Il y a soixante ans, les Polynésiens apprenaient que les essais nucléaires se feraient dans leurs îles
- bureau Nahei
- 1 avr. 2023
- 20 min de lecture
Dernière mise à jour : 4 août
Des Polynésiens à l’Élysée : pour présenter leurs vœux ?
par Jean-Marc REGNAULT
Abréviations :
AT = Assemblée territoriale
LNT = Les Nouvelles de Tahiti
SHD = Service historique de la Défense

3 janvier 1963. La scène se passe à l’Élysée. Le président de la République reçoit une délégation d’élus Polynésiens. L’objet de la rencontre ? Le Président le connait. La délégation la subodore, mais fait plus ou moins semblant de l’ignorer comme de nouveaux documents l’attestent.
Le général de Gaulle était maintenant installé au palais présidentiel depuis quatre ans. Il avait le souci de rendre à la France sa grandeur. Il en était convaincu, celle-ci ne reviendrait que grâce à l’arme atomique et aussi… grâce à lui.
Le 27 juillet 1962, un Conseil de Défense avait entériné le fait qu’il faudrait abandonner les essais au Sahara pour des raisons politiques (l’Algérie entendait recouvrer sa souveraineté sur la région) et pour des raisons techniques (l’impossibilité d’expérimenter des tirs de grande puissance sur le site saharien). Ce 27 juillet, il fut donc décidé de transférer les essais en Polynésie française, même si tout indique que cette décision avait été préparée politiquement de longue date (1), mais pas sur le plan technique (comme la réédition de mon livre le prouvera (2)). Il aurait fallu en avertir les Polynésiens, mais le Général fut occupé par de graves soucis. Le 22 août suivant, un attentat (au Petit-Clamart) faillit lui coûter la vie. Le Général estima alors qu’il fallait renforcer les institutions de la République. Il annonça, le 12 septembre, un référendum sur l’élection du président de la République au suffrage universel. Devant la bronca de l’Assemblée nationale qui censura le Gouvernement de Georges Pompidou, celle-ci fut dissoute. La préoccupation principale fut de gagner les élections… et de suivre la crise de Cuba qui risquait de déboucher sur une troisième guerre mondiale. Le référendum du 28 octobre fut un indéniable succès (61, 75 % des suffrages sur l’ensemble français, et un résultat peu différent en Polynésie : 61,5 %). Les 18 et 25 novembre, les élections législatives amenèrent à l’Assemblée nationale une solide majorité pour le Général. Après avoir délaissé, semble-t-il, le projet de transfert en raison des circonstances exposées plus haut, rassuré sur la solidité de son pouvoir, entre les deux tours, de Gaulle réunit un Conseil de Défense qui décida que la réalisation du site du Pacifique devait être accélérée.

Aimé-Louis Grimald (1903-2000)
a été gouverneur de la Polynésie de décembre 1961 à janvier 1965 et chargé de contenir les oppositions au transfert des essais. Il a laissé des témoignages dans deux ouvrages :
Gouverneur dans le Pacifique, Berger-Levrault, Paris, 1990, 324 p.
Lumières sur Tahiti, 1970.
Devant l’ampleur des difficultés économiques qui s’amoncelaient en Polynésie (les produits exportés jusque-là – nacre, phosphates, vanille et coprah étaient victimes de la baisse des cours mondiaux ou se raréfiaient – le conseiller Jacques-Denis Drollet avait alerté ses collègues. L’AT décida alors d’envoyer une délégation à Paris qui demanderait au Gouvernement et au président de la République « un plan quinquennal d’assistance » (PV de l’AT du 13 décembre 1962). L’essor démographique de l’archipel rendait encore plus problématique son équipement. Au Général serait remise une motion votée à l’unanimité le 7 décembre qui proclamait la volonté unanime de ne pas remettre en cause la présence française.

Jacques-Denis Drollet (1923-2015)
Ancien combattant de la Seconde guerre mondiale, son attachement au général de Gaulle fut un élément fondamental de sa vie politique. D’abord opposé au CEP, il finit par l’ accepter sur la pression du Général lui-même. Dans LDT du 24 juin 1982, il déclara :
Je ne regrette rien, même si j’ai eu le sentiment d’être berné sur la durée de l’implantation du champ de tirs. À l’époque, l’espérance de vie du CEP était de dix ans.
Il s’expliqua aussi devant une Commission d’enquête de l’AT (le COSCEN) en 2005. En juillet 2009, il écrivit au président Temaru : « sur le moment j’ai pris toutes mes responsabilités, mais si c’était à refaire, je ne le referais pas ».
Sept personnes constituaient la délégation à laquelle se joignit le gouverneur Grimald qui, nous le verrons, avait beaucoup insisté auprès du Général pour qu’il rencontrât les Polynésiens.
Jacques Tauraa, qui venait d’être élu président de l’Assemblée territoriale après la victoire du RDPT (le parti de Pouvana’a a Oopa) en octobre 1962, ne cachait pas que s’il souhaitait que le Territoire restât attaché à la France (3), il faudrait revenir à un statut qui rappelait celui accordé par la loi-cadre de Gaston Defferre en 1957. De plus, le nucléaire soulevait chez lui des réticences.
Jacques-Denis Drollet, rapporteur du budget de l’AT, avait un brillant passé de combattant de la Seconde guerre mondiale. Il fit partie d’une unité de « liaison » franco-américaine dans le Pacifique. S’il était très attaché à de Gaulle, il avait délaissé les gaullistes de Polynésie car il était persuadé que Pouvana’a incarnait le mieux l’esprit tahitien. Cependant, en 1958, les positions de ce dernier lors du référendum le gênèrent. Il ne prit pas parti officiellement sur le sujet, mais lors du procès de Pouvana’a, il fut le seul, avec J. Tauraa, à intervenir en sa faveur, ce qui contredit les bruits malveillants qui circulèrent sur J-D. Drollet.
L’avocat Rudolph Bambridge (dit Rudy) représentait la minorité UT-UNR, une des formations gaullistes de Tahiti. Il avait été battu aux législatives par J. Teariki, le 2 décembre 1962. Son influence était grande dans la mesure où il était très bien introduit dans les milieux politiques parisiens.

Alfred Ernest Teraireia Poroi (1906-1994)
Le 26 août 1945, avec l’appui du gouverneur, A. Poroi remporta les élections municipales. Il exerça son mandat de maire jusqu’en octobre 1966. Il fut aussi conseiller à l’assemblée représentative devenue assemblée territoriale de 1946 à 1967. C’est à ce titre qu’il rencontra de Gaulle le 3 janvier 1963 avec une délégation d’élus qui apprit la création du CEP.
En 1962, il succéda à Gérald Coppenrath au Sénat où il siégea jusqu’en 1971.
Il s’était rallié à de Gaulle dès 1940 et resta un fervent partisan de la présence française. Il s’opposa vigoureusement au RDPT et aux syndicats. Avant même le retour au pouvoir du général de Gaulle, il contribua à la création de l’Union Tahitienne Démocratique (UTD) en avril 1958. L’UTD fut la proie de querelles et de rivalités internes. En juillet 1962, Rudy Bambridge et Gérald Coppenrath quittèrent le parti pour fonder l’UT-UNR. A. Poroi maintint l’UTD comme courant gaulliste mais non reconnu par les instances parisiennes du parti gaulliste.
Frantz Vanizette, un métropolitain installé à Tahiti, s’engagea vite dans l’activité syndicale et politique. Proche des gaullistes, il présida l’assemblée en 1961 et 1962. Ses déclarations qui suivirent la rencontre montrèrent un homme qui cherchait à minimiser l’implantation future du CEP. Nous y reviendrons.
Les parlementaires rejoignirent la délégation. John Teariki, généralement vu comme le successeur de Pouvana’a, avait été en 1960 le suppléant du député Mate Oopa et à la mort de ce dernier, en 1961, il occupa le poste. Il fut élu cette fois, le 2 décembre 1962. Sa position sur le nucléaire était ambiguë. Bien que son beau-frère, Henri Bouvier, l’eût mis en garde, il ne semblait pas convaincu lors de la rencontre avec de Gaulle que les essais pourraient avoir des conséquences néfastes, comme il le reconnut lors d’un débat à l’assemblée (16 mai 1963). Cependant, il avait acheté pour H. Bouvier la documentation que ce dernier lui avait recommandée.
Alfred Poroi, maire de Papeete depuis 1945 et sénateur depuis 1962, était aussi le leader d’une formation gaulliste (l’UTD) rivale de celle de R. Bambridge. Ses positions agaçaient parfois l’entourage du Général. Jacques Foccart le qualifia de « gaulliste effervescent ».
Cette délégation était accompagnée de Jean-Claude Péan, chef du service des finances et du gouverneur.
Le gouverneur souhaitait qu’on finît par prévenir officiellement les Polynésiens. Il suggéra que le général de Gaulle annonçât lui-même cette implantation aux élus, tout en proposant ce que le Général appela plus tard « des compensations » (4). A-L. Grimald raconta qu’au cours d’une conférence rassemblant les représentants de la République en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie, à Djibouti et aux Comores, le général aurait dit :
Tous ces petits territoires ne sont pas français, exception faite de la Nouvelle-Calédonie peuplée d’une majorité de Français d’origine, il faut les traiter pour ce qu’ils sont… Nous resterons en Polynésie pour l’intérêt stratégique de ces îles : les gens sont gentils, il faut actuellement ne pas regarder à l’argent (20 décembre 1962) (5).

John French Teariki (1914-1983)
Pouvana’a (dont il apparaîtra comme le successeur) lui confia des responsabilités politiques dès 1949. Élu conseiller territorial RDPT en 1953, il se constitua une clientèle fidèle à Moorea qui, sous son impulsion, vota NON au référendum de 1958. En 1960, il fut le suppléant de Mate Oopa à la députation. Ce dernier étant décédé le 14 juillet 1961, J. Teariki le remplaça (réélu fin 1962). Lorsque le CEP s’implanta, il devint –sous l’influence d’Henri Bouvier – un adversaire redoutable des essais nucléaires et reçut le soutien de fortes personnalités (le docteur Schweitzer, Jean Rostand et Théodore Monod).
On pourra gloser sur cette dernière réflexion : mépris pour les Polynésiens qu’on pourra acheter facilement pour lui imposer le CEP ou souvenir du Ralliement de 1940 et réel désir de proposer un axe de développement au Territoire ? Les archives examinées plus loin permettront une esquisse de réponse.
Le CEP : un cadeau du Général ?
En s’asseyant autour du Général, les membres de la délégation pouvaient être contents. Leur mission avait déjà abouti à des résultats inespérés. La délégation souhaitait obtenir une aide de 100 millions de F CFP. Elle reçut des engagements ministériels importants : le cours du coprah fut soutenu, les remboursements des emprunts du Territoire furent rééchelonnés sur 40 ans avec des taux réduits, le FIDES (Fonds d’investissement et de développement économique et social) prit à sa charge la régénération de la cocoteraie. La situation financière du Territoire était ainsi assainie. D’autres mesures furent confirmées peu après : prise en charge par le budget métropolitain de la rémunération de tous les fonctionnaires d’État détachés (une économie de 80 millions !), prise en charge des annexes du lycée Gauguin et suppression de la contribution du Territoire aux dépenses du Trésor. De plus, des crédits d’État vinrent financer la construction des aérodromes secondaires (Rangiroa, Anaa) et des quais à paquebots à Papeete.

Henri Bouvier (1912-2005)
fut un des rares hommes de l’époque à mesurer à quel point la Polynésie serait bouleversée par l’arrivée du CEP. Ce qui importait pour lui, c’était la sauvegarde d’un milieu idyllique et de la santé de ses contemporains et plus encore de leur descendance. Il fut la « plume » de J. Teariki et de F. Sanford.
Diplômé de l’école Boulle, il fonda le Centre des Métiers d’Art.
Comment se déroula la rencontre du 3 janvier ? Il n’existe pas de verbatim et nous en sommes réduits à reprendre les « confidences » des uns et des autres et leurs déclarations lors des débats à l’AT (6). Bengt et Marie-Thérèse Danielsson (7) recueillirent (ou interprétèrent) des témoignages sur lesquels nous reviendrons.
Le témoignage le plus fiable semble bien être celui qu’avait livré J-D. Drollet devant l’AT, le 16 janvier 1962. Pour lui, la mission avait été placée devant le fait accompli. « Je vous annonce, aurait dit le Général, qu’une base expérimentale sera créée dans votre territoire ». Le conseiller ajouta :
Nous avons purement et simplement été informés. Il [de Gaulle] ne nous a pas demandé notre avis. Il a décidé (8).
Ne voulant pas endosser la responsabilité de la décision du Général, J-D. Drollet expliqua que la mission était étrangère à celle-ci :
La mission n’avait pas été chargée de discuter de l’installation… et elle n’en a pas discuté. La mission a été informée. Elle ne pouvait rien faire dans ce domaine.
La première phrase ci-dessus n’est-elle pas curieuse et ne laisse-t-elle pas entendre (ce que nous confirmerons plus loin) que les membres de la délégation, comme les conseillers de l’Assemblée, savaient que le transfert était décidé ?
L’annonce de ce transfert aurait été faite lors d’un monologue au cours duquel le Général aurait tout naturellement présenté le futur CEP comme une sorte de cadeau.

Jean-Baptiste Heitarauri Céran-Jérusalémy (1921-2014)
a été l’un des principaux acteurs de la vie politique de 1947 à 1962. Il fut présenté comme « le second » de Pouvana’a avec lequel il se brouilla en 1958. Son rôle fut toujours ambigu, non seulement envers le Metua (le gouverneur l’utilisa habilement pour abattre ce dernier), mais aussi envers le CEP. Non réélu en 1967, une pensée erratique le conduisit à soutenir successivement à peu près tous les leaders politiques du Fenua et à défendre des idées opposées sur l’impôt sur le revenu.
Il eut une part importante dans la naissance et le développement du syndicalisme chrétien CFTC, en partie grâce au soutien de Monseigneur Mazé.
En 2001, il publia un plaidoyer pro domo : Des souvenirs de 1921 à nos jours.
Les Danielsson détaillèrent le déroulement de la mission (sans citer leurs sources). Selon eux, le Général s’était montré satisfait de la déclaration de l’AT ne souhaitant pas mettre en cause la présence française et avança : « en retour, je vous promets que la France restera en Polynésie ». Tandis que la délégation énuméra les avantages obtenus lors des rencontres ministérielles, le Général assura qu’il veillerait à ce que les promesses fussent tenues. Sans transition, il aurait fait la fameuse annonce. Le Général aurait présenté sa décision comme émanant à travers lui du peuple français. Si c’était pour la France, il était normal que cela bénéficiât économiquement à la Polynésie. Il se serait fait lyrique sur le ralliement de Tahiti à la France libre et sur le Bataillon du Pacifique : « je ne l’ai pas oublié et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai choisi la Polynésie pour l’installation de cette base ». Ajoutons que d’après Frantz Vanizette (PV de l’AT du 16 mai 1962), le sénateur Alfred Poroi aurait alors remercié le président « d’avoir pensé à la Polynésie, car c’est une marque d’affection encore plus forte de la France pour notre Territoire ».
Il semblerait que le Général eût conscience des problèmes qui se poseraient. Si les préoccupations hautement stratégiques rejoignaient les préoccupations budgétaires des Polynésiens, il suffirait que, de part et d’autre, « la bonne volonté et une mutuelle compréhension facilitent les choses » (9). Et pour les faciliter ces « choses » le chef de l’État apporta « une aide exceptionnelle » de 63 millions pour que le budget territorial pût être voté sans délai. Notons que la réflexion de De Gaulle sur « la bonne volonté » et « la compréhension » laisse supposer qu’il n’était pas convaincu qu’elles seraient au rendez-vous.
Si A. Poroi marqua sa satisfaction, J. Tauraa et sans doute J. Teariki s’enhardirent à exprimer une crainte, celle que les pasteurs exprimassent quelques réticences. Le Général aurait coupé court à la remarque : « dites à vos pasteurs qu’ils prient d’abord pour faire cesser les expériences russes et américaines » (10). La rencontre aurait pris fin sur cette réflexion.
Des Polynésiens bien informés ?
Avant le départ de la délégation, que savait-on en Océanie et, plus particulièrement, en Polynésie, du projet de transfert du site d’essais ?
Le 24 octobre 1961, le député de Nouvelle-Calédonie, sachant que l’Algérie serait bientôt indépendante, interrogea le ministre de la France d’Outre-mer : une île d’Océanie remplacera-t-elle le Sahara ? La dénégation fut totale (alors que la décision était quasiment prise).
Selon le gouverneur Grimald, ce fut vers février 1962 que « des rumeurs excitaient les esprits à Papeete ». Ce qui inquiétait surtout à l’époque, c’était la reprise des essais nucléaires américains dans le Pacifique. L’AT s’était intéressée aux conséquences de ces expériences. Elle prit au sérieux les avertissements du directeur de l’ORSTOM, Louis Molet, qui évoquait les risques de retombées nucléaires (LNT, 27 avril 1962)
En mai, le débat s’était nettement déplacé de la peur des essais américains à la peur des essais français. Le gouverneur proposa de lancer un gros mensonge, une « façade », par exemple annoncer une base stratégique aux Gambier, mais l’hebdomadaire Minute du 1er juin 1962 affirma que « la Polynésie [pourrait être] un polygone idéal d’expériences atomiques… ». J. Foccart interrogé par le sénateur Coppenrath se voulut rassurant : « les sources d’information de ce périodique sont sujettes à caution… ». Néanmoins, G. Coppenrath insista et déclara au Sénat, le 11 juillet 1962 :
Tout ce que la France a dépensé de son argent et de son cœur pour le territoire risquerait d’être définitivement compromis si un polygone d’essais nucléaires était aménagé en Polynésie […] J’ai estimé de mon devoir de vous dire [qu’une telle construction] se heurterait à une véritable résistance des populations.
Jusqu’à cette date, l’opposition semblait quasi unanime contre des essais nucléaires. Les enjeux nationaux et locaux allaient vite faire changer les attitudes des élus.
Une lettre ministérielle apporte un nouvel éclairage
Une lettre (11) du ministre Louis Jacquinot, en charge des DOM-TOM, destinée au Commandant Interarmées des Armes spéciales (le général Thiry), quelques jours avant la décision officielle de transférer les essais (27 juillet 1962), nous éclaire sur ce que les responsables politiques savaient et sur la façon dont les autorités vont calmer les oppositions :
Cela commence à se savoir.
Vanizette l’a appris par un article de France dimanche disant que l’Élysée tenait à garder la Polynésie qui était un polygone exceptionnel pour éventuellement remplacer le Sahara.
À la suite de cet article, Vanizette aurait écrit au Premier ministre.
Quant à Jacques-Denis Drollet, il serait farouchement opposé à ce projet.
Le ministre proposa d’acheter le consentement des élus :
Je pense qu’alors que le RDPT semble s’assagir et vouloir [maintenir] l’appartenance à la République, il serait bon de prendre certains ménagements vis-à-vis de ces leaders et de leur expliquer qu’il est de leur avantage d’accepter de bon cœur cette solution en leur montrant le profit que le pays peut en tirer au départ. Cela risque de coûter cher, mais si l’opération réussit, ce sera de l’argent bien placé. Je pense qu’il faudra offrir un ou deux milliards de francs CFP et plutôt deux qu’un.
Certes, dans ce courrier, il ne s’agit que « du profit du pays », mais il paraît évident que l’intérêt personnel des dirigeants du pays est dans l’ordre du possible. Une autre phrase du ministre laisse entendre que des manœuvres eurent lieu pour qu’aucune discussion publique ne surgît : « cette question n’a pas encore été agitée à l’AT, heureusement, et comme cette dernière se sépare ce soir, nous l’avons échappé belle ».
Le ministre ajouta un paragraphe surréaliste au sujet de Pouvana’a :
Il faudrait éviter à tout prix de négocier cela contre un retour rapide de Pouvana’a à Tahiti. En effet, il est à peu près certain qu’une fois revenu au pays il fera de l’opposition à ce projet ; il se servira de ce prétexte pour remettre en question le statut du Territoire et demandera l’indépendance et sera suivi par la masse. Si au contraire ce retour n’a lieu qu’une fois que l’affaire sera bien « emmanchée », qu’une fois que la population sera habituée à cette idée et qu’elle aura pu juger de l’importance de la contrepartie qui lui est offerte, je pense alors que Pouvana’a aura du mal à remonter le courant.
La suite de la lettre était explicite : « Il y a donc un effort financier à accomplir, mais aussi un effet psychologique pour convaincre les intéressés ».
Le gouverneur fut celui qui manœuvra pour aboutir, « avec psychologie », à l’acceptation du transfert. Il témoigna dans ses Mémoires :
Afin de désarmer ou plutôt, de tempérer les oppositions, les résistances, l’inquiétude, je préconise que Paris accorde au Territoire des avantages suffisamment spectaculaires pour que leur octroi vienne, à la fois, compenser les effets négatifs de l’implantation du CEP et faire apparaître celle-ci comme largement bénéfique…
Ce qui apparaissait comme une énigme s’éclaire avec ces documents.
En effet, lors des élections territoriales du 14 octobre 1962, ni les affiches, ni les tracts, ni les professions de foi ne faisaient allusion au futur CEP. Seule la presse sembla vouloir – timidement – soulever le problème. Même chose d’ailleurs pour la campagne des législatives du 2 décembre. Pas un mot sur le transfert, dont Rudy Bambridge connaissait pourtant lui aussi l’existence (LNT, 3 octobre 1962).
La future implantation du CEP ne fut donc pas un enjeu politique lors des deux campagnes électorales et tous les leaders cherchèrent (y compris au RDPT) à éviter le sujet. Peut-on néanmoins soupçonner les principaux élus d’avoir – sans le dire – profité de ce qui paraissait inéluctable pour aller à Paris « monnayer » en quelque sorte le futur CEP ? C’est probable, car ils n’ignoraient pas l’arrivée prochaine du CEP, mais les élus avaient-ils réellement conscience de ce qui allait se passer ? On a évoqué le cas de J. Teariki, encore peu préoccupé jusqu’à son retour. Frantz Vanizette entretint le flou, même quand la presse avait déjà été claire. Il expliqua au quotidien tahitien « que ce sera une base d’expérimentation d’engins spatiaux et éventuellement, de bombes nucléaires ». De toute façon, avança-t-il, les essais nucléaires ne pourraient se dérouler que dans une zone déserte du Pacifique, mais « ni sur une île, ni aux Gambier, ni à proximité » (LNT, 14 janvier 1963).
Si les élus étaient déjà informés, la plupart des Polynésiens apprirent le 7 janvier 1963 par LNT que « les études pour l’installation d’une base d’expériences nucléaires commenceront cette année ». Dès le 11 janvier, le quotidien lança la campagne en faveur du CEP qui devait être « un garant de solidité économique »… et procurerait des emplois à la jeunesse inoccupée. Le journal promit même « un avenir libre de soucis matériels ».
Quand plusieurs membres de la délégation revinrent à Tahiti, ils furent couronnés de fleurs et on les vit souriants sur les photos de la une de LNT, comme si une page dramatique de l’histoire de la Polynésie ne s’était pas ouverte. Peut-être refusaient-ils mentalement cette évidence : le rapport présenté par cette délégation à l’assemblée, ne mentionne que « l’installation imminente d’une base expérimentale aux Gambier ».
Il fallut attendre LNT du 29 mars 1963 (12) pour que la population pût prendre conscience de la réalité du CEP qui serait implanté à Moruroa, à Fangataufa et Hao. La population devait cependant être assurée que les retombées radioactives seraient « pratiquement nulles ».
Accepter l’inacceptable
Les Danielsson s’étonnaient « que la délégation se fût laissé éconduire si facilement ». Bonne interrogation à laquelle ils apportent des réponses peu convaincantes. « Aucun des grands polémistes de l’assemblée n’en faisait partie » écrivent-ils. Qui visaient-ils ? Jean-Baptiste Céran-Jérusalémy ? mais ce dernier a eu sur le sujet du nucléaire, comme sur les autres, une attitude ambiguë et changeante. Il tenta, en janvier 1963, d’orienter l’assemblée dans une position de refus, mais lui aussi fut sensible aux « compensations » que le Général proposait (13). Nedo Salmon ? Ce protestant qui avait quitté le RDPT et adhéré à l’UT-UNR était hostile par principe au nucléaire, mais dans les débats qui secouèrent les gaullistes et l’Église protestante (14), il finit par accepter ce qui s’était imposé. Gérald Coppenrath ? Ce gaulliste, comme d’autres, s’inclina devant la volonté du président de la République, non sans tenter de réduire les inconvénients prévisibles. Félix Tefaatau ? Lui, effectivement, protesta au retour de la mission : « il est inadmissible que si, pour avoir cent millions de la métropole, il faut subir des essais nucléaires dans le Territoire ». Il fut le seul à s’abstenir sur le vote du rapport adopté à mains levées.
En fait, depuis l’arrestation et le procès de Pouvana’a, les responsables politiques savaient qu’ils ne pourraient guère s’opposer aux décisions du Général (15). La suppression, fin décembre 1958, du statut issu de la loi-cadre ne laissait guère de marge de manœuvre. Le gouverneur saurait expliquer que la Défense nationale était une compétence régalienne et que l’AT ne pouvait pas s’emparer de la question. Elle pouvait débattre du loyer de l’île de Moruroa qui appartenait au domaine du Territoire, mais elle ne pouvait débattre de ce qui se ferait sur l’atoll. Ajoutons à cela l’intérêt personnel que tel ou tel pensait tirer du CEP, comme nous l’avons vu plus haut et même la corruption (16) et il restait peu place à la contestation. Du reste, celle-ci était étroitement contrôlée, comme l’indiquent les archives militaires : « un contrôle minutieux de la population autochtone et des étrangers s’imposera » (17). De plus, une semaine après avoir reçu la délégation polynésienne, de Gaulle envoya une note au ministre de l’Intérieur concernant Pouvana’a, alors en résidence surveillée, pour qu’il fût empêché de revenir au Fenua. En effet, son retour « serait particulièrement préjudiciable pour les intérêts français étant donné son action antinationale et surtout pour les futures expérimentations atomiques » (18). Cette note était dans l’esprit du courrier du ministre Jacquinot étudiée plus haut. Il y avait bien, depuis Jacques Soustelle une continuité de l’État pour considérer le danger que le Metua faisait courir à la présence française en Océanie (19).
D’un côté donc, il y avait le contrôle de la population et des dirigeants (20), mais il ne faut pas négliger un autre aspect, celui des engagements non tenus. Dans le compte-rendu de la mission de la délégation, figurait un engagement : les autorités militaires et les autorités locales se coordonneraient « pour veiller à ce que le centre expérimental n’apportât pas de perturbations préjudiciables à la Polynésie ». Quid de cette coordination ? En juillet 1963 encore, le général Thiry, recevant une autre délégation d’élus au Sahara, promit « d’associer le pays à l’établissement et au fonctionnement du Centre ».
La résignation des élus
Quoi qu’il en fût, il faut admettre que les marges de manœuvre des élus étaient réduites. L’AT adopta un vœu le 4 février 1963 (à l’unanimité, mais en l’absence de J. Teariki) :
Persuadés que le Gouvernement a examiné toutes les possibilités d’installer cette base ailleurs qu’en Polynésie française, [l’AT] demande instamment que des études très poussées soient menées par des techniciens et que toutes précautions soient prises pour éviter tant des transferts que des risques physiologiques aux populations.
Puisque la Polynésie rendait un grand service à la « Nation française », l’AT attendait « de la Métropole qu’un effort d’investissements publics d’une particulière ampleur fût consenti en faveur de ce Territoire… ».
Furent-ils exaucés ? Oui, si on en croit encore les promesses du général Thiry :
Notre présence provoquera un accroissement économique considérable. Et qu’on ne craigne pas que nos activités cessent. Si les projets actuels devaient cesser, ils seront remplacés par d’autres (21).
Les élus avaient compris les dangers de tous ordres, mais ils chercheraient à profiter de la situation. G. Coppenrath, en janvier 1964, traduisit une opinion devenue quasi générale :
Le CEP est présent… Nous ne pouvons rien. Maintenant, il faut monnayer ces inconvénients importants… par une compensation à notre équipement.
Plus crûment, J-B. Céran-Jérusalémy admit : « nous n’avons plus qu’à nous taire et essayer d’admettre que le CEP peut être tout de même une bonne vache à lait… ».
Conclusion
La Polynésie était française et devait se plier à la volonté de l’État central. Elle disposait d’un statut qui ne permettait pas aux élus de mettre en cause la politique de Défense de la Nation. Les autorités françaises surent utiliser toutes les ressources de la propagande pour persuader finalement les élus et la population que les dangers seraient négligeables et que, de toute façon, les savants mettraient tout en œuvre pour les minimiser (22) et pour les persuader que l’implantation du CEP serait « largement bénéfique ». Quant aux pays étrangers qui protestaient, de Gaulle répliqua : « qu’ils soient pour ou qu’ils soient contre, nous est complètement égal » (23). Pour autant, l’opposition aux essais s’organisa, en Polynésie, en France métropolitaine et dans divers pays proches d’Océanie… mais bien tardivement et ne put les empêcher.
Chronologie sommaire
27 juillet 1962 | Le Conseil de Défense prend officiellement la décision de transférer les essais en Polynésie. Peu à peu, le secret n’en est plus un et des rumeurs se répandent en Polynésie et ailleurs, toujours démenties |
3 janvier 1963 | De Gaulle annonce à des élus polynésiens que les essais nucléaires auraient lieu chez eux |
7 janvier 1963 | Le quotidien Les Nouvelles de Tahiti publie l’information |
16 janvier 1963 | Les élus rendent compte à l’AT de leur mission à Paris |
4 février 1963 | Vœu adopté à l’unanimité à l’AT qui se résume à accepter le fait accompli |
Crédits illustrations et photos : Jean-Marc Regnault - Le nucléaire en Océanie, ‘Api Tahiti éditions.
1 - Regnault J-M., Le nucléaire en Océanie. Histoire des essais atmosphériques (1946-1974), Api Tahiti éditions, réédition prévue en juin 2023 qui répond aux critiques de l’hypothèse d’une longue préparation politique au transfert des essais du Sahara aux Tuamotu.
2 - L’ ouvrage ci-dessus mettra en évidence le manque d’études préalables pour passer de tirs en milieu désertique sec à des tirs en milieu marin dans un climat tropical.
3 - Mais pouvait-il faire autrement puisque, en vertu de la loi du 10 janvier 1936, il était interdit de « porter atteinte à l’intégrité du territoire national ». Il fallut attendre la « doctrine Capitant » (fin 1966) pour que demander l’indépendance d’un TOM ne fût plus un délit.
4 - Dans ses mémoires, il écrivit : « Afin de désarmer ou plutôt, de tempérer les oppositions, les résistances, l’inquiétude, je préconise que Paris accorde au Territoire des avantages suffisamment spectaculaires pour que leur octroi vienne, à la fois, compenser les effets négatifs de l’implantation du CEP et faire apparaître celle-ci comme largement bénéfique… »
5 - Grimald A-L, Lumières sur Tahiti, 1970, p. 267.
Envers A-L. Grimald, qui l’avait pourtant bien servi, le Général eut ces paroles dures : « il faut un gouverneur à Tahiti ; celui que nous avons est au bout du rouleau ».
6 - L’auteur a pu s’entretenir avec les témoins encore vivants à son arrivée à Tahiti en 1984 : F. Vanizette, A. Poroi, J-D. Drollet. Un peu plus de vingt ans après la rencontre élyséenne, ils n’ont pas apporté davantage de précisions que celles qu’on trouvait dans les documents de l’AT et des quotidiens.
7 - Danielsson B, et M-T., Moruroa, notre bombe coloniale, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 67-69.
8 - Ces trois phrases sont soulignées dans le PV de l’AT.
9 - Cité par Philippe Mazellier dans De l’atome à l’autonomie, Papeete, Hibiscus, 1979, p. 37.
10 - De Gaulle n’appréciait pas les protestants polynésiens. Alain Peyrefitte écrivit en octobre 1964 que « l’Église protestante était hostile au CEP » (contrairement à l’Église catholique). Il rapporta de virulents propos du Général contre les pasteurs : « Ou bien les protestants font allégeance à la France et on leur ouvre grands les bras, ou bien ils complotent contre la France avec les Anglo-Saxons et on les réduit ; c’est ce que Richelieu avait fait [à La Rochelle] » (A. Peyrefitte, C’était de Gaulle, vol 2, éditions de Fallois/Fayard, 1997, p. 123).
11 - SHD, GR 13 R 134.
12 - Ce 29 mars un nouveau quotidien est publié : Le Journal de Tahiti. Ses articles furent également favorables au CEP.
13 - Il déclara à l’assemblée qu’il voterait le rapport de la délégation, mais se réserverait « le moment venu » de poser des questions sur les conditions de l’implantation.
14 - L’Église protestante, cette même année 1963, obtint son indépendance vis-à-vis des missions de Paris et chercha à adopter un profil bas sur les questions politiques sous l’égide du pasteur Samuel Raapoto.
15 - Dans Pouvana’a et de Gaulle, la candeur et la grandeur….
16 - La consultation des archives n’autorise pas le chercheur à reproduire des textes qui mettraient en cause des personnes (de leur vivant, mais aussi après leur décès si cela entachait leur mémoire), mais on trouve dans les documents de l’Armée des allusions claires au fait que celle-ci disposait de « relais » au sein de l’AT qui mèneraient les débats de telle sorte que les oppositions au CEP fussent contrées.
17 - SHD, 1 R 212, dossier (8 mars 1963).
18 - Regnault J-M., Le nucléaire en Océanie. Histoire des essais atmosphériques (1946-1974), Api Tahiti éditions, 2021, pp. 110-111.
19 - J. Soustelle, ministre des DOM-TOM, s’opposa à ce que le procès de Pouvana’a se tînt en métropole où il serait vraisemblablement acquitté. Il imaginait déjà un « retour triomphal » du député à Tahiti, ce qui « constituerait une éventualité grave pour l’avenir de la France en Polynésie française » (Archives nationales, 19970407, article 39).
20 - Le journaliste Vincent Jauvert (Nouvel Observateur, 5-11 février 1998) évoqua le plan de recherches 1966 visant à connaître les ressources de l’Église protestante, à surveiller les mouvements de jeunesse et les projets des mouvements autonomistes.
21 - Le Journal de Tahiti, 27 mai 1963.
22 - Le professeur Jammet était représentant de la France au comité des radiations de l’ONU. Venu rassurer les Polynésiens quant aux retombées des essais américains, il expliqua (avril 1962) que « les radiations sont plus actives dans les pays tempérés que dans les pays tropicaux ». Dormez tranquilles, braves gens !
23 - Peyrefitte A., op. cit., p. 125.



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