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Peu, hīro’a, ta’ere, tumu

Dernière mise à jour : 28 juil.

Hommage à Jean-Claude Teriierooiterai


Quels mots pour désigner le terme « culture » ?

Comment exprimer dans une langue un concept nouveau ?


par Jean-Claude TERIIEROOITERAI


À l’école des étoiles - Portrait A’āmu
À l’école des étoiles - Portrait A’āmu

Une traduction est-elle en mesure de pouvoir évoquer dans une langue cible, sans la trahir, la même idée que l’original ? Une langue en effet, n’est pas faite uniquement de mots, chacune renferme une vision du monde propre.


L’exemple type pour illustrer le « découpage » différent que chaque langue effectue sur le « réel » est celui des couleurs. Au français « bleu », le tahitien d’aujourdhui fait correspondre nïnamu. Or au XIXe siècle, selon John Davies, il correspondait au « brun », voire au « gris ». Le « vert » n’était qu›une variété du « sombre », uri, lequel englobait le « noir », ‘ere ‘ere, la couleur de la terre. Le terme actuel pour « vert », matie, a été plus tardivement puisé dans la nature. Il signifie, « herbe ». Le « blanc », tea, et le « jaune », sont les variantes d’une même couleur. La ceinture jaune portée par certains ari ‘i, le maro tea, était tantôt jaune, tantôt blanche, selon les auteurs qui traduisaient les propos des locuteurs tahitiens.


Ce qui est vrai du lexique des couleurs l’est de l’ensemble de la langue. Les missionnaires par exemple, ont eu toutes les peines à exprimer des concepts comme, « haine », « offense », « désespoir » ou « espérance ». La sémantique du tahitien ne recouvrait jamais complète ment celle de son équivalent anglais ou français. Il a fallu composer avec des termes voisins sans faire preuve de trahison vis-à-vis du texte d’origine.

Jean Claude Teriierooiterai, président de l’association Faafaite • © Cécile Baquey
Jean Claude Teriierooiterai, président de l’association Faafaite • © Cécile Baquey

Culture individuelle et culture collective


Dans la langue française, le mot « culture » désigne tout d’abord l’ensemble des connaissances d’un individu. C’est la seule définition qu’en donne en 1862 le Dictionnaire national de Bescherelle. Les connaissances scientifiques y sont présentées comme élément de premier plan. C’est ce que nous appelons aujourd’hui la « culture générale ».


Il y a actuellement en français deux acceptations pour le mot culture :


- la culture individuelle de chacun, constructions personnelles de ses connaissances donnant la culture générale ;


- la culture d’un peuple, l’identité culturelle de ce peuple, la culture collective à laquelle on appartient.


Mais c’est par l’art et l’histoire que les deux concepts se rejoignent. La culture individuelle inclut la connaissance des arts et des cultures, celles des différentes cultures humaines, mais bien évidemment, celle affilié à la culture collective à laquelle l’individu s’apparente.

 

Les deux sens doivent cependant être analysés distinctement : la culture individuelle et la culture collective se recoupent en réalité, non seulement par leur homonymie, mais aussi par la filiation de l’espèce et de l’individu à une entité culturelle.


Comment a-t-on traduit « culture » en tahitien ?


L’extrême exubérance de la langue tahitienne permet des rapprochements sémantiques entre des idées voisines. Par exemple, « culture individuelle » et « connaissances », sont très tôt comprises comme des notions pouvant être fusionnées. Le mot tahitien ‘ite, « voir, savoir », va convenir sans grandes difficultés et sera accepté par le public.


En revanche, la « culture » comprise comme les traits distinctifs d’appartenance à un groupe, ne trouvera aucune interprétation satisfaisante et ce, jusqu’à ce jour.


Au départ, le terme tahitien peu semble satisfaire pleinement les locuteurs tahitiens. Il est vrai que le mot n’avait pas le même sens au XIXe siècle et qu’il recouvrait un large éventail d’idées comme, « coutume, manière, façon, usage, habitude ».


Voici ce que nous pouvons lire dans les dictionnaires bilingues tahitiens :


- peu, s. a custom, habit, manner, fashion, ordinance, institution. [Davies, 1851]


- peu, s. coutume, habitude, usage. [Jaussen, 1861]


- peu, n. c. Coutume, habitude, usage, manière, mœurs [Fare Vâna’a, 1999]


Peu est une innovation du proto-polynésien oriental *peu. Le mot n’existe pas dans les langues polynésiennes occidentales.


Après le milieu du XXe siècle, en France et dans le monde, le terme « culture » prend une seconde signification. En plus de la conception individuelle, une conception collective s’impose : c’est l’ensemble des structures sociales, religieuses, des manifestations intellectuelles, artistiques, qui caractérisent une société. Le terme peut alors revêtir l’un ou l’autre sens, mais la proximité des domaines d’utilisation de chacun en fait une source d’ambiguïté.


La culture, dans son acceptation moderne, ne prend effet à Tahiti qu’à compter du moment où une prise de conscience identitaire se met en place. Un poète tahitien, Henri Hiro, et un parti politique engagé dont il fut l’un des membres fondateurs, le la Mana Te Nunaa, vont dans les années quatre-vingt, populariser et mettre au goût du jour un terme ancien qui paraît approprié. Il s’agit de hïro ‘a, qui remplacera, dans le langage militant, le mot peu. Hïro ‘a a été puisé dans les deux dictionnaires de référence de la langue tahitienne, le Davies et le Jaussen. Il était peu utilisé jusque-là.


- hiroa, s. likeness, or idiocracy of a person. [Davies, 1851]


- hiroa, s. ressemblance, similitude. [Jaussen, 1861]


Ces traductions ont été intégralement reprises dans celui de l’Académie tahitienne


- hīro’a, n.c. Ressemblance, spécificité, particularité, similitude, identité, norme, aspect. [Fare Vâna’a, 1999]

 

Hïro ‘a vient du proto-océanien  *pilo « mélanger, mêler » . Il a dérivé en proto-polynésien*firo « tordre, tortiller, filer », cet acte qui consiste à fabriquer de la ficelle, des cordes ou un filet en tortillant des fibres. Ce qui donnera en tahitien, hiro. En le faisant suivre du suffixe de substantivation, ‘a, on obtient le substantif hïro ‘a : toutes les fibres entrelacées.


Il est vrai, et les académiciens l’ont remarqué, que hïro ‘a, tel que John Davies et Tepano Jaussen l’ont traduit, ne reflète guère le concept moderne qu’exprime « culture ». Le public non plus ne s’y est pas retrouvé. Il s’est empressé de le faire suivre d’un qualificatif, tumu, « fondement, base, source… ». Hïro’a devient donc au fur et à mesure que le temps passe, hïro’a tumu et même, peu tumu, un retour inattendu au terme de départ. Preuve que le concept génère des confusions dans l’esprit des Tahitiens.


La culture d’après le Lexique tahitien/français/anglais du Service de la Traduction en 2019
La culture d’après le Lexique tahitien/français/anglais du Service de la Traduction en 2019

L’Académie tranchera. Considérant le champ sémantique de hïro ‘a trop restreint par rapport à son équivalent français, elle décide en 1999, de traduire « culture » par ta’ere, du nom du dieu de la connaissance. Nous voilà revenu à la notion proprement individuelle du concept, à la connaissance. Tenace, le public l’affuble à nouveau du qualificatif tumu, et ta’ere devient ta ‘ere tumu.


Tumu est-il décidément un qualificatif approprié incontournable ? « Le fondement, la base, la source », ne caractérisent-ils pas au fond les acquis d’un individu ou d’un peuple.


Reste le choix du prédicat.


La culture étant une accumulation consciente ou inconsciente de savoir, et la culture individuelle ou collective n’étant qu’une filiation de l’une par rapport à l’autre, les termes de peu et de hïro’a paraissent tous deux refléter ces notions. 


L’un et l’autre conviennent, avec une préférence, pour ma part, pour hïro’a, pour la simple raison que le champ sémantique ancien couvert par ce terme étant oublié, il est plus facile de lui coller une nouvelle étiquette… Peu étant, de son côté, un terme couramment utilisé de nos jours dans d’autres domaines. Il est par exemple, fortement associé à « coutume ».


En revanche, ne faut-il pas laisser le dieu des connaissances, Ta’ere, auprès des siens ? Auprès de Tahi-tumu et des autres dieux ?



La genèse du monde et de la culture : Taaroa sort de sa coquille « Rumia »  - Peinture d’A’āmu réalisée pour le film « Mana » de Jacques et Charles Navarro-Rovira, Océania Films, 2021.
La genèse du monde et de la culture : Taaroa sort de sa coquille « Rumia »  - Peinture d’A’āmu réalisée pour le film « Mana » de Jacques et Charles Navarro-Rovira, Océania Films, 2021.

1 - Cet article d’hommage à Jean-Claude Teriierooiterai a paru dans le numéro 1 de Confluence.

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