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LE DOUBLE SEGALEN

par Jacques BAYLE-HOTTENHEIM


Jacques BAYLE-HOTTENHEIM
Jacques BAYLE-HOTTENHEIM

23 Janvier 1903 : Victor Segalen parti de San Francisco à bord de la Mariposa débarque à Papeete et se rend sur la Durance, l’un des deux avisos de la flotte française dans l’océan Pacifique où il doit assurer la fonction de médecin. Il n’a pas choisi son affectation, Tahiti, mais le premier aperçu de l’île se détachant sur la ligne d’horizon ouvre l’espoir : « lointaine encore… elle est bien l’Île du Rêve, fantastique, lascive et charmeuse » (1). Aux premiers temps de son acclimatation, deux expériences personnelles pouvaient aider le jeune médecin à assimiler les impressions reçues de ce nouveau cadre de vie.


RUINES


Pendant l’été 1899 Victor Segalen avait effectué, avec son ami Émile Mignard, un périple à vélo sur le littoral et dans la campagne bretonne. Ses notes de voyage forment une lancinante déploration : « Des ruines et des ruines, c’est l’impression qui vague sur toute la presqu’île… ». Plus avant, la désolation se nuance de regret ; « imposantes », ces ruines évoquent des « splendeurs mortes », un « rayonnement » éteint, un « ordre » oublié, une suzeraineté « déchue » (2). Les rares et fugaces présences humaines qui errent dans ce décor figé sont celles des « indigènes » (3). On pourrait croire à la relation d’une première incursion en terre lointaine, mais le périple s’est entièrement déroulé dans l’arrière-pays de Brest (où vivaient Segalen et sa famille). La déploration n’oppose pas Ici et Ailleurs ; elle tranche, au cœur d’un microcosme familier, entre ville et campagne, entre bourgeoisie prospère et paysannerie laborieuse.


Trois ans plus tard, Victor Segalen fait escale à NewYork dans sa route vers Tahiti. Heureusement guidé par un compagnon de voyage, il visite les musées et soudain reçoit une première impression du nouveau monde qui l’attend : « Au Muséum de New York sommeille dans les tiroirs la collection polynésienne ; l’un d’eux est entrouvert et j’aperçois couchée sur un amas de lances, une misérable statuette de bois sculpté. Pauvre idole attendant son déballage, idole exportée, idole souillée de regards curieux, jadis dressée peut-être en pleine lumière, centre d’hommages, ivre d’honneurs et de sang » (4). On croit entendre l’écho des splendeurs mortes, du rayonnement éteint, de la suzeraineté déchue. Impressions assez vigoureuses pour que Segalen en reprenne et amplifie la tonalité critique. Dans un projet d’article rédigé à Tahiti l’année de son arrivée (mais publié après sa mort), il dénonce à la fois l’inanité d’un projet de « Musée Polynésien » et le manque d’excellence des « pauvres débris » rescapés du « passé d’un peuple qui est… le premier à le renier, le premier à le laisser périr d’oubli » (5).


INDIGÈNES


La responsabilité des indigènes, coupables de n’avoir pas résisté aux avancées d’une civilisation extérieure pourrait bien, aux yeux de Segalen, peser autant sur les Bretons que sur les Tahitiens. S’agissant des Bretons, le constat et l’accusation demeurent informulés — repoussé dans l’inconscient ? — ; s’agissant des Tahitiens, ils offrent à l’observateur le spectacle d’une défaite éclatante, assez incontestable pour stimuler l’instinct créateur : devenir le chantre d’une aussi spectaculaire déroute ! C’est le procès qui sera instruit dans Les Immémoriaux.


À l’instant même où il rédige son article sur les musées, émerge l’ébauche du roman qui le fera connaître. Progrès rapide ! De Nouméa, en avril 1903, il informe son ami Mignard de la « réalisation qui [le] hante » ; le synopsis précis sera respecté et seul le titre annoncé traduit une dernière hésitation — LE PROMENEUR DE NUIT ; mais la visée est claire : « Je voudrais que ce soit le roman de la race elle-même ; et mon Haerepo (ou Promeneur de Nuit, car c’est à l’entour des temples, la nuit, qu’on récitait les versets sacrés) sera fait de matériaux vécus » (6).


La cohérence avec les impressions du voyage en Bretagne (1899) et de la visite au Musée de New York (1902) est indéniable, mais l’accent porte maintenant sur le seul peuple tahitien, impuissant face à l’assaut de la « civilisation meurtrière » (7). Le ressort narratif est daté — début du XIXe siècle, quand Tahiti affronte les ambitions conjointes de la Grande-Bretagne et de la mission protestante (London Missionary Society). Ce déport d’un siècle permet d’ancrer le récit dans une histoire précise et documentée ; il permet surtout à l’auteur de ne pas s’exposer au regard critique de son milieu familial et social. Il exprime sans détour ce souci dans une lettre à sa mère : « Rassure-toi, ma chère Maman, les Religieux n’ont rien à voir avec mon livre, dont l’action se passe entre 1800 et 1820, à Tahiti. C’est le vieux passé maori que j’oppose à la civilisation représentée à ce moment-là par les missionnaires protestants » (8).


AUX ÎLES MARQUISES


En août 1903, quand les grandes lignes des Immémoriaux sont déjà établies, la Durance met le cap sur les îles Marquises. Dans cet archipel « escarpé et tourmenté » (9), Segalen va trouver matière à approfondir son texte et à enrichir sa teneur ethnographique.


À Hiva Oa, il entend « une vieille femme, la seule dont la mémoire ait encore conservé de telles vieilles choses » égrener le récit des origines et du peuplement des îles : « soixante et onze noms de père en fils (à vingt-cinq ans de moyenne par génération, on obtient mille sept cent soixante-quinze ans). Tout cela débité avec, comme repère, l’incessante et attentive manipulation d’une tresse… d’où s’échappent des efflorescences qui sont des modes de souvenir » (10). Est-ce assez pour suggérer que la trame des Immémoriaux, emprunte autant aux Îles Marquises, si tardivement et si brièvement abordées, qu’à Tahiti ?


C’est avant tout la rencontre posthume avec Paul Gauguin qui a marqué l’escale. Segalen connaissait un peu la réputation du peintre, apprécié par ses amis du Mercure de France et tenu en estime par le poète Saint-Pol-Roux. Or la Durance avait été missionnée pour recueillir ce qui pouvait encore l’être des biens du peintre afin de clore la succession. Segalen aura donc un accès privilégié aux pauvres et si précieuses reliques : toiles, dessins, cahiers, mobilier,… Il pourra également prendre le temps, en marge de ses obligations de service, de recueillir quelques témoignages sur le séjour du peintre à Atuona, sur ses derniers jours et sur les circonstances de sa mort.


C’était inespéré. Fruit du hasard. Peu et beaucoup à la fois. Pour avoir « pérégriné pieusement » (11) en ces lieux si éloignés du monde, pour avoir exprimé une si vive admiration, Segalen ne pouvait que gagner une audience sans partage ; longtemps son récit (12) a seul éclairé les amateurs et les spécialistes.


Mais l’œil n’était pas neutre ; il était bridé par les préjugés de son milieu et les nécessités internes d’une œuvre en gestation. Aux premières lignes du reportage se dresse une figure hors-norme et rayonnante qui relègue les lieux alentours au rang de simple « décor » et ne voit dans les Marquisiens, compagnons des derniers temps, que des « comparses » (13).


GAUGUIN


Aux îles Marquises, Victor Segalen arpente ce qu’il imagine être la scène désertée d’une splendeur révolue — comme lorsqu’il parcourait à vélo la pointe bretone en 1899. Gauguin aurait projeté, par son énergie créatrice, un simulacre de vie sur des lieux et un peuple promis à la mort : « Autour de Gauguin s’agitaient mollement ses comparses indigènes, les pâles Marquisiens […]. Ce qu’ils donnèrent d’eux-mêmes à Gauguin, ces êtres-enfants   Des formes splendides qu’il osa déformer […] Il ne chercha point, derrière la belle enveloppe d’improbables états d’âme canaque : peignant les indigènes, il sut être animalier » (14).


Or, pas plus que les îles Marquises et leurs habitants, Segalen n’a pu connaître vraiment la peinture de Gauguin. Son approche est étroitement limitée : quelques toiles entrevues sur place ou à Tahiti en septembre, soit comme il le précise dans son premier courrier à George-Daniel de Monfreid, des œuvres « peu nombreuses et peu caractéristiques de son développement » (15). Il a eu plus de temps pour prendre connaissance des idées du peintre clairement exposées dans les Cahiers (16) recueillis à bord de la Durance — ce sont les convictions d’un révolté en lutte ouverte contre l’ordre social, l’administration coloniale et l’église catholique. Ces aspirations dénoncent vigoureusement l’histoire en marche dans les îles : ce que Gauguin avait rudement éprouvé au côté des Marquisiens dans les derniers mois de sa vie, et ce que Segalen souhaitait dénoncer dans les Immémoriaux. Les deux scènes se font écho à un siècle de distance, Segalen visant l’impérialisme britannique et la mission protestante d’hier tandis que Gauguin s’était attaqué au colonialisme français et à la mission catholique de son temps — et, entre les deux, au réseau de connivences assumées (soit un arrière-plan inavoué des Immémoriaux).


Duplicité de Segalen : quand l’écrivain veille à ce que le roman qu’il écrit ne choque ni sa famille ni la hiérarchie militaire, il lâche la bride à l’artiste épris de Divers qui relève tout ce qui dénonce la colonisation et ses effets mortifères sur la population des îles.


« Nous contribuons largement au recul de la civilisation, et de bon cœur ! » (17)


« Toute civilisation (et la religion qui en est une forte quintessence) est meurtrière pour les autres races. » (18)


BLOCS ERRATIQUES


Ce conflit intérieur alimente un projet demeuré longtemps sur le métier, ébauché, remanié, inachevé. Quand il hasarde un premier jet en 1907, Segalen a eu le temps de faire connaissance avec la peinture de Gauguin, dans une galerie parisienne, et il a pris la mesure des perspectives inabouties de ses premiers pas en littérature. C’est ce qu’il exposera très lucidement, des années plus tard, à Saint-Pol-Roux : « l’œuvre que je tente : la liaison, la charpente entre des blocs un peu erratiques et lourds à porter isolés : Gauguin, Monfreid, Tahiti, les Maoris, mon œuvre Tahitienne donnée ou à venir, autant de fragments dont le destin d’exotisme m’a rendu le Conservateur, le gardien, l’héritier ; et que j’essaie d’accumuler aujourd’hui en digne mausolée à la gloire du Peintre disparu. » (19)


Fruit très contestable de cette charge, Le Maître-du-Jouir est le rêve insensé d’une renaissance maorie guidée par un Gauguin réinventé : « Certes, il la pétrirait cette race ! Il susciterait en elle tant de nouveaux regains que la face des Îles verrait peut-être des spectacles tragiques, mais non plus indifférents. Il s’en rendrait maître. Et d’abord il leur rendrait la joie. » (20)


Surgi et mûri au cœur des « ténèbres d’une âme tourmentée », Le Maître-du-Jouir ne pouvait pas être mené à terme. Les ébauches qui subsistent témoignent de l’âpreté du conflit qui déchirait Segalen. Il permet de mesurer la force du choc éprouvé en 1903 quand il découvrait Tahiti et les îles polynésiennes — un éblouissement sans pareil, sincère, jamais renié.


L’onde de ce choc parcourt, parfois discrètement, toute l’œuvre à venir, jusqu’à surgir inopinément aux confins de l’Empire du Milieu. En témoigne, dans Equipée (publié en 1929 dix ans après la mort de l’auteur), cette radieuse apparition : « la broussailleuse chevelure éparse,… le port splendide, les yeux et le grain de peau maori sont d’inoubliables leçons » (21). Aveu d’une emprise dont l’éclat mérite d’effacer les errements consignés dans Le Maître-du-Jouir !


Bibliographie


  • Correspondance/Victor Segalen ; éd. présentée par Henry Bouillier ; texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel. - Paris : Fayard, 2004 (3 vol.)

  • Œuvres complètes de Victor Segalen/édition établie et présentée par Henry Bouillier. - Paris : Robert Laffont (Bouquins), 1995 (2 vol.)

  • Le Maître-du-Jouir (suivi) de Gauguin dans son dernier décor/Victor Segalen ; textes établis par Colette Camelin et Carla van den Bergh, préface et notes de Colette Camelin. - Geffosses : éditions 2,3 choses, 2022

  • Équipées, Voyage au Pays du Réel/Victor Segalen, Paris : Gallimard (L’Imaginaire, 108), 1983


Bio-Bibliographie


Après une licence de lettres et un diplôme d’études internationales (économie et droit), Jacques Bayle-Ottenheim s’est tourné vers les lettres au tournant du XXe siècle en alimentant une base de données bibliographiques sur les littératures insulaires — visant à éclairer les liaisons qui parcourent et innervent un archipel sans bornes, ouvert à la géographie du rêve et de l’utopie. Le site d’information sur les littératures insulaires (www.vers-les-iles.fr) constitue la partie émergée de cet ensemble en constante évolution.


Entre 1999 et 2006, Jacques Bayle-Ottenheim a pris part à l’aventure du Salon du Livre Insulaire d’Ouessant et a participé, de 1999 à 2004, au jury du Prix du Livre Insulaire.. Depuis, il continue d’interroger les œuvres littéraires ou artistiques dans lesquelles l’île — l’insularité, les îles — tient une place centrale, comme chez Paul Gauguin, Lafcadio Hearn ou Victor Segalen.


  • « Paul Gauguin : Vers l’île voisine », Quimper : Bibliographie de Bretagne, Papeete : Haere Pō, 2001

  • « Le dernier séjour de Paul Gauguin », in Riccardo Pineri (dir.), Paul Gauguin : héritage et confrontations, Papeete : Le Motu, 2003

  • « La critique hostile à Gauguin » avec Nathalie Meyer, Paris : Jannink, 2003

  • « Lafcadio Hearn à Saint-Pierre, Martinique », Confluence — Revue océanique d’expression française, 2, 2009

  • « Paul Gauguin — avant et après », in Théano Jaillet et Riccardo Pineri (dir.), Après Gauguin : la peinture à Tahiti de 1903 aux années 60, Puna’auia : Musée de Tahiti et des îles, Te fare manaha, 2015

  • « Regards sur Tahiti et les îles voisines », Hopala — La Bretagne au monde, 50, mars 2016

  • « Hiva Oa (1901-1903) : Gauguin aux îles Marquises », Paris : Société des Océanistes (Dossier, 3), 2016


1 - Lettre à Émile Mignard, 23 Janvier 1903 — in Correspondance, vol. 1 (2004), p. 474.

2 - « A Dreuz an Arvor — Journal de Voyage » — in Œuvres complètes, vol. I, pp. 92-93.

3 - Ibid. pp. 94-95.

4 - « Journal des Îles » — in Œuvres complètes, vol. I, p. 403.

5 - « Quelques musées par le monde » — in Œuvres complètes, vol. I, p. 728.

6 - Lettre à Émile Mignard, 24 avril 1903 — in Correspondance, vol. 1 (2004), p. 504.

7 - Ibid.

8 - Lettre à ses parents, 2 avril 1904 — in Correspondance, vol. 1 (2004), p. 573.

9 - Lettre à ses parents, 5 août 1903 — in Correspondance, vol. 1 (2004), p. 526.

10 - « Journal des Îles » — in Œuvres complètes, vol. I, pp. 430-431.

11 - « Journal des Îles » — in Œuvres complètes, vol. I, p. 432.

12 - « Gauguin dans son dernier décor » (1904) — in Œuvres complètes, vol. I, pp. 287-291.

13 - Ibid. p. 287.

14 - Ibid. p. 290-291.

15 - Lettre à George-Daniel de Monfreid, 29 novembre 1903 — in Correspondance, vol. 1 (2004), p. 551.

16 - Le « Journal des Îles » contient plusieurs citations du Cahier pour Aline — in Œuvres complètes, vol. I, pp. 426-429.

17 - « Journal des Îles » — in Œuvres complètes, vol. I, p. 436.

18 - « Journal des Îles » — in Œuvres complètes, vol. I, p. 441.

19 - Lettre à Saint-Pol-Roux, 15 octobre 1916 — in Correspondance, vol. I1 (2004), pp. 752-753.

20 - « Le Maître-du-Jouir (suivi) de Gauguin dans son dernier décor » éd. par Colette Camelin et Carla van den Bergh, Geffosses : éditions 2,3 choses, 2022.

21 - « Équipée », Paris : Gallimard (L’Imaginaire, 108), 1983 — p. 87.

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