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Patu i te tiki : Du tatouage aux îles Marquises

Dernière mise à jour : 6 août

par Patrick CHASTEL


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Quand on évoque le patrimoine culturel des îles Marquises, un nom surgit immédiatement en tant que principale source d’informations. Il s’agit bien évidemment de l’ethnologue allemand Karl von den Steinen (1855-1929).


Heliogravure d'un portrait de Karl von den Steinen, s.d. - © Humboldt-Universität zu Berlin, Universitätsbibliothek
Heliogravure d'un portrait de Karl von den Steinen, s.d. - © Humboldt-Universität zu Berlin, Universitätsbibliothek

Il séjourna dans l’archipel d’août 1897 à février 1898 où, en seulement six mois, il effectua un fantastique travail. Conscient de l’urgence de la situation, il recueillit les mythes et les légendes, nota tout ce qu’il voyait, repéra les derniers savoirs, collecta des objets mais également, et c’est le sujet qui nous intéresse ici, dessina les motifs de tatouage qui ornaient encore les corps lors de son passage.


Cet homme exceptionnel a sauvé ce qui pouvait encore l’être à une époque où une dépopulation massive était sur le point de faire disparaître le peuple marquisien. Outre l’apport des épidémies, des armes à feu et du rhum de cambuse, l’omnipotence des Blancs avait fini par ôter toute envie aux ‘enata de lutter face à la disparition de leur mode de vie et de leurs croyances.


Sans compter que plus d’un siècle d’escales de navires étrangers avait également dépouillé les vallées et les tribus de leurs plus belles richesses matérielles.


Cette quête extraordinaire de Karl von den Steinen deviendra, au final, une œuvre magistrale Die Marquesaner und ihre Kunst (Les Marquisiens et leur art), publiée en trois volumes entre 1925 et 1928.


Il n’y a donc aucune surprise à découvrir que, grâce à lui, nous détenons une indication sur les origines du tatouage sur le Fenua ‘Enata, la Terre des Hommes. Il évoque en effet à ce sujet un fragment de légende recueilli dans la vallée de Taaoa sur l’île de Hiva Oa. Ce récit fait remonter cette pratique ancestrale à un couple divin d’une sœur et de son frère, l’une détenant le savoir-faire et l’autre le lui volant.


Cette déesse est appelée Kikioani à Fatu Iva, Ikioani à Nuku Hiva et Ki‘ioani à Hiva Oa, en particulier dans la vallée de Puamau. Son frère, un dieu lui-même donc, répond au nom de Tahamatake‘e, ou bien de Ta‘amatake‘e.


Ce patronyme se retrouve, comme nous le verrons plus loin, sous le nom de Hamatake‘e dans une autre très ancienne légende citée dans les écrits du Révérend Père Siméon Delmas.


Voici donc le texte tel qu’il a été noté par Karl von den Steinen :


« Ikioani demanda à son frère de tenir sa main immobile pour qu’elle puisse la lui tatouer. Mais il n’en avait pas envie, alors elle tatoua quelqu’un d’autre.


Sur ce Tahamatake‘e lui vola son outillage.


Ikioani le chercha en vain dans la case et partout ailleurs mais ne le retrouva point et elle se mit à pleurer.


Dans sa colère, elle s’écria qu’à partir de ce moment le tatouage serait douloureux !


Car auparavant il était indolore.


Lorsque Tahamatake‘e se mit à tatouer de son côté, le patient ne put le supporter !


Il courut vers sa sœur et lui dit :


L’homme meurt !


Est-il déjà mort ?


Non.


As-tu volé mes instruments de tatouage ?


Oui !


Mais je te les aurais donnés ! Pourquoi les as-tu pris ?


Ikioani raccompagna son frère, prit une feuille de noni (Morinda citrifolia), la mâcha et l’appliqua, soufflant sur les épaules, le cou et toutes les parties qui avaient été tatouées par Tahamatake‘e. »


Voilà en ce qui concerne l’origine légendaire de cette pratique dénommée aujourd’hui sous le terme générique de patutiki.


Mais qu’en est-il de l’exacte signification de cette expression ?


Ce mot englobe à la fois l’action de tatouer en elle-même mais également l’ensemble des symboles marquisiens et surtout représente à lui seul l’art du tatouage aux îles Marquises.


On le trouve, le plus couramment, traduit par « frapper le tiki », voire « graver le tiki ».


Avant de nous intéresser aux différentes fonctions du tatouage, ou du moins au peu que nous avons réussi à en connaître, peut-être serait-il utile de s’attarder sur le sens à la fois de patu et sur celui de tiki !


Dans ce domaine, la référence demeure, depuis plus de cent ans, le dictionnaire de Monseigneur Ildelphonse Dordillon (1808-1888) qui fut évêque des îles Marquises où il séjourna durant quarante ans.


Nous y trouvons :


patu : écrire, dessiner, tatouer.

tatouer : patu i te tiki


Si l’on consulte le dictionnaire beaucoup plus récent de Monseigneur Hervé-Marie Le Cleac’h (1915-2012), évêque des Marquises de 1973 à 1986, nous avons exactement la même définition pour patu, alors que tatouer y est traduit par patu tiki.


Si l’on s’en tient à ces définitions, il semblerait donc logique de traduire patu i te tiki par : écrire, dessiner et donc tatouer le tiki.


Qu’en est-il dans la langue tahitienne ?


La référence, dans ce cas, est sans conteste le dictionnaire de l’Académie où le mot  se traduit par instrument pour tatouer, frapper et le mot tātau par tatouage, tatouer (hawaiien kākau). Mais il est instructif de noter que tātau renvoie également au verbe pāpa‘i dont la traduction nous donne écrire, tatouer (pāpaki en langue paumotu). 


Nous retrouvons donc ainsi, aussi bien en ‘eo ‘enata qu’en reo tahiti, le sens d’écriture, de dessin sans qu’apparaisse de façon évidente la notion de frapper. Cela prend d’autant plus son importance, comme nous allons le voir, quand on considère ce que représente Tiki.


Est-il possible de donner une signification précise à ce mot possédant une valeur si fondamentale dans le patrimoine culturel du Fenua ‘Enata ?


Reprenons les dictionnaires de la langue marquisienne :


Celui de Dordillon nous dit : 


tiki : idole, nom d’un dieu, sculpture, dessin, tatouage.


Celui de Le Cleac’h précise :


tiki : nom du dieu mythique qui engendra les premiers humains, statue sculptée, sculpter, dessiner, tatouer.


On peut donc considérer que Tiki était reconnu comme une autre divinité tutélaire du tatouage.


D’ailleurs, en 1843, le Révérend Père M. Gracia Mathias relève à son propos :


« Le plus illustre sans contredit de tous leurs dieux, sa célébrité lui vient sans doute de ce qu’il fut l’instigateur du tatouage et de l’art de faire des statues et des images… »


Sur un sujet aussi primordial, voyons ce qu’en disent les scientifiques.


L’ethnologue Henri Lavondès (1926-1998), grand spécialiste de l’archipel, déclare :


« Tiki est une sorte de demi-dieu, plus proche de l’humain que du divin toutefois…d’une grande importance puisqu’il est en relation étroite avec tout ce qui concerne les arts marquisiens. C’est à la fois une figure mythologique et un nom commun qui renvoie à des référents variés.….la plupart des motifs décoratifs marquisiens, qu’ils soient sculptés, gravés ou dessinés (tatouage), dérivent de la personne de Tiki. »


Dans leur fantastique ouvrage Le Tatouage aux îles Marquises, Marie-Noëlle et Pierre Ottino-Garanger, incontournables référents au sujet de l’archéologie et de l’ethnologie de la Terre des Hommes, nous pouvons également lire :


« Tiki. Ce terme désigne à la foi le premier humain ou un ancêtre divinisé et ses représentations, les statues qui abritent les divinités lors des cérémonies… On l’utilise également dans la composition du nom de plusieurs motifs de tatouage. »


Voilà des déclarations qui confortent le sens qu’il serait possible de donner à patu i te tiki.


En effet, aussi bien Henri Lavondès que le couple Ottino-Garanger s’accordent pour reconnaître qu’énormément de motifs de tatouage dérivent de la personne de Tiki ou utilisent son nom dans leur disposition ou leur assemblage.


Ainsi peut-on penser que tatouer consistait principalement à dessiner tiki sur son corps et donc, à travers lui et à chaque nouvelle représentation, à en augmenter son propre mana. Et cette hypothèse prend toute sa valeur quand on considère que le mana est l’un des deux pivots essentiels, le second étant le tapu, du fonctionnement de la société du Fenua ‘Enata.


Après ces quelques remarques sur les origines et l’étymologie de patu i te tiki, on ne peut que s’interroger sur les fonctions de cette pratique qui paraît si incontournable dans l’ancienne civilisation marquisienne.


Le premier problème qui se pose est d’envergure. En effet comment définir son rôle exact dans la société en sachant que les premières études sont probablement arrivées bien trop tard pour en comprendre et en interpréter toutes les significations ?


Nous avons évoqué ce drame de la dépopulation qui a fait passer le peuple marquisien de plus ou moins 80 000 personnes à guère plus de 2 000 habitants répartis sur les six îles au tout début du vingtième siècle.


Karl von den Steinen, impuissant, constatait lui-même, et malgré l’ampleur de son travail, qu’il était arrivé « environ un demi-siècle trop tard ».


Essayons malgré tout de définir certaines de ces fonctions en commençant par s’intéresser aux citations de quelques témoins d’époque.


Le docteur Valéry Lallour, après un séjour de plus de quatre ans dans l’archipel, écrivait en 1848 :


« Il y a trois sortes de tatouage. Celui de pur ornement… ; deuxièmement, celui qui indique l’extraction de la personne ; il n’est permis qu’aux chefs ou à leurs premiers-nés. Les femmes de sang royal le portent aux lombes sous forme de deux arcades à demi terminées… ; troisièmement, celui qui sert à retracer ou à immortaliser des exploits ; il est porté par les guerriers et les grands prêtres seulement… »


En 1851, madame Adèle de Dombasle déclare, à sa façon, l’importance de cette coutume :


« Dans l’archipel de Noukouhiva, le tatouage est plus qu’un luxe arbitraire. Il est à la fois un habillement, un langage, un insigne du pouvoir, un titre de gloire. Les guerriers s’en parent pour se donner un aspect redoutable et pour rappeler leurs exploits ; les chefs pour marquer leur puissance, les femmes, selon leur rang, pour augmenter leur séduction. »


À partir de ces premiers témoignages, on constate que l’absence de repère sur le corps devait être quelque chose de purement inacceptable. Ainsi cette pratique répondait chez le ‘enata autant à une attente qu’à une obligation.


L’archéologue Ralph Linton, membre, en compagnie du couple Handy, de la Bayard Dominick Expedition du Bishop Museum, qui séjourna dans l’archipel de septembre 1920 à juin 1921, fait remarquer qu’aux Marquises « ne pas être tatoué équivalait à une nudité indécente ».


Ornementation, attirance, séduction…, débutons alors par l’aspect esthétique de ces motifs multiples qui décorent les corps.


Avant d’aller plus loin sur ce sujet, il semble judicieux de citer une autre source sur les origines du tatouage car elle explique et valorise cette première fonction. Le Révérend Père Siméon Delmas, dans son ouvrage de 1927, fait référence à une légende qui, d’après lui, serait connue à travers tout l’archipel, et dans laquelle se retrouve le nom du frère cité par Karl von den Steinen.


Voici le texte de ce missionnaire picpucien, membre de la congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie, arrivé dans l’archipel en 1886 :


« Hamatake‘e rencontra le dieu Tu qui paraissait fort triste.


Pourquoi tant de tristesse, lui demanda-t-il ?


C’est que ma femme m’a abandonné et elle se livre à des libertins.


Si tu veux la regagner, fais-toi beau par le tatouage ! Elle te trouvera si merveilleusement transformé qu’elle te prendra pour un être nouveau et elle reviendra.


Eh bien, mets-toi à l’œuvre.


Hamatake‘e le tatoua et de fait, Tu parut un être si nouveau et si attrayant, que toutes les femmes auraient bien voulu le conquérir.


Ce que voyant, sa femme s’empressa de revenir.


Et depuis ce jour, tout le monde voulut se faire tatouer. »


Ainsi, le tatouage serait-il principalement un moyen de séduction ? Serait-il susceptible de représenter un véritable attrait sexuel ?


Cela peut être, en effet, une des fonctions appréciables de cette pratique. À tel point que chez la femme, comme le remarque Marie-Noëlle Ottino-Garanger, une part non négligeable des motifs se situait sur des zones érogènes, ou bien liées à la fécondité.


Chez l’homme, l’esthétisme et le souci de plaire prévalaient aussi dans le choix des motifs et de leurs emplacements. Il est clair que le tatouage constituait pour le guerrier marquisien son plus précieux ornement, celui qui lui donnait le plus de prestige. D’abord et avant tout parce qu’il était la preuve qu’il avait su vaincre les terribles douleurs des piqûres martelées dans sa chair.


Willowdean Handy fait d’ailleurs le constat suivant :


« Les femmes ne se mariaient pas avec des hommes non tatoués, probablement parce que le tatouage signifiait aussi bien richesse, résistance à la douleur et distinction que les trois réunis. »


Cette notion d’embellissement grâce au tatouage est particulièrement bien démontrée dans la légende de Teahi ‘a Puaiki, citée dans l’ouvrage Récits, légendes et mythes des îles Marquises.


Ce jeune homme, trompée par son épouse, quitte son fa‘e et erre sans but jusqu’à ce qu’il soit recueilli par deux vieillards Oihi Mei et Tahuahi qui se révèlent être des tuhuna patu tiki, des maîtres-tatoueurs. Ils vont entièrement tatouer leur patient lui assurant que sa souffrance serait grande mais qu’il en gagnerait une beauté stupéfiante.


À la fin des longues et douloureuses séances, Oihi Mei retire délicatement les feuilles qui couvrent le corps pour empêcher les infections et, « alors qu’il enlevait la septième couche, Teahi ‘a Puaiki disparut derrière un grand éclair ». Sa mère, qui lui rendait visite à cet instant, s’extasie : « Toutes les femmes voudront te choisir lorsque tu paraîtras sur le tohua, la grande place publique. »


Mais, il n’est pas pour autant question, bien évidemment, de réduire le tatouage à une simple ornementation du corps dans le seul but de le rendre plus désirable.


Nul besoin d’être un grand spécialiste pour affirmer que les motifs de tatouage modifiaient d’abord l’aspect de la personne. Ils permettaient, par exemple, au guerrier de mieux se dissimuler, de mieux surprendre l’ennemi quand cela était nécessaire. Ces motifs soulignaient, également et d’une façon évidente, la force en rehaussant certains effets musculaires, ce qui participait à la fonction primordiale d’un combattant, celle d’inspirer la terreur.


Au-delà de ces premières constatations, les tatouages pouvaient évidemment être porteurs de significations et avoir des fonctions bien plus essentielles.


Il est avéré que nombre d’entre eux étaient réalisés à la suite d’exploits comme ce fut le cas, d’ailleurs, pour Joseph Cabri après qu’il ait capturé une pirogue et son équipage.


On peut penser que les Marquisiens avaient choisi d’imprimer sur leur corps les phases importantes de leur vie, chaque motif pouvant correspondre à une étape ou à un événement particulier. Cela est d’autant plus vrai pour les guerriers qui tenaient à représenter sur leur peau les prouesses dont ils s’étaient montrés capables.


Ainsi, les tatouages placés sur la poitrine des hommes sont probablement devenus autant un symbole du combattant pour commémorer une victoire qu’un talisman protecteur.


Voilà qu’apparaît une fonction bien plus primordiale du tatouage, celle d’apporter une sensation de soutien, de protection quasi-divine. Il augmentait, nous l’avons vu, le mana de la personne et c’était, évidemment, encore plus vrai chez les hommes. Mais ils n’étaient pas les seuls concernés car l’accumulation d’un maximum de mana était l’objectif de toute personne soucieuse de son état. Et cela s’avérait aussi indispensable pour soi-même que pour l’ensemble du groupe.


Par exemple, il est clair que toute femme, au quotidien, avait à s’occuper ou à préparer de ses mains un certain nombre de produits essentiels à la famille aussi bien qu’à la collectivité. Ce contact manuel pouvait ainsi avoir une influence plus ou moins néfaste sur la part sacrée qui était en elle mais également sur ce qu’elle était amenée à toucher. Il lui fallait donc absolument être tatouée et tout spécialement aux mains. Ses tatouages servaient à protéger autant ce qu’elle préparait que l’énergie contenue en elle qui lui permettrait de faire face à d’éventuels contacts dangereux.


Le Révérend Père Siméon Delmas cite Aylic Marin qui, dans son livre Au loin. Souvenirs de l’Amérique du Sud et des îles Marquises, publié en 1891, relate :


« J’ai vu dans le fond de la vallée de Taipivai, dans la case du chef Paruru, …une femme exclue honteusement d’un groupe accroupi autour d’un plat de popoi, parce qu’elle n’avait pas la main droite tatouée … »


Willowdean Handy dans son ouvrage sur le tatouage marquisien publié en 1922, complète ce tableau en citant tout d’abord le docteur Ernest Berchon qui note en 1859 :


« Le tatouage des femmes était plus une obligation qu’une marque de distinction : la main droite devait être tatouée à l’âge de douze ans, ainsi elle pouvait être utilisée pour la préparation du « poipoi » et pour le « pakoko » (le mouvement circulaire de deux doigts soulevant le « poipoi » pour le manger) … »


Elle ajoute ensuite :


« De nos jours, les Marquisiens disent que celui qui n’avait pas la main tatouée ne pouvait manger au même plat que celui dont la main était tatouée, qu’un homme tatoué ne pouvait pas manger en compagnie d’une femme et qu’un homme dont l’ensemble des tatouages était achevé ne pouvait manger en compagnie d’une personne dont les siens n’étaient pas achevés. »


Au-delà du mana qu’ils recèlent, certains motifs pouvaient être porteur d’une symbolique très précise.


Il existait notamment un tatouage de vengeance et, chez l’homme, il était porté sur la joue et sur le cou. Il représentait sous différentes formes un metau, un hameçon.


Karl von den Steinen commente ainsi l’utilisation de ce motif :


« La signification de ce symbole est, sans équivoque, le serment solennel que le lot du meurtrier sera le sort d’un heana, la victime humaine fréquemment désignée par l’expression « poisson des dieux » et dans la bouche de laquelle s’est accroché l’hameçon. »


On retrouve tout à fait, dans la légende intitulée Tiki Tu Ao, cette description des dieux « pêchant », à l’aide d’un hameçon taillé dans une écaille de tortue, un homme dans la vallée de Puamau à Hiva Oa afin qu’il devienne un heana.


Au-delà de ces différentes fonctions, esthétique, protectrice, source de reconnaissance sociale ou symbole de fierté, plusieurs témoignages confirment que le tatouage servait également de signe d’appartenance à un groupe.


Ainsi, en 1817, Camille de Roquefeuil écrivait dans son Journal d’un voyage autour du monde :


« Ceux dont le tatouage a le même dessin ou se ressemble par un trait principal, telle qu’une marque particulière au nez, sur l’œil droit, … forment entre eux une espèce d’association de fraternité et se secourent mutuellement dans l’occasion, comme nos francs-maçons ; aussi le choix du tatouage est-il une affaire importante. »


En 1798, le révérend William Pascoe Crook avait déjà relevé le même constat.


Max Radiguet le remarque également en 1842 :


« Chaque   tribu   a   son   tatouage   particulier. Néanmoins les différentes catégories se reconnaissent et se réunissent en corps durant les fêtes publiques. »


Il semblerait que l’existence de tels groupements sociaux était particulièrement importante dans les périodes de famine où l’entraide et la solidarité jouaient pleinement entre membres d’un même groupe.

Radiguet poursuit en ajoutant :


« On tient en fort médiocre estime les hommes qui ne sont pas tatoués. Presque toujours ils appartiennent à la dernière classe de la population. »


Voici peut-être que se présente l’ultime fonction du tatouage, celle qui permet de définir « l’extraction de la personne », comme le notait le docteur Lallour en 1848. Par contre, il est malheureusement certain que nous ne possédons pas assez d’indications précises pour retracer un véritable code des distinctions qui permettrait de mieux connaître et d’expliciter les relations sociales.


Néanmoins le docteur Charles Louis Clavel note en 1885 :


« Pour ne parler que du visage, les principaux chefs jouissaient du privilège insigne de le transformer en de véritables masques. Les personnages secondaires n’avaient droit qu’à un certain nombre de zones… Les gens de condition inférieure se contentaient de tatouages restreints… Enfin les individus misérables ne pouvaient se faire tatouer… parce qu’ils étaient privés de ressources… »


Un des éléments essentiels qui ressort en effet des récits des voyageurs est la concordance entre les chefs, surtout lorsqu’ils sont âgés, et la noirceur de l’épiderme du au tatouage.


Le Russe Adam Johan von Krusenstern, dans son ouvrage Voyage autour du monde, s’étonne d’ailleurs de ce fait quand il rencontre en 1804 à Nuku Hiva le respecté chef Kiatonui et son entourage. Il déclare à propos de ce groupe :


« …les seules personnes à être de teinte pratiquement noire ; aucune partie de leur corps n’ayant été laissée sans ornements… Les gens de la classe inférieure sont beaucoup moins tatoués et plusieurs même ne le sont pas du tout. Il paraît donc que cet ornement n’appartient qu’aux personnes distinguées. »


Le docteur Louis Rollin, considéré à juste titre, comme le sauveur du peuple marquisien par son action et son dévouement sans faille durant de longues années, avait relevé qu’un individu couvert de tatouages était appelé un to‘oata


Une remarque confirmée par le dictionnaire Dordillon qui, à ce nom, donne comme signification : « personne à laquelle il ne manque aucune pièce de tatouage. »


Une personnalité qui a donc atteint le niveau de prestige le plus élevé, en quelque sorte !


Malheureusement, cette pratique ancestrale va petit à petit disparaître, ainsi que nombreuses des significations qui l’accompagnaient. Marie-Noëlle et Pierre Ottino-Garanger en font le triste constat :


« Plus on avance dans le courant du XIXe siècle, plus le tatouage semble pourtant se banaliser. Cette situation traduit sans doute l’abandon par les anciens du soin de transmettre un savoir, lié à la culture ancienne, par suite d’une perte d’intérêt pour celle-ci dans une période dont il faut bien dire qu’elle ressemblait fort à l’agonie de ce peuple. »


D’autant que l’administration coloniale, comme dans bien d’autres domaines, va décider de régenter à sa façon. À partir de 1858, une suite d’interdits sur le tatouage vont s’entremêler avec des levées des sanctions puis, de nouveau, des peines et des autorisations jusqu’au 15 septembre 1898.


Ce jour-là un arrêté émanant du Gouverneur Gustave Gallet interdit le tatouage dans tout l’archipel des Marquises, pour raison d’hygiène et de moralité.


En 1993, une lettre de l’association Motu Haka a demandé l’abrogation de cet arrêté de 1898. Le Haut-Commissaire a répondu dans un courrier daté du 9 décembre 1993, que cet arrêté était officiellement considéré comme tombé en désuétude.


Peut-il être considéré comme abrogé pour autant, nul ne le sait…


Par contre, ce dont nous sommes certains c’est que le renouveau du tatouage tout comme la renaissance de la culture marquisienne correspondent bien à une enthousiasmante réalité.                                                                       

Bibliographie


  • Académie tahitienne, 2017, Dictionnaire Tahitien-Français, Fare Vana‘a, Tahiti.

  • Chastel, Patrick, 2022, Récits, légendes et mythes des îles Marquises, ‘Api Tahiti éditions, Tahiti.

  • Crook, William Pascoe, 2007, Récit aux îles Marquises 1797-1799, Haere Pō, Tahiti.

  • Delmas, Siméon, 1927, La Religion ou le Paganisme des Marquisiens, Gabriel Beauchesne, Paris.

  • Dordillon, Ildephonse, 1999, Grammaire et Dictionnaire de la langue des îles Marquises, 1904, Société des Études océaniennes, Tahiti.

  • Handy, C. Willowdean, 1922, Tattooing in the Marquesas, Bernice P. Bishop Museum, Hawaii.

  • Handy, C. Willowdean, 1938, L’Art des îles Marquises, Les Éditions d’Art et d’Histoire, Paris.

  • Le Cléac’h, Hervé, 1997, Pona Tekao Tapapa‘ia, Lexique marquisien-français, Tahiti.

  • Mathias, Père M. Gracia, 1843, Lettres sur les îles Marquises, Gaume frères, Paris.

  • Ottino-Garanger, Pierre et Marie-Noëlle, 1998, Te Patu Tiki – Le Tatouage aux îles Marquises, Christian Gleizal éditeur, Tahiti.

  • Radiguet, Max, 2004, Les Derniers Sauvages, Phébus, Paris.

  • Rollin, Louis, 1929, Les îles Marquises : Géographie, Ethnographie, Histoire, Colonisation et mise en valeur. Société d’éditions géographiques, maritimes et coloniales, Paris.

  • Scemla, Jean-Jo, 1994, Le Voyage en Polynésie, Robert Laffont, Paris.

  • Steinen, Karl von den, 2005, L’art du tatouage aux îles Marquises, Haere Pō, Tahiti.

  • Steinen, Karl von den, 2016, Les Marquisiens et leur art, Volume 1, Le tatouage, Au vent des îles.

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