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Jeux et pratiques corporelles traditionnelles en Polynésie orientale

par Yves LELOUP


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Dès son arrivée à Tahiti, le capitaine Samuel Wallis (1767) est témoin de l’aisance physique et de la vélocité motrice des indigènes. Il raconte que, « depuis une pirogue, un jeune homme, alerte, vigoureux et bien fait, se hasarda à monter sur le vaisseau. Il escalada les porte-haubans de l’artimon et sauta dans l’intérieur […] Un de nos officiers de poupe étant occupé à parler par signe [aux indigènes demeurés dans la pirogue], l’autre vint par derrière et, lui enlevant son chapeau bordé, sauta dans la mer par-dessus le couronnement et l’emporta. »


Selon certaines études relatives aux « jeux », « sports » et « divertissements », les pratiques corporelles des Polynésiens anciens étaient nombreuses et variées. Il semble que cette affirmation doive être rediscutée car, d’une part, beaucoup de pratiques recensées spécifiquement dans tel ou tel archipel, ne se rencontrent nulle part ailleurs, et d’autre part, et nous y reviendrons, parce que l’imposante liste des pratiques corporelles déclinée par les littérateurs de la fin du XIXe dépasse de loin les sobres observations de terrain réalisées par les premiers navigateurs européens. De surcroît, se pose un délicat problème de transposition culturelle pour définir la signification sociale des pratiques corporelles. Ainsi, dans de nombreuses langues polynésiennes, on rencontre des substantifs proches du tahitien are’are’a, qui signifie globalement divertissement ou jeu (1). Un autre mot tahitien, heiva, signifie également divertissement (avec le sens de fête populaire), mais le problème se corse lorsqu’on sait que, dans la société ancienne, la guerre tribale elle-même était assimilée à un divertissement (heiva ino), toutefois exclue des are’are’a (2)


Afin de répertorier ces différents jeux et pratiques corporelles selon un classement familier de la perception occidentale, nous séparerons les activités ludiques spontanées des jeux ritualisés ; ces derniers étant organisés lors de rassemblements et spectacles festifs ou religieux.


Nous nous proposons dans un premier temps de faire appel aux observations visuelles directes des navigateurs ; nous détaillerons alors celles qui procèdent de jeux spontanés, c’est-à-dire de pratiques libres et ludiques appartenant au quotidien. 


Dans un second temps, nous aborderons le cas des pratiques corporelles rituelles et des spectacles codifiés, dont la danse. 


Enfin, dépassant ce premier éclairage, nous nous focaliserons sur le cas spécifique des affrontements corporels, en tant que propédeutique au combat entre tribus. 


I - Pratiques corporelles, jeux et divertissements spontanés


Au départ, cette réflexion, ciblée sur le cas spécifique de l’île de Tahiti, s’appuie sur les témoignages écrits de deux Européens y ayant respectivement séjourné en 1774 et en 1789. 


James Morrison ne saurait être considéré comme un « voyageur de passage » (3). Dans son chapitre « Exercices et jeux », il déclare que les Tahitiens « pratiquent plusieurs sports, parmi lesquels la lutte et le lancement du javelot sont les plus courants (4) ». En sus de ces deux pratiques, Morrison ajoute la boxe, le tir à l’arc, les assauts de bâton, l’entraînement à la fronde et enfin la danse. À la suite de ses premières descriptions, il cite plusieurs autres « amusements », tels que combat de coqs et « surf » (5) (sur planche et en pirogue). Un autre éminent résident européen de longue durée (une année) est le soldat espagnol Maximo Rodriguez. Ce dernier, qui séjourne dans la presqu'île de Tahiti en 1789, évoque lui aussi les diverses pratiques physiques accompagnant les fêtes. Nous avons ici recensé les pratiques observées par la multitude officiers, dessinateurs et scientifiques du bord, lors d’escales dans les archipels rencontrés. Afin de mieux dénombrer les diverses pratiques corporelles décrites, nous les avons regroupées dans le tableau synthétique ci-après.


Ce tableau représente ainsi une large synthèse en raison de la diversité des témoins, de leur nationalité, mais aussi des lieux et dates d’observation. Croisant des sources éclectiques, il permet les recoupements nécessaires pour confirmer le bien-fondé des observations. Ainsi, au long de cette période de 7 décennies, des pratiques physiques telles que la danse, la lutte et le tir à l’arc, sont unanimement décrites, accréditant ainsi leur réalité.


Parmi celles-ci, revient constamment le cas de la natation, parfois appelée baignade. Bougainville et son équipage s’émerveillent ainsi de l’aisance des Naturels. « Les insulaires avaient environné le navire […] Les pirogues étaient remplies de femmes (6) ». Selon le scientifique Philibert Commerson (expédition Bougainville), « les femmes scavent aussy [sic] bien nager que les hommes ». James Morrison (La Bounty) prétend d’ailleurs que « la reine Itia rivalise avec les meilleurs nageurs masculins (7) ».


Date

Auteur

Nation

Pratiques corporelles et jeux observés

Durée

Lieu

1767

Samuel Wallis

Britannique

Nage en lagon (guerriers), dextérité au lancer de fronde

1 mois

Tahiti

1768

Commerson (expé. Bougainville)

Français

Nage (femmes) dans le lagon

3 jours

Tahiti

1769

James Cook

Britannique

Nage (femmes), Tir à l’arc, lutte, danses, manœuvres combinées de pirogues de guerre

3 voyages

Tahiti

1772

Tomas Gayangos (expé. Boenechea)

Espagnol

Cerf-volant

8 jours

Tahiti / Papara

1773

Richard Pickersgill (expé. Wallis + 2nd Cook)

Britannique

Danses et pantomimes (Heiva)

2 voyages

île Raiatea

1775

Maximo Rodriguez

Espagnol

Tir à l’arc, danses, combats de coqs

1 an

Tahiti

1777

William Anderson (2nd + 3e expédition Cook)

Britannique

Surf (en pirogue)

2 voyages

Tahiti

1788

William Bligh

Britannique

Lutte, danses, spectacles de pantomimes

5 mois

Tahiti

1789

James Morrison

Britannique

Lutte, boxe (sauf à Tahiti), assauts au bâton, lancer de javelot, tir à l’arc, lancer de fronde, combat de coqs, danses et pantomimes, jeux de balle, surf (sur planche et en pirogue) 

environ 1 an

Tahiti et îles de la Société

1798

Pasteur W-P Crook

Britannique

Danses, baignade

7 mois

îles Marquises

1813

Ltn John Shillibeer (Nav. Briton)

Britannique

Danses, natation, lutte, et « tous experts au lancer de javelines et pierres des frondes »

20 jours

Nuku-Hiva

Îles Marquises

1829

William Ellis

Britannique

Lutte, boxe, course à pied, lancer de javelot, jeu de « crosse », danses, tir à l’arc, combat de coqs, « nage dans le ressac » (surf)

12 ans

Tahiti et îles de la Société

1830

Jacques-Antoine Moerenhout

Belge

Tir à l’arc, lancer de javelot, ricochets sur l’eau, surf, combat de coqs, course à pied, jeux de balle

8 ans

Îles Société Pol. orientale

1842

Max Radiguet

Français

Musique, danses et chants guerriers (koïka), lutte

3 ans

Îles Marquises

1842

Herman Melville

Américain

Baignade, chants, danses (femmes), banquets

1 mois

Nuku-Hiva

1844

Edward Robarts

Britannique

Baignade, Danses, déplacements d’une île à l’autre en pirogue

6 ans

Îles Marquises

1880

Mémoires de la Reine Marau Taaroa

Tahitienne

Surf, Griserie de la vitesse en pirogue double

1860 - 1935

Tahiti et îles de la Société

Observations de jeux et pratiques corporelles en Polynésie orientale

Sources écrites anciennes (1767-1880)


Cette toute première vision européenne se focalise sur l’aisance corporelle des Polynésiens dans l’élément marin. Nager est pour eux une seconde nature, tandis qu’à la même époque, la majorité des équipages occidentaux en est incapable. Au-delà de l’aspect utilitaire de la nage, la baignade est une distraction très fréquente au long de la journée ; ainsi Herman Melville rend compte de deux ablutions quotidiennes en rivière dans la tribu des Taïpi. James Morrison confirme ce goût du bain en observant que « jeunes et vieux se baignent constamment dans l’eau courante trois fois par jour, quelquefois plus souvent, et, lorsqu’ils deviennent trop vieux pour se déplacer, ils construisent leur maison près d’une rivière afin de pouvoir jouir de cette commodité (8) ». 


Ces différents éclairages permettent de mieux appréhender les fonctions de l’élément aquatique. Celui-ci, bien maîtrisé par l’ensemble de la population polynésienne au travers de la natation utilitaire (guerre, déplacement, pêche, …) est également un milieu ludique, ainsi qu’un élément d’hygiène de vie incontournable dans les « îles hautes ».


Les premières observations du surf


En 1790 à Tahiti, James Morrison, l’un des mutins de La Bounty, observe une très étrange pratique indigène. Il nous en livre une description technique fort précise, elle-même accompagnée de l’observation des conditions matérielles de sa pratique. Il relate ainsi : 


Lorsque les vents d’ouest dominent, une houle de très hautes vagues vient briser sur la plage, ce qui est l’occasion d’un sport très apprécié. L’endroit choisi étant celui où les vagues brisent avec le plus de violence [...] Nous assistâmes à une manifestation de ce sport lorsque La Bounty était au mouillage dans la baie de Matavai. La houle venant du récif était si haute qu’elle brisait par-dessus le navire au point de nous obliger à fermer les panneaux des écoutilles. […] Pour cet amusement, ils prennent une planche d’une longueur variable et, nageant jusqu’à la naissance de la houle, ils attendent la formation d’une vague, quelquefois à plus d’un mille du rivage, et s’étendant à plat ventre sur la planche, ils se tiennent sur l’arête de la vague de façon à avancer avec elle avec une rapidité extraordinaire. Certains sont même capables de se tenir debout sur la planche jusqu’à ce que la vague brise […] Lorsqu’elle commence à briser, ils se retournent avec dextérité et, plongeant sous la crête, repartent vers le large avec leur planche (9) ». De surcroît, ceci « est également pratiqué dans une pirogue qui est maintenue avec une grande dextérité sur le haut de la vague. Ils peuvent, soit les faire virer avant que la vague ne se brise, soit aller jusqu’à la plage malgré la hauteur à laquelle la vague déferle (10)


Insulaires chevauchant les vagues aux îles Sandwich - Gravure extraite de l'ouvrage Polynesian Researches (Ellis William - 1831)
Insulaires chevauchant les vagues aux îles Sandwich - Gravure extraite de l'ouvrage Polynesian Researches (Ellis William - 1831)

Cette pratique, mondialement connue aujourd’hui sous le nom de surf, se nomme à l’époque fa’ahe’e (ou encore horu’e) n’est ni plus, ni moins, que le surf d’aujourd’hui. 


[Nous renvoyons à l’article de Jean-Christophe Shighetomi]


Aussi, juste retour historique et symbolique, l’année 2024 consacre Tahiti et sa vague mondialement connue de Teahupo’o, pour l’organisation des épreuves de Surf des Jeux Olympiques et Paralympiques.


Morrison fournit également de riches renseignements sur la composition sociale des adeptes ; il précise ainsi que hommes et femmes excellent dans ce sport, [que] les enfants pratiquent sur les petites vagues et apprennent à nager dès qu’ils sont capables de marcher. Les noyades sont très rares […] Les chefs sont en général les meilleurs à ce sport ainsi que dans tous les autres, et leurs femmes ne leur sont pas inférieures. Itia, est une des meilleures nageuses des îles de la Société et rivalise avec les meilleurs nageurs masculins.


La pratique du cerf-volant (uo pa’uma) est également assez répandue dans tout la Pacifique même si, en Polynésie orientale, seul le navigateur Gayangos (expédition espagnole de Boenachea) en mentionne la présence. Toutefois, dans ses « Mémoires », Marau Taaroa, dernière reine de Tahiti, cite une légende tahitienne où les jeux de cerfs-volants tiennent la place centrale (11).


Des jeux de combats de coqs (fa’atitora’a moa) sont également organisés, rassemblant parfois de nombreux animaux. James Morrison cite le cas de « 200 coqs amenés dans l’arène, alors qu’une partie du district a provoqué l’autre (12) ». La fête est alors organisée par ceux qui ont lancé le défi. Il semble qu’il n’y ait pas de pari, mais simplement des combats pour le seul plaisir du spectacle. Teuira Henry confirme que les combats ne sont pas sanglants : « aussitôt qu’un des animaux était dominé par son adversaire et cherchait à s’échapper, il était déclaré « vi » (vaincu) et retiré de l’arène (13) ».


Toutefois ces diverses pratiques corporelles, quels que soient leur popularité et le nombre de joueurs engagés, ne semblent pas entourées du prestige, du spectacle festif, ni des rituels de celles que nous allons découvrir maintenant.


II - Des pratiques physiques rituelles dans les sociétés polynésiennes anciennes 


De nombreuses fêtes traditionnelles (nommées heiva à Tahiti, ou encore koïka aux îles Marquises) émaillent la vie sociale polynésienne. Certaines pratiques corporelles accompagnent et renforcent, par la puissance de leur spectacle, la portée populaire de ces fêtes. 


Les danses, au-delà des pratiques quotidiennes et familiales déjà décrites, sont ainsi associées à tous les évènements publics de la société ancienne. L’objet est ici de décliner ces diverses pratiques corporelles et de tenter d’en dégager le sens. Nous envisagerons tour à tour les représentations de danse et de pantomime, le tir à l’arc, pour décrire ensuite des affrontements plus directs et brutaux, tels que la lutte, la « boxe », ou encore le combat sur échasses. 


La danse, une pratique corporelle omniprésente


Les danses des insulaires polynésiens ont généralement choqué les premiers Européens. Ainsi Cook, dans son chapitre « divertissements », écrit : 


les adolescentes, toutes les fois où elles peuvent se grouper par huit ou dix, se livrent à une danse fort indécente, qu’elles appellent ti moro-iti, au cours de laquelle elles chantent des airs extrêmement crus tout en accomplissant des gestes particulièrement osés, en gardant pour ce faire un rythme d’une rigoureuse exactitude (14).


Les danses sont également organisées pour chaque fête, en particulier pour honorer les visites des Européens. Ainsi, lors de l’arrivée des navires de Cook à Raïatea en 1773 (seconde expédition), l’équipage est invité pour assister le soir même à une fête. Richard Pickersgill raconte : 


j’insistais auprès de lui [le capitaine Cook] pour aller à terre cette nuit pour voir un spectacle de heiva, où la fille du roi, une jeune femme de quinze ans, devait tenir le rôle principal. Nous fûmes conduits, au milieu d’une grande foule, dans une maison où l’on nous offrit des noix de coco et où la jeune princesse nous fût présentée […] L’assistance s’assît dans la première maison et les musiciens dans la seconde. Une extrémité était fermée pour l’habillage des danseuses. 


Au-delà de l’organisation elle-même, les rituels sont bien présents comme en est témoin Maximo Rodriguez en janvier 1774 : « l’arii Tutea qui est à la tête de ce district ordonna de faire en mon honneur un Heiva ou danse, ce qu’ils firent aussitôt avec neuf femmes et deux hommes qui commencèrent à danser (15) ».


"A Dance in Otaheite" - Selon John Webber (1777 - 3e voyage de Cook)
"A Dance in Otaheite" - Selon John Webber (1777 - 3e voyage de Cook)

Dans cette même optique, un compte-rendu du capitaine William Bligh, en 1788, permet de mieux appréhender l’organisation et l’enchaînement des spectacles de pratiques corporelles. Cette fois, aux danses s’ajoute une compétition de lutte. 


Nombre d’habitants des autres parties de l’île étaient venus nous voir. On m’informa qu’il devait y avoir un heiva, avec l’exercice de la lutte et que les acteurs attendaient notre compagnie. […] À un quart de mille des tentes, nous trouvâmes un grand concours de peuple qui formait un cercle. Dès que nous fûmes assis, deux filles et quatre hommes ouvrirent la fête, par des danses qui durèrent une demi-heure […] Lorsque les danses furent finies, plusieurs chefs firent un présent [aux acteurs danseurs]. C’étaient des comédiens ambulants qui parcouraient le pays, comme en Europe. Après cela la lutte commença, et la place ne fut plus qu’une scène de désordre et de confusion (16)


Nous reviendrons plus loin sur le cas particulier des affrontements de lutte, mais retenons ici que les spectacles de danse, dont on pourrait multiplier à l’infini les témoignages, sont extrêmement fréquents, puisqu’ils président à tous les rassemblements.


Le tir à l’arc, une compétition hautement ritualisée


Plate-forme rituelle de tir à l'arc d'après Emory Kennet P., Stones Remains on the Society Islands.
Plate-forme rituelle de tir à l'arc d'après Emory Kennet P., Stones Remains on the Society Islands.

Le tir à l’arc (nommé te’a raa en tahitien) donne aussi lieu à spectacle, mais doit cependant être classé à part. Rappelons que, dans l’ensemble du Triangle polynésien, l’arc n’est jamais utilisé pour la guerre, mais exclusivement comme pratique rituelle, destinée aux personnes de rang social élevé. Ceci fait dire à James Cook que « le tir à l’arc, réservé uniquement ou presque, aux chefs, ne tient compte que de la distance ». L’épreuve compétitive qui s’attache, en effet, à la distance effectuée par la flèche et non à la précision du tir, est entourée d’un important cérémonial religieux. Selon la croyance c’est le mana (la puissance de l’esprit, la force intérieure) qui est prédominante et, avec l’aide des dieux, permet d’expédier la flèche au plus loin, afin de remporter l’épreuve. 


Comme le précise James Morrison, l’épreuve se déroule sur un flanc de montagne en expédiant la flèche vers l’amont (voir croquis n°6). 


Les femmes aussi peuvent tirer à l’arc, mais entre elles. Ceux ou celles qui le pratiquent doivent avoir des vêtements spéciaux consacrés à ce jeu, et qui ne peuvent être portés en aucune autre occasion. C’est pour cette raison que ce jeu est réservé aux gens de qualité (17).


Observant lui aussi cette compétition lors d’une fête, Maximo Rodriguez en explique les détails d’organisation ainsi que les rituels d’accompagnement : 


le dix-sept, la fête se poursuivit avec du tir à l’arc et de la danse. Je m’amusai à regarder la façon dont ils pratiquent. Tout d’abord, le Tahua fait une prière à sa divinité […] Les gens du peuple ne participent pas à cet amusement mais seulement les personnes importantes […] Ils se rendent au marae les épaules découvertes et ils lancent leurs flèches. Ceux qui sont perchés sur les arbres accompagnent les tirs de leurs cris, afin de savoir qui est celui qui a devancé les autres, et ce, non seulement dans la journée, mais pendant tout le temps que dure cette fête. À la fin de celle-ci, le perdant doit offrir à manger aux autres, tandis que le gagnant le remercie par des fêtes de danse (18).


Bien que pratique « aristocratique », le tir à l’arc génère un spectacle populaire qui, selon Maximo Rodriguez, peut durer plusieurs jours. Le déroulement des épreuves est à souligner, car il est révélateur du cadre général des spectacles de pratiques compétitives : tout d’abord, la pratique (sans doute d’ailleurs plus qu’une autre) est totalement indissociable des rituels religieux qui la précèdent et l’accompagnent. Par ailleurs, les concurrents, au-delà de leurs qualités physiques à leur mana personnel (le prestige de leur lignée et écoute des dieux). Le petit peuple, même exclu de la compétition, participe pleinement au spectacle (jusque dans les arbres pour suivre la trajectoire des flèches). En cela, l’épreuve du tir à l’arc est révélatrice de l’importance de l’exploit physique dans la société ancienne, mais aussi des croyances et des modes de fonctionnement social.  Voyons maintenant comment, au travers de pratiques d’affrontement plus directes, la population entière, hommes et femmes confondus, peut accéder à l’exploit corporel individuel.


III - Affrontements corporels et propédeutique guerrière


Compte tenu du contexte tribal et belliqueux de ces archipels insulaires, nombre de jeux et d’affrontements compétitifs peuvent être assimilés à une propédeutique guerrière. 


James Morrison exprime cette multitude de pratiques d’affrontements qui gravitent autour des fêtes polynésiennes : 


Lorsqu’ils se réunissent pour lutter, ainsi qu’ils le font à toutes les fêtes publiques, une estrade est dressée sur laquelle les lutteurs se promènent frappant de la main droite sur leur bras gauche replié sur la poitrine ; celui qui veut se mesurer avec l’un d’eux en fait autant et, se mettant en posture de combat, ils s’empoignent immédiatement. […] Les hommes et les femmes sont experts dans l’art de la lutte, mais ne boxent jamais, bien que ce sport soit répandu à Raïatea et dans les autres îles. [...] Dès leur jeunesse, ils se livrent à des assauts de bâton et se défendent remarquablement bien (19)


Rappelons que le spectacle des combats excite fortement les esprits et soulève les passions dans la foule des spectateurs, Ces débordements festifs font dire à Bligh : « le cercle se forma de nouveau, mais les lutteurs étaient si nombreux qu’il fut impossible de rétablir l’ordre ». 


Lors des affrontements de lutte (heiva moana), le combat se fait à main nue et le gagnant est celui qui fait chuter l’autre au sol. Tous les coups sont cependant permis, comme le raconte le missionnaire William Ellis, témoin d’un match à Tahiti : 


Mape, homme trapu et actif, bien que de taille moyenne, était un lutteur réputé. On le vit un jour en lice face à un homme de taille et de corpulence remarquable. Après qu’ils se furent empoignés puis séparés, Mape s’avança négligemment vers son adversaire et, une fois face à lui, au lieu de tendre les bras comme on s’y attendait, de toute sa force il lui envoya un coup de tête à la tempe, qui l’étendit au sol (20).


Comme dans la majorité des pratiques traditionnelles, aucune catégorie de poids n’existe et chacun peut être défié par n’importe quel adversaire. Pourtant Morrison raconte que :


si l’un des lutteurs trouve son adversaire trop fort pour lui, il le dit et ils se séparent ; sinon, l’un des adversaires doit tomber. Alors, les femmes qui sont du côté du vainqueur se mettent à chanter et à danser, tandis que le vainqueur se remet à frapper son bras, cherchant un autre adversaire. Le vaincu se retire, nullement abattu par sa défaite (21)


Ce ne sont donc pas seulement une suite de combats singuliers, mais une véritable compétition, puisque le vainqueur remet son titre en jeu en proposant de nouveaux défis. 


En revanche, lors des grands rassemblements, les combats opposent clans et districts entre eux ; la victoire se mesure alors selon le décompte des points victorieux. 


En général, ils luttent entre districts, les femmes étant toujours les premières à lutter ; elles sont plus rancunières que les hommes et ne supportent pas de perdre. Itia et sa sœur excellent dans ce sport et sont souvent victorieuses. Itia dirigeant toujours les combats et décidant du nombre de manches à disputer. L’équipe qui a obtenu le plus grand nombre de « tombés » est déclarée victorieuse. Lorsque la lutte est terminée, les femmes se mettent à danser tandis que les hommes vont lancer le javelot. 


Le lancer de javelot (aperea au patia fa’) est une épreuve de précision (22). Il consiste à viser un bananier distant d’une trentaine de mètres et le javelot qui est au-dessus des autres dans la cible est celui qui obtient le plus de points. Selon James Morrison (et avec la même technique qui perdure aujourd’hui), les Tahitiens « lancent le javelot de bas en haut en le posant sur l’index de la main gauche et en le lançant de la main droite. Les femmes le lancent également […] Les javelots sont de 2,50 m à 5 m de long ». Bien que cette épreuve ne soit pas réellement un exercice guerrier, compte tenu de la taille du javelot, c’est tout de même une pratique utilitaire qui développe l’adresse des guerriers. 


D’autres modes d’affrontement existent ici et là dans les archipels et, parmi elles, la boxe (heiva moto). C’est, semble-t-il, une activité très violente qui ne cesse que lorsqu’un des adversaires est hors de combat (les femmes ne semblent d’ailleurs pas participer à cette épreuve). Selon William Ellis, les champions de boxe « se vantaient du nombre d’hommes qu’ils avaient estropiés ou tués » ; l’auteur rapporte que le combat, une fois engagé, se terminait beaucoup plus rapidement [qu’à la lutte]. On ne parait pas les coups qui, en général, étaient des directs portés avec force et brutalité à la tête. Les combattants se battaient à poings nus et parfois la peau du front était déchirée ou arrachée d’un seul coup de poing. Personne n’intervenait pendant le combat, mais dès que l’un des adversaires tombait, se baissait ou esquivait les coups, il était considéré comme vaincu et le combat se terminait, immédiatement suivi par des cris et des danses triomphales (23)


A Boxing Match, in Hapaee (îles Tonga) - Selon John Webber (18 mai 1777 - 3e voyage de Cook)
A Boxing Match, in Hapaee (îles Tonga) - Selon John Webber (18 mai 1777 - 3e voyage de Cook)

Il semble cependant qu’à l’époque de l’arrivée européenne, les affrontements de boxe n’aient déjà plus été en usage dans l’île de Tahiti (24).


Les jeux d’échasses (rore) enfin, semblaient assez répandus en Polynésie. Aux îles Cook, selon Oliver Douglas, « le but était de renverser l’adversaire (25) », mais c’est aux îles Marquises, où la fabrication des échasses devient un art (26), que la pratique du combat sur échasses semble avoir été une réelle institution. Selon E.S. Handy, « les concours entre les champions des différentes tribus étaient l’événement central de la grande cérémonie commémorative des défunts (27) ». Les deux adversaires se présentaient face à face sur l’aire de spectacle, puis tentaient mutuellement de se faire chuter. Dans la société très guerrière des îles Marquises, cette pratique d’affrontement duelle, même sous cette forme euphémisée d’opposition, représentait bel et bien un autre modèle de pratique tribale propédeutique à la guerre.


En conclusion


Le recensement des principales pratiques corporelles et compétitives, pour lesquelles nous avons tenté de donner un sens culturel et social, amène trois principales observations :


D’abord, la plupart de ces jeux accordent bien plus de place à la compétition physique qu’au hasard. Cela traduit une notion culturelle très fortement ancrée : celle de l’exploit individuel, avec, en particulier, la survalorisation sociale de l’exploit physique.


La seconde remarque est que, par-delà la victoire attribuée à la force, au courage et à l’adresse des concurrents, la croyance populaire affirme la part des esprits dans la victoire. La composante religieuse et spirituelle est donc très présente.


La troisième observation tient aux buts utilitaires évidents des jeux pratiqués. Beaucoup représentent, nous l’avons vu, une propédeutique et même des entraînements très ciblés en direction des guerres tribales ; lesquelles, dans ces sociétés polynésiennes d’avant les contacts, opposaient fréquemment tribus, vallées, voire îles voisines.


D’une façon générale, la fête polynésienne se traduit par une succession de présentations de danses, de pantomimes et de spectacles d’affrontements corporels, le tout orchestré dans un univers de rituels religieux et de règles sociales très précises.


Si l’absence d’écriture en Polynésie ancienne ne permet pas de bénéficier de témoignages indigènes, en revanche, force est de constater que les observations écrites européennes - bien que provenant de navigateurs de nationalités différentes et d’époques assez diverses - se recoupent et se complètent suffisamment pour lever le voile sur la réalité et les formes d’organisations de ces pratiques physiques traditionnelles. 


1 - Même si l’étendue sémantique et les significations culturelles de ce terme are’are’a ne sont guère familières à l’esprit occidental.

2 - Se reporter en particulier aux analyses de Patrick O’Reilly (La danse à Tahiti, p. 2) et de Douglas Oliver (« Jeux et sports en Polynésie ancienne »), in Bulletin de la Sociétés des Études Océaniennes (BSEO), n°288, pp. 2-3.

3 - Peu après la mutinerie de La Bounty, le second maître James Morrison choisit de revenir à Tahiti, y vit au quotidien avec les insulaires et parle leur langue. Sa description de l’île, fruit d’un séjour de deux ans, surpasse toutes celles qui l’ont précédée. C’est en tant que mutin, ramené en prison en Angleterre, qu’il écrit ses souvenirs dans lesquels il révèle un exceptionnel don d’observation.

4 - Journal de James Morrison, second-maître à bord de la Bounty, Société des Études Océaniennes, 1981, p. 184.

5 - Morrison n’emploie pas le terme « surf ». Il décrit toutefois la pratique avec grande précision.

6 - Bougainville, Louis-Antoine de, Voyage autour du monde, éd. Gallimard - Folio classique, Paris, 1982, p. 99.

7 - Morrison James, op. cit., p. 16.

8 - Morrison James, op. cit., p. 189.

9 - Ibidem., p. 188.

10 - Ibidem, p. 189.

11 - Mémoires de Marau Taaroa, dernière reine de Tahiti, éd. Société des Océanistes, 2013, p. 373

12 - Morrison James, op. cit., p. 187.

13 - Henry Teuira, op. cit., p. 285.

14 - James Cook, in JEAN-JO Scemla, op. cit., p. 109.

15 - Maximo Rodriguez, Journal tenu par l’interprète Maximo Rodriguez, à l’île d’Amat, allias Tahiti, 1774-1775, in Bulletin de la Société des Études Océaniennes, Papeete, 1928, p. 88.

16 - William Bligh, in Scemla, op. cit., pp. 837-838.

17 - James Morrison, op. cit., p. 185.

18 - Journal de Maximo Rodriguez, en date du 16 janvier 1775, op. cit. , pp. 83-84.

19 - Morrison James, op. cit., pp. 184-189.

20 - William Ellis, cité par Douglas Oliver, op. cit., pp. 4-5.

21 - James Morrison, op. cit., pp. 184-185.

22 - Aujourd’hui la pratique traditionnelle du lancer de javelot est toujours organisée dans le cadre des rencontres compétitives et folkloriques du Heiva i Tahiti, en juillet. Actuellement, la cible est une noix de coco (entourée de sa bourre) fixée au sommet d’un poteau. Le vainqueur est celui qui place son javelot au plus haut de la noix de coco.

23 - William Ellis, cité par Douglas Oliver, in Les Îles du Pacifique, l’Océanie des temps primitifs à nos jours, éd. Payot, Paris, 1952, p. 6.

24 - La boxe, dont James Morrison affirme qu’elle est « non pratiquée à Tahiti, mais fort répandue à Raïatea et dans les autres îles », n’est effectivement jamais signalée à Tahiti.

25 - Douglas Oliver, op. cit., p. 288.

26 - De nombreux exemplaires d’échasses marquisiennes finement sculptées figurent aujourd’hui dans les musées.

27 - « Contests between champions of tribes constitued the central feature of one of the great memorial feasts for the deads » (c’est nous qui traduisons), Handy E.S. (1923), cité in Bengt Danielsson et Anne Lavondes, Jeux et sports anciens dans le Pacifique, op. cit., p. 27.






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