L’écrivain Victor Segalen a-t-il encore une actualité dans la Polynésie contemporaine ?
- bureau Nahei
- 1 avr. 2023
- 5 min de lecture
par Daniel MARGUERON
Ce dossier sur Victor Segalen est constitué, d’une part des interventions - parfois remaniées- prononcées lors la soirée organisée conjointement par l’association culturelle Tāparau et la Maison de la culture de Pape’ete en novembre 2019, afin de commémorer le centenaire du décès de l’auteur des Immémoriaux (1), et d’autre part de contributions demandées plus récemment à des connaisseurs des écrits de Segalen, afin d’élargir davantage encore les perspectives de compréhension de cet écrivain (2). Les articles complémentaires qui le concernent partagent donc avec les lecteurs de Polynésie leurs questionnements comme leur attachement. Initialement prévue dès 2020, la publication a été retardée du fait de l’épidémie de Covid et des perturbations qu’elle a entrainées dans la vie quotidienne.
La problématique posée dès 2019 était formulée de la manière suivante : Segalen a-t-il encore une actualité dans la Polynésie littéraire contemporaine ? Comment comprendre aujourd’hui le roman les Immémoriaux, et sa conception si particulière de l’exotisme ? Qu’apporte cet écrivain sur les plans littéraires, culturels et humains ?
Je me suis souvent demandé si Victor Segalen avait pu imaginer qu’un jour, soit 112 ans aujourd’hui après la publication des Immémoriaux, son œuvre serait lue et commentée, sous quelles formes et avec quels mots, par ces mêmes Immémoriaux dont il avait engendré, pourrait-on dire, une histoire ancienne, et tout particulièrement dans ce pays insulaire, Tahiti, où, depuis la fin du 18e siècle, a régné une des grandes « allégories édéniques » de la littérature occidentale et française en particulier, que l’on a appelé le mythe tahitien.
En mai 1919 décède, à 41 ans, l’écrivain d’origine bretonne Victor Segalen. Il avait publié le roman composite Les Immémoriaux en 1907, après un séjour en Polynésie comme médecin de la Marine de janvier 1903 à septembre 1904.
On sait que, dans ce roman, Segalen imagine ce qu’a été pour la population polynésienne, et dans la durée d’une vingtaine d’années (1800-1820), l’évangélisation de Tahiti, qui s’est accompagnée du déclin de la culture traditionnelle - ayant perdu ses propres mots recouverts par le discours et la symbolique chrétienne -, et progressivement d’un changement de société. Segalen, grand admirateur également du peintre Paul Gauguin ainsi que lecteur du philosophe Nietzsche, propose, en outre, une nouvelle conception de l’exotisme qu’il définit comme « une esthétique du divers ».

Écrivain, de son vivant marginal, déroutant, inclassable, et ce jusqu’aux années cinquante, Victor Segalen doit d’avoir émergé d’un long anonymat, à la double action, d’abord de sa fille Annie Joly-Segalen qui n’a eu de cesse de faire connaître les nombreuses œuvres inédites au décès de son père, aux côtés d’écrivains séduits par l’originalité segalénienne comme Pierre-Jean Jouve, Francis Ponge, Kenneth White, plus récemment François Cheng, et de critiques littéraires tels que Henry Bouillier, Gilles Manceron, Marie Dollé ou Christian Doumet (voir bibliographie sélective en fin de dossier). Ensuite, sous l’action collective de l’histoire, la grande, quand l’ère des émancipations politiques a sonné et que les discours coloniaux avec leur anthropocentrisme, ont été dénoncés. Ainsi, lorsque la reconnaissance, voire la défense des cultures autochtones, est devenue un enjeu central, et que les questions d’identités collective, sociale, ethnique et personnelle sont apparues, Segalen a rencontré la modernité intellectuelle et trouvé son public. On s’est alors aperçu qu’il avait été un précurseur. Mais rien n’est simple ni évident chez Segalen qui allie, complexité, ambiguïtés, contradictions, et sème le doute aux certitudes les plus assurées.

En Polynésie, c’est l’écrivain Pierre Loti qui a été durablement célébré dans le conservatisme ambiant des goûts, associé aux relents du mythe littéraire et à la glorification coloniale. Il avait la faveur de la bonne société locale, qui ne l’avait pas forcément lu, ainsi que de nombreux voyageurs avides de découvrir le « paradis » tahitien et retrouver le monde lotien ; cet écrivain a bénéficié, notamment, d’un lieu dédié dans la vallée de la Fautaua, d’une statue inaugurée au Bain Loti justement, en 1934 et d’une chanson de bringue Rarahu ia Loti, tandis que le peintre Paul Gauguin a son lycée public à Pape’ete, et que Victor Segalen, lui, n’a bénéficié localement d’aucune marque particulière. Ignoré ou jugé anti missionnaire voire anti colonialiste et de surcroit difficile à lire, il est resté, comme en France, un inconnu, exception faite des quelques bibliophiles locaux - dont, peut-être, le bien connu capitaine Temarii a Teai -, qui avaient pu se procurer l’édition des Immémoriaux de 1948, conçue par l’océaniste Patrick O’Reilly, dans un tirage limité à 125 exemplaires numérotés, et illustrée par Jacques Boullaire.
Si Victor Segalen est demeuré longtemps absent dans le paysage littéraire polynésien, il n’a été adopté localement qu’à la fin des années soixante par une « avant-garde » lettrée en recherche culturelle voire identitaire. Cette avant-garde a rencontré sur son chemin Segalen, elle qui avait le souci de redécouvrir et de connaitre la culture ancienne polynésienne, qu’elle a associé à une volonté d’émancipation personnelle voire politique. Cette génération avait perçu en quoi Segalen marquait une rupture dans la chaine littéraire polynésienne.

Entre l’époque du séjour polynésien de Segalen, au début du XXe siècle, et aujourd’hui, le contexte culturel et religieux a bien évolué. La culture se décline librement avec ses « libéraux » ouverts aux modernités et ses « traditionnalistes » plutôt conservateurs, elle se redécouvre et évolue au gré du temps et des influences, elle s’énonce à travers les langues des archipels, voire de la langue française. En effet, une littérature francophone autochtone, vigoureuse et diverse, s’est développée et a peut-être relégué les (très) nombreux écrits européens au magasin des antiquités coloniales - parfois au prix d’amalgames, de stéréotypes et de rejets sans nuance -. Beaucoup de chercheurs à travers le monde n’ont d’yeux que pour cette jeune littérature polynésienne, qui émergerait ex-nihilo, voire de la seule oralité, perçue avec empathie, mais pas toujours analysée avec le recul et l’esprit critique nécessaires. Depuis peu même, localement, le « droit » de « l’autre » « de narrer » librement est parfois contesté au nom d’une vision exclusive de l’autochtonie, qui se voudrait la seule détentrice du savoir et de la vérité : si tel avait été le cas, il y a 119 ans, Segalen n’aurait jamais pu écrire sur la Polynésie et les Immémoriaux n’auraient pas existé.
On observe par ailleurs sur le plan religieux une sécularisation de la société, notamment chez les jeunes Polynésiens, et si l’on parle parfois de l’École du dimanche, ce n’est pas dans la perspective d’une foi à transmettre, mais d’un lieu privilégié d’immersion et d’apprentissage de la langue tahitienne ! En effet, le souci lié à la situation inquiétante des langues locales dans les échanges quotidiens, s’exprime souvent dans les médias, même si, aujourd’hui, la langue tahitienne s’enseigne de l’école élémentaire à l’université. Et, paradoxalement, l’Église protestante tahitienne la plus radicale en matière culturelle voire théologique, rencontre bien des difficultés avec certains de ses propres fidèles, qui la délaissent au bénéfice d’autres confessions plus conservatrices. Dans les mots, la société admet et clame souvent la nécessité de la communauté ethnique et linguistique, dans la réalité, les pratiques individuelles et les arrangement personnels, empirisme oblige, ont tendance à se généraliser. On ne vit donc plus, stricto sensu, dans les problématiques posées dans les Immémoriaux, mais ce livre interpelle encore ; c’est ce que vont s’attacher à comprendre et illustrer les auteurs des articles.
Les animateurs de la revue Confluences Océanes remercient tous les amis, contributeurs généreux de ce dossier consacré à Victor Segalen, et souhaitent également aux lecteurs de belles et fructueuses découvertes et rencontres !
1 - Il s’agit de Moetai Brotherson, Flora Devatine, Daniel Margueron, Riccardo Pineri, Norbert Vanaa et Tonyo Toomaru.
2 - Jacques Bayle, Danielle Déniel-Tréguer, Tokainiua Devatine et Michel L’Homme.



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