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Jean-Luc Bousquet

Dernière mise à jour : 28 juil.

« L’art authentique est solidaire du temps »


par Riccardo PINERI


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Jean-Luc Bousquet fait son premier voyage en Polynésie en 1992, lors des vacances d’été en tant qu’instituteur, et s’y installe en 1994. Il avait fait des études de Lettres au Havre, touché à des métiers divers, mû par un désir de voyager (Grèce, Italie, Égypte) qui s’accompagnait d’une pratique quotidienne et très poussée du dessin. Il avait rencontré dans les années 80 un peintre portugais à Nice, Manuel Taraio, qui lui avait appris la technique de la peinture à l’huile. Le dessin et la peinture à l’huile vont, à partir de là, conjuguer leurs langages dans une recherche formelle où la matière des songes est la voie d’accès privilégiée pour approcher le mystère du réel. Sa patiente pratique du dessin depuis l’enfance, l’a éloigné de l’art abstrait des années 70, lui offrant la chance de nouer le dialogue avec la réalité. Ce n’est pas le paysage, l’image de la nature, qui intéresse Bousquet, mais le rapport de l’homme au temps du monde.


Il habite l’île de Moorea, lieu relativement à l’abri de l’agitation de Papeete, il reprend son métier d’instituteur, mais très vite il se consacre entièrement à la peinture. Le regard que Bousquet pose sur le monde polynésien n’a rien de l’intérêt touristique qui caractérise la plupart du temps l’esprit du voyageur dans les îles. La rencontre se fait par le choc émotif entre le monde complexe que le peintre porte avec lui, et qui attend des voyages la possibilité d’en dévoiler le sens, et le monde polynésien où l’éclat du visible se conjugue avec un fond latent d’obscurité et de mystère. 


Un accident d’enfance a failli coûter la vie au tout jeune Bousquet, lorsqu’une marmite d’eau bouillante s’est renversée sur lui l’obligeant à passer des semaines à l’hôpital dans une chambre en verre, abrité du monde extérieur par un mur invisible, à la fois protection contre les infections et prison du corps. Ses premiers pas dans le monde sont marqués par l’accident qui a failli l’emporter, par la douleur et les conditions bien particulières de son hospitalisation. 


La longue attente de l’ange
La longue attente de l’ange

Le lien indivisible du créateur à la conscience du mal, à l’impression originaire de la douleur et de son expression, détermine la grande cohérence dans le trajet créateur de la peinture de Bousquet où se confrontent des forces contradictoires à l’œuvre dans la réalité et chez le sujet créateur. Drame de la solitude du petit homme qui dépend d’autrui pour vivre, désarroi de l’enfance marquée par la négativité, sont les modalités qui peuvent transformer une existence qui commence dans la douleur en destinée créatrice, en épiphanie du secret de l’existence où les images sont créées par l’artiste à son image. Pour accéder à la compréhension de soi, il faut passer par les visages du monde.


Dans La longue attente de l’ange le peintre fait son autoportrait sous la forme du personnage mythique de Prométhée enchaîné au rocher de l’Éros et la venue de l’ange déchu ne le délivre pas, mais confirme les chaînes et les souffrances dans lesquelles est pris le personnage, comme dans Bain de minuit, l’attrait érotique et la répulsion se mélangent, plutôt que de réaliser la fusion des corps. L’érotisme chez Bousquet est d’abord chromatique, plaisir sensuel de la couleur.


Aita pea pea
Aita pea pea




Dans ses paysages fantastiques, Bousquet traduit l’incertitude de vivre dans le monde où le réel et l’onirique, l’espace de la surface et le royaume souterrain cohabitent. Il y a dans cette peinture à la fois l’attrait et le rejet du gouffre, le coup de reins que ses personnages effectuent pour trouver de la hauteur, et la fascination de l’abîme. La peinture de Bousquet est en état permanent d’apesanteur, attirée par les profondeurs auxquelles elle essaie de se soustraire. 







Dans le tableau Aita pea pea le geste de la main gauche, importé de Hawaï et salut codé des surfeurs et de leur « cool attitude », si familier dans la vie sociale polynésienne actuelle et devenu conventionnel, avec le petit doigt et le pouce levés tandis que les autres doigts sont repliés, il signifie que « tout va très bien », comme le V de la victoire churchillien, 


Le visage de la jeune femme assume une pose, s’éclaire dans un sourire et s’obscurcit dans l’œil poché, preuve visible de la violence des rapports entre les êtres et de leurs sens ambigus. Le titre en tahitien, formule très utilisée dans la vie quotidienne pour devancer et faire taire les différends, peut se traduire par « pas de soucis », « pas de problèmes » au moment même où le langage des mains donne une signification rassurante, l’œil tuméfié montre la réalité douloureuse. 


La confrontation de valeurs culturelles fait que l’œil au beurre noir de la jeune femme du tableau de Bousquet peut être compris selon des logiques diverses : « Elle l’a bien cherché, elle le reconnaît et elle sourit », « Ce n’est pas si grave, voyons, de toute façon c’est une histoire ma’ohi dans laquelle les popa’a n’ont rien à dire », solidaires de l’affirmation de la violence comme « catégorie culturelle ». 


Le regard de Bousquet sur Tahiti aujourd’hui ne prétend pas prendre de la hauteur pour critiquer ou rejeter ses valeurs, il l’épouse dans une grande proximité de son être-au-monde paradoxal, où le sourire d’accueil et la violence semblent parfaitement cohabiter. 


Dans le tableau de 2008 Motoro, l’envol érotique de la jeune femme et de l’oiseau rapace qui l’entoure de ses ailes évoque l’un des comportements sociaux propres à l’ancien monde polynésien et le nouveau sens qu’il a pris dans la modernité. Le « motoro » désigne l’ancienne pratique insulaire des hommes, beaucoup moins souvent des femmes, qui s’introduisent la nuit dans la chambre à coucher des voisins plutôt pour assouvir leurs désirs que pour échanger des gaudrioles. La plupart du temps l’introduction nocturne se solde par des coups de pied ou de poing assénés par le mari ou par la femme décidée à ne pas se laisser faire. De plus en plus ces pratiques nocturnes voient leur aboutissement au tribunal où s’affrontent deux rapports à l’événement, deux lectures, d’une part celle de la culture occidentale pour laquelle le fait est un crime, alors que pour la plupart des Polynésiens, surtout de l’ancienne génération, il s’agit d’une bêtise de jeunesse, qui mérite tout au plus une légère correction, même si le coupable a la cinquantaine bien sonnée. Les médias complaisants et les anthropologues culturalistes nomment ce geste « façon directe d’exprimer son empressement à la fille de son choix », justifiant ainsi la violence à travers sa banalisation ou sous couvert de « la différence des cultures ».


Motoro
Motoro
Comme si c’était vrai
Comme si c’était vrai

La peinture de Bousquet est marquée par l’expérience de la dimension ambiguë de la réalité polynésienne actuelle, sans pour autant que le peintre porte un jugement sociologique positif ou négatif. La souffrance physique si durement éprouvée par Bousquet enfant entre en résonance avec la tonalité historique propre au monde contemporain. Pour un peintre qui pense, Tahiti est le lieu paradoxal où se conjugue le dualisme du bonheur éphémère et pourtant concret et la réalité rugueuse des rivalités mimétiques, propres à la réalité insulaire. La peinture de Bousquet montre ce qu’est l’étreinte du prédateur : un acte violent.


C’est la présence du Mal qui est encore à l’œuvre dans les tableaux récents, comme dans La pilule du lendemain. La récente épidémie du Covid 19 est présente dans l’étrange ballet des virions qui évoquent des yeux étoilés, des couronnes solaires, ainsi que dans le masque médical porté par l’homme qui étreint un pangolin, bouc émissaire de la pandémie virale. À l’arrière-plan le vol des oiseaux noirs évoque la tonalité sinistre de la mort, comme dans le dernier tableau de Van Gogh Champ de blé aux corbeaux.


L’autre tableau Comme si c’était vrai, fait référence à la légende du Joueur de flûte de Hamelin, transcrite par les frères Grimm, qui raconte l’histoire de la ville allemande en proie à l’invasion de rats, porteurs de la peste dans les villes d’Europe pendant des siècles au Moyen-Age et sous la Renaissance. Un joueur de flûte promet de débarrasser la ville des rats, demandant mille écus de récompense. Avec sa musique, il attire les rongeurs dans la Weser, rivière qui traverse la ville et il les noie. Les habitants refusent de payer la somme promise et le joueur de flûte parvient par sa musique à faire sortir de la ville de nombreux garçons et de filles, jusqu’au sommet d’une montagne où dans le lit de la rivière. La fin de l’histoire des jeunes gens et de la vengeance du joueur de flûte est reprise dans le tableau où le sourire des enfants devant l’aventure, le regard inquiet de certains, la présence de la peur chez d’autres, créent une dimension ambiguë du tableau où se mélangent une promesse de bonheur et une tonalité tragique de l’issue du voyage, signe d’un avenir lourdement chargé du poids de l’actualité.


L’art authentique est solidaire du temps, il n’est pas rivé à l’actualité, mais il partage l’opacité du présent et possède une relation particulière au passé et à l’invention de l’avenir, en ce sens tout art véritable est art contemporain, illustration de la genèse des origines et réalisation de l’art. 


La peinture de Bousquet vise à conquérir la véritable image de soi et à comprendre le sens du monde, en nous donnant à voir l’invisible au cœur du visible.


La pilule du lendemain
La pilule du lendemain

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