SEGALEN « voyageur et comme nous un aventurier »
- bureau Nahei
- 1 avr. 2023
- 4 min de lecture
« voyageur et comme nous un aventurier »
par Norbert VANAA

Mon intervention sur Segalen se compose de quatre lettres que j’ai adressées à Daniel, de l’île Hao aux Tuamotu où j’enseigne (1).
1ère Lettre
J’ai repensé à cette question essentielle puisqu’elle fonde cette rencontre occasionnelle. Est-ce que Segalen aujourd’hui occupe une place dans la culture polynésienne ? Si oui laquelle ? Si non pourquoi ? J’aurais tendance à écrire qu’une minorité d’incorruptibles s’intéressent encore aux Immémoriaux. Seulement trois œuvres publiées et l’on continue à le citer dans les hautes sphères politiques actuelles : « des briques et des tuiles qui font une amitié » dira le président Macron pour dire qu’il a lu les écrits d’un cynophile expert dans le maniement des langues exotiques. D’île en île il cherchait une suite à donner à une existence de Breton. Parce qu’on lui a dit qu’il sera différent mais Breton. J’ai toujours considéré différemment la culture Bretonne. Une Bretonne du collège Henri Hiro a insufflé chez moi ce goût prononcé pour les lettres et les arts, un autre professeur d’histoire au lycée Paul Gauguin me dira que lorsqu’on sait lire, on peut tout lire. Je le sais : quelque chose de commun nous unit dans une compréhension mutuelle. Le breton a quelque chose à dire de nous qu’il sait déjà enraciné en lui-même. Il est voyageur comme nous sommes aventuriers qui cherchons au-delà des horizons une réponse à nos questionnements. Terii est ce Ma’ohi déchu qui s’apparente à un Henri Hiro parti et revenu, auréolé désormais d’un désir volcanique. Hiro revient et notre société est déjà six pieds sous terre. Le polynésien a-t-il perdu de ce bonheur qu’on idéalise tant ? Segalen dans ce roman ethnographique ne se positionne plus du point de vue du conquérant, de celui qui domine pour instruire le sauvage. L’ordre du monde est inversé. Il habite le Ma’ohi pour lui donner une parole en perdition. On l’aura compris, l’auteur est un idéaliste convaincu. Comme Gauguin, il fait front et aspire à faire renaître un idéal perdu : celui non pas d’une Polynésie indigène et dominée, mais porteuse d’une vérité intemporelle. Ce qui se meure ce n’est pas la culture mais les hommes. Quand on sait l’uniformité culturelle comme un phénomène qui dénature notre propension à exister différemment, on aura tendance à penser que Segalen était en avance sur son temps.

2e Lettre
C’est étrange que l’on puisse dire de la mer qu’elle est nauséeuse et bête. Plus qu’un roman, entre les lignes je veux percer le mystère Segalen. Je ne sais trop ce qu’il cherchait à fuir, une mère dogmatique ou un espace qu’il connaissait déjà trop bien. Plus j’en découvre sur le personnage, et plus je le trouve étrange. Une étrangeté qui m’interpelle, une ambigüité qui suscite encore les interrogations. Le travail est minutieux, il est ordonné comme il cherche à structurer le monde qu’il révèle dans ses écrits. L’écriture est concise quoique difficile à saisir pour les novices qui ne connaissent pas grand-chose de notre histoire, de cette manière si étrange que nous avons de dire le français. La langue se tahitianise comme l’on s’approprie une culture qui normalise. Segalen pour qui et pourquoi ? Défenseur assurément du peu qui reste de notre ancien monde. Le haerepo n’est plus, sa nécessité généalogique a laissé place à une justice qui fait le droit au compte-goutte. Entre l’aujourd’hui et l’hier je ne sais trop quoi penser, tellement il est difficile de prendre de la hauteur. Moi aussi je veux entendre mes grands-mères marquisiennes faire le récit de la cosmogonie. Non pas pour idéaliser un ancien monde, mais pour dire le nouveau qui arrive. Il est déjà monstrueux et sa soif de destruction humaine n’a de limite que notre fin…

3e Lettre
Je serai bientôt à Brest, la terre de Segalen. J’y serai pour en apprendre davantage, comme les rencontres avec les amis de l’écrivain m’apporteront de quoi éclairer ma lanterne. Un Ma’ohi à Brest, c’est assez étrange comme voyage. Dans un imaginaire fictif, j’aime à me considérer colonisateur intempestif, porteur d’un savoir christique pour instruire le monde. C’est ce que peut pour nous l’écriture quand les barrières mentales cloisonnent à grande dose de valeurs qui dénaturent. C’est l’imaginaire qui prend le relai d’une existence qui s’ennuie déjà trop bien qu’il pourrait en faire tout un roman. C’est un peu ça les Immémoriaux : une réponse à un passé qui sature de déjà vu, de tout entendu. L’auteur est cet inquisiteur inversé. Il n’est plus à la solde d’une religiosité qui dessèche, il idéalise un monde qui agonise. Il est médecin, il en sait beaucoup trop sur la question épidémique. Les maladies venues d’Europe déciment toute une population. Un peuple était mourant, le nôtre actuel s’éveille de plus belle…
4e Lettre
Je relis encore ce texte que je découvris, juché tente ans plus tôt, entre deux rangées d’ouvrages sans intérêts du CDI de mon collège Henri Hiro. Dans le fond les idées sont nietzschéennes. Dieu est mort, tué par une même volonté de puissance. Le vieux n’est plus qu’une ruine sur laquelle le jeune lion a fait son royaume. Et moi je ne suis ni l’ancien ni l’ardeur d’une volonté qui veut occuper l’espace de cet esprit territorialiste qui domine. Je suis d’ici et d’ailleurs, une sorte d’esprit libre. C’est tout le paradoxe que de vouloir à la fois s’engager jusqu’à l’os, pour s’ignorer et nous ignorer davantage. Le roman Les Immémoriaux est un engagement politique et intellectuel. Il a le mérite qu’on s’y attarde, non pas comme une norme de conduite à bannir pour le renouveau d’une culture ancestrale. Parce que de notre ancien monde, il n’existe plus rien de vivant, que des pierres qui agitent les synapses de touristes en quête de folklore…

1 - Elles ont été lues à la soirée littéraire de la Maison de la culture par l’écrivaine et académicienne Flora -Aurima Devatine.



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