève dans l’obscur un murmure monotone, qui, mêlé à la voix houleuse du récif, entoure l’île d’une ceinture de prières. »


Par ailleurs, Ernest Pignon-Ernest a multiplié pour notre plus grand bonheur de passionnantes interventions, comme celle du 6 septembre dans la belle librairie Dialogues, rue de Siam à Brest, devant un public sous le charme.


Il était difficile d’ailleurs d’y accéder, les places sur invitation s’étant envolées très vite, et la liste d’attente étant plus longue encore. La librairie avait fait installer un grand écran à l’étage pour ceux qui ne pouvaient accéder directement à la conférence.


J’ai pu noter par exemple au fil de l’intervention ces propos de l’artiste, particulièrement pertinents si on pense à Segalen :


« Tous mes travaux ces dernières années viennent de la lecture et des poètes. Ce sont les poètes qui ont la vision la plus ample et la plus aiguë du monde. »


La prestation ayant été filmée, on la trouvera prochainement sur le site de Dialogues.


Il fut question bien sûr de la superbe exposition de Landerneau, mais aussi de celle de Bernay consacrée aux Mystiques, de l’art du dessin, et des aspects politiques, poétiques et mystiques de l’œuvre de l’artiste. Bref, un enchantement !


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1 - Ernest Pignon-Ernest, né le 23 février 1942 à Nice, est un artiste plasticien majeur. Précurseur de l’art urbain, il a investi depuis les années 1970 les murs des villes, avec des croquis, des pochoirs, des collages, des dessins. Artiste engagé, ses représentations ont en commun de provoquer le spectateur, de dénoncer des injustices, les guerres, l’apartheid, le racisme, l’immigration. Au fusain ou à la pierre noire, ses dessins grandeur nature rendent hommage aux personnages qui l’ont marqué, aussi bien les grands mystiques que les poètes, Pasolini, Antonin Artaud, Rimbaud, et bien d’autres. Placées dans les lieux qui l’ont inspiré, ses œuvres ont orné les murs de Nice, Naples, Rome, Paris, Haïti, New-York… On a aussi pu voir en 2006 un grand collage sur Jean Genet à Brest, intitulé « Parcours Jean Genet - docks de Brest ». Aussi c’est avec émotion qu’on a pu découvrir depuis mai 2022 ses études originales sur Victor Segalen dans une longue fresque de huit mètres, aux Capucins de Landerneau, Fonds H&E Leclerc, un travail en cours qu’on espère voir se prolonger ultérieurement.

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