top of page

L’épidémie de peste

Dernière mise à jour : 25 juil.

par Carole ATEM


comme motif du récit de guerre dans les Mémoires apocryphes de d’Artagnan par Courtilz de Sandras : du topos narratif au symbole satirique


Scène de la peste de 1720 à la Tourette (Marseille) - tableau de Michel Serre (musée Atger, Montpellier)
Scène de la peste de 1720 à la Tourette (Marseille) - tableau de Michel Serre (musée Atger, Montpellier)
Mémoires de d’Artagnan
Mémoires de d’Artagnan

Au cours des années 1660, alors que le règne de Louis XIV est en plein essor, la peste ravage les villes traversées par l’armée française. En Afrique du Nord, en Angleterre ou dans les Flandres, les troupes du Roi Soleil font face au fléau qui décime les populations locales. Parmi les témoignages sur ces épidémies successives qui bouleversent les campagnes militaires fondatrices du règne du jeune roi, de longs Mémoires signés d’un personnage historique, d’Artagnan, capitaine-lieutenant des mousquetaires rendu célèbre par la plume d’Alexandre Dumas en 1844, nous livrent quelques tableaux consacrés à la peste. Mais l’auteur de ces pages n’est pas celui que l’on croit : c’est en réalité un écrivain méconnu, Courtilz de Sandras, qui publie clandestinement à l’aube du XVIIIe siècle une série de Mémoires sous le nom de divers personnages réels de son époque. Comme d’Artagnan, Courtilz est un témoin direct des expéditions militaires où l’armée du jeune Roi Soleil est aux prises avec la peste : ancien capitaine de cavalerie, il relate, tout en attribuant le récit à d’Artagnan, des épisodes épidémiques qu’il a lui-même connus.


Ancienne édition des Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas
Ancienne édition des Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas

Dans ce roman aux allures de Mémoires qui a été la source des Trois Mousquetaires, le traitement littéraire de la maladie interpelle le lecteur moderne par plusieurs aspects : la peste y fait figure de fléau divin, selon la tradition, et la description de ses ravages vient dramatiser le récit de la guerre, à laquelle elle donne un pendant thématique ; marquée par un souci du détail qui exacerbe la dimension tragique des scènes narrées, l’évocation de la souffrance et de l’impuissance humaines face à l’embrasement épidémique prend des accents universels. Cette représentation du chaos est aussi le lieu d’un discours discrètement polémique de la part de Courtilz, où il fustige la Cour et les travers des Grands, dans une ironie tout en finesse.


D’Artagnan, Courtilz et les Mémoires : le point sur une constellation de figures aux contours indistincts


En dépit de sa notoriété, parler de d’Artagnan nécessite toujours, quelque cent quatre-vingts ans après sa consécration romanesque par Dumas, un ensemble de précisions préalables. L’exploration par Courtilz de la configuration narrative des pseudo-mémoires, à l’époque où se popularise cette forme dont il est le principal instigateur, s’inscrit dans les pratiques éditoriales de l’anonymat et du pseudonymat qui ont largement contribué à entretenir le mystère autour de certaines figures auctoriales de l’âge classique. Malgré le succès immédiat de ce format littéraire novateur au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, ce n’est qu’après sa mort que des travaux d’exégètes lèveront le voile sur l’identité de Courtilz. Si le pionnier des Mémoires romanesques est bien connu des spécialistes depuis les années 1920, notamment – mais pas seulement – pour son rôle dans la construction du mythe des mousquetaires, son nom commence tout juste à filtrer auprès du grand public, comme le prouve sa mention récente dans un film de vulgarisation solidement documenté sur le véritable d’Artagnan, diffusé en avril 2021 par la chaîne Arte (1). Notre intention n’est pas de retracer la carrière historique du capitaine-lieutenant, ni celle du romancier de l’ombre qui fut, sur ce sujet, le devancier de Dumas ; nous rappellerons simplement que le d’Artagnan de l’imaginaire populaire résulte de la convergence de plusieurs figures, entre réalité historique, chronique d’Ancien Régime et idéal romantique, et que le superstrat dumasien n’est pas seul responsable de cet édifice complexe. Déjà, en 1700, les Mémoires de M. d’Artagnan procèdent d’une imbrication étroite entre narration en trompe-l’œil du mémorialiste prétendu et témoignage autobiographique de l’auteur réel : c’est cet espace d’incertitude ménagé par le statut pseudépigraphique du texte de Courtilz qui légitime le qualificatif d’« apocryphe », en référence à l’exégèse biblique, dans le sens où, s’inspirant de l’humaniste italien Lorenzo Valla, qui a ouvert la voie à la critique philologique en démontrant en 1442 la fausse attribution de la Donation de Constantin (2), le lecteur de Courtilz est interpellé prioritairement par son propre sentiment de suspicion vis-à-vis de l’origine du texte, avant même de questionner son contenu.


Affiche du film d’A. Viatte
Affiche du film d’A. Viatte

Ce qui nous intéressera surtout ici, en relisant ces pages sur la peste avec la conscience de la pandémie actuelle, sera de comprendre comment la rhétorique de Courtilz exploite le pouvoir de brouillage énonciatif des Mémoires apocryphes pour infléchir le récit militaro-politique et faire du motif de l’épidémie le lieu d’une réflexion aux échos singulièrement contemporains.


L’épidémie de peste, un motif épique au service de la geste royale ?


Les trois évocations de la peste que nous nous proposons d’examiner interviennent au sein d’épisodes historiques marquants, à l’époque où, quelques années avant d’ériger le faste de Versailles en stratégie de gouvernement, le jeune Louis XIV, soucieux d’asseoir son pouvoir personnel, s’appuie particulièrement sur les actions de son armée pour consolider la position du royaume face à ses rivaux politiques européens. Les événements se situent entre la fin de la Guerre franco-espagnole (1659) et la première grande guerre du nouveau monarque, la Guerre de Dévolution (1667-1668), c’est-à-dire durant les premières années de la carrière militaire de Courtilz, tandis que d’Artagnan assume déjà un rôle de premier plan dans l’entourage proche du souverain.


Les « trois fléaux de Dieu » : la place de l’épidémie dans l’expression littéraire de l’adversité


Comme le précise l’historien Jacques Revel, « le XVIIe siècle nomme peste toute épidémie, car le terme désigne plus la nature collective de la maladie et son importance qu’un type de mal bien défini. (3) » Ce caractère envahissant d’un mal qui submerge les peuples avec une virulence irrépressible est mis en relief par Courtilz lorsqu’il raconte le célèbre épisode de la grande peste de Londres en 1665 :


« (…) il y était survenu une peste si épouvantable que, dans la seule ville de Londres, il y était déjà mort un nombre infini de personnes. Il est vrai que ce fut là qu’elle agit avec plus de violence ; en sorte que l’on crut qu’il n’y resterait pas un seul habitant. (4) »


Incontrôlable, la maladie mortelle est une instance supérieure qui « agit ». Les tours syntaxiques consécutifs (« si… que », « en sorte que ») et superlatifs (« avec plus de violence »), le sémantisme intensif ou hyperbolique des qualificatifs et des locutions déterminatives (« épouvantable », « nombre infini »), la récurrence de l’idée d’exception (« la seule ville », « un seul habitant ») et l’empli de structures emphatiques (« ce fut là que ») contribuent à la description d’une contamination généralisée. En insistant sur le degré extrême des souffrances, l’écriture recourt aux procédés du pathos pour rendre compte sur un mode tragique d’une épidémie foudroyante, inéluctable.


La puissance destructrice de la peste apparaît de manière encore plus évidente lorsque l’épidémie devient un élément fonctionnel décisif dans l’économie narrative (5). C’est le cas dans le passage suivant, où le thème tragique de la maladie s’articule à celui de la guerre et joue un rôle dramatique crucial.


L’expédition de Djidjelli en Algérie (1664) compte parmi les premiers échecs militaires du jeune roi et de son ministre Colbert. Pour assurer à la France une place stratégique sur la Méditerranée, les armées du duc de Beaufort et du comte de Gadagne envahissent cette ville portuaire, dont le roi veut faire une cité fortifiée. Si les assauts menés contre la Régence d’Alger permettent aux troupes françaises d’investir rapidement les lieux, l’enlisement de la situation vient démentir ce succès initial de l’armée royale, désormais assiégée par l’ennemi et, surtout, accablée par la peste, qui rend impossible le ravitaillement de la place depuis le port de Toulon.


« La peste et la famine étaient survenues en ce pays-là, et avaient empêché le transport des blés qu’il (Beaufort) prétendait. La plupart des maisons où étaient les magasins avaient été infectées de cette dangereuse maladie, tellement qu’on n’avait osé en rien transporter, de peur de la répandre parmi les troupes, comme elle l’était déjà parmi ces habitants. Enfin, après avoir été trois mois entiers dans l’attente de ce convoi, et n’avoir rien vu arriver, la nécessité étant toujours de plus grande en plus grande, on tint conseil de guerre, non pour savoir si l’on demeurerait toujours dans la ville, car cela était impossible en l’état qu’étaient les choses, mais pour délibérer des moyens de se retirer avec plus de sûreté. (6) »


Piégés de toutes parts, les assiégés naguère assaillants sont contraints d’abandonner la ville, au prix d’une ruse militaire. La retraite, nocturne et silencieuse, s’effectuera en toute hâte.


« Cela n’était pas bien difficile, puisque la porte de la mer était ouverte, et tout le danger qu’il pouvait y avoir était pour ceux qui se rembarqueraient les derniers. En effet, les ennemis pouvaient avoir avis du dessein qu’on avait, et entrer dans la ville lorsque la plupart de nos troupes seraient déjà dans les vaisseaux. Pour éviter donc ce qui en pouvait arriver, le duc de Beaufort fit courir le bruit qu’il voulait renvoyer les malades en Provence, et qu’au moins, quand ils seraient partis, cela épargnerait bien des vivres. Il y en avait quantité, ce qui n’était pas extraordinaire, après tant de souffrances, et il l’eût été bien davantage s’il n’y en eût pas eu. On fit embarquer cependant, sous ce prétexte, non seulement l’hôpital avec les malades, mais encore quantité de gens qui étaient en pleine santé. On se déchargea d’autant par-là de ce que l’on devait faire dans la suite. Les Infidèles crurent de bonne foi tout ce qui se publiait de cet embarquement. Cependant, quand cela fut fait, la nuit ne fut pas plutôt venue que Gadagne fit embarquer tout ce qui était dans la ville ; elle fut ainsi abandonnée le 31 d’octobre, trois mois après avoir été prise. (7) »


Mais les pertes humaines dans l’armée française ne se limitent pas à celles subies pendant le siège, et le désastre atteint son paroxysme pendant le trajet du retour, avec le naufrage du trois-mâts La Lune, qui entraîne la mort de sept cents hommes. Le texte des pseudo-mémoires mentionne cet accident en une phrase de conclusion laconique :


« Pour comble de malheur, quelques vaisseaux qui ne valaient pas grand-chose s’ouvrirent en s’en revenant, de sorte que les troupes qui étaient dedans furent noyées avec tous les équipages. (8) »


La structure de cet épisode procède d’un enchaînement d’événements dont chacun engendre un surcroît d’adversité, avec pour pivot narratif l’apparition brutale de la peste, qui marque le point de non-retour dans l’aggravation de la situation. À l’intérieur du cadre que constitue le récit de l’expédition et du siège, élément topique des Mémoires militaires, on peut ainsi repérer la présence d’un véritable « motif narratif », selon la définition formulée par le spécialiste de l’épopée médiévale Jean-Pierre Martin dans ses travaux sur la poétique de la chanson de geste, c’est-à-dire le déploiement d’une « séquence narrative récurrente modifiant les rapports entre les acteurs qui y sont impliqués dans le sens d’une amélioration ou d’une dégradation (9) » ; la survenue de l’épidémie de peste, déterminante, bouleverse le déroulement de l’expédition jusqu’à en inverser l’issue pressentie. Catastrophe historique, la peste devient aussi, dans le contexte du récit militaire, un événement diégétique, à l’origine d’une rupture forte dans le « système actantiel à l’intérieur duquel se transforment les rapports de devoir, pouvoir, vouloir, savoir ou être (10) ». La maladie entre alors dans la composition d’un tableau plus vaste, celui de la guerre et de sa violence, appréhendées tant du point de vue des troupes que des peuples, et son insertion systématique dans un réseau stable de thèmes liés à l’adversité répond aux exigences structurelles de récurrence qui fondent la notion de motif narratif. Ce fonctionnement du motif de la peste au sein d’un ensemble thématique plus large, auquel il s’associe étroitement comme composante du récit épique, est encore perceptible dans un autre passage de l’ouvrage de Courtilz, consacré à l’épidémie en Flandres (1666), à travers la référence explicite au triptyque biblique guerre-famine-peste (11) où se profile par ailleurs l’idée de châtiment divin :


« (…) la Flandre, outre la guerre qui la désolait, l’était encore par la peste. Elle y faisait même un tel ravage qu’il ne lui manquait plus que la famine pour avoir à la fois les trois fléaux dont Dieu donna le choix à David pour le punir de son péché. (12) »


La peste dans ce roman de Courtilz fait donc, en surface, l’objet d’une représentation relativement attendue, qui emprunte des éléments à plusieurs traditions : celle de la tragédie, celle de la chronique militaire, celle de la parabole biblique, celle, enfin, en filigrane, du roman héroïque, par la mise en relation du motif épidémique avec le topos romanesque du naufrage. Au sein de cet ensemble dominé par le thème de l’affrontement, l’épidémie est-elle pour autant un ressort discursif de la célébration épique ?


La dialectique du pouvoir et de l’impuissance : une rhétorique de la glorification ironique


Aux antipodes du discours apologétique, les choix scripturaux de Courtilz donnent au récit des différents épisodes épidémiques une orientation satirique, par laquelle les structures de l’épopée se trouvent subtilement détournées. Loin de s’engouffrer dans la veine d’une historiographie militaire au service de la propagande monarchique, les passages que nous observons ici se signalent par leur ambiguïté. Malgré l’apparente neutralité du narrateur lorsqu’il relate les événements, une dispositio particulièrement éloquente permet de créer des effets de contraste à valeur ironique. Ainsi, dans les lignes qui suivent directement le bilan déplorable de l’expédition de Djidjelli, le texte du pseudo-mémorialiste affecte-t-il de formuler un éloge appuyé de la grandeur du roi, dans une sorte de mise en abyme textuelle où est évoquée avec un enthousiasme volontairement naïf l’écriture d’une future geste royale :


« Le roi avait fort bien répondu à Bussy-Rabutin, quand il lui avait fait dire qu’il voulait écrire son histoire, qu’il n’avait encore rien fait qui fût digne d’être écrit ; mais qu’il lui allait tailler tant de besogne aussi bien qu’à ceux qui auraient la même volonté que lui, qu’ils auraient tous de quoi s’occuper. Jamais prince effectivement n’avait eu des sentiments plus relevés qu’il en avait. Il n’aspirait qu’à se signaler par de grands desseins qu’il mettait en exécution tout aussitôt, en sorte qu’il ne tenait pas à lui d’élever sa gloire au plus haut point que puisse prétendre un grand roi. (13) »


Et Courtilz de poursuivre, quelques lignes plus loin, dans la même logique :


« (…) il n’avait pas plutôt paru que, semblable au Soleil (dont aussi bien il avait pris la devise), il avait dissipé tous ces nuages. (14) »


L’humiliation essuyée par les armées françaises à Djidjelli est rendue encore plus éclatante par une écriture qui fait alterner sans transition récit pathétique et discours dithyrambique. Le traitement littéraire de cet épisode par Courtilz repose en grande partie sur le vertige engendré par un paradoxe frappant : celui d’une figure de souverain glorieux, incarnation de la toute-puissance militaire, que vient discréditer l’impuissance totale de ses troupes face à la maladie. On retrouve l’expression de ce paradoxe dans la dichotomie interne qui sous-tend la narration de l’épisode de Djidjelli, au cours duquel la débâcle finale fournit un contrepoint à la victoire initiale ; au succès de la force martiale répond la faiblesse irrémédiable contre l’adversité naturelle, de même qu’à l’audace conquérante de l’envahisseur répondent très vite le dénuement et la déréliction. Opposant par excellence dans le schéma actantiel de Greimas (15), l’épidémie assume aussi une fonction symbolique : en déclenchant l’irruption du désordre dans le monde réglé de la stratégie de guerre, et en provoquant le basculement imprévu de la situation, la peste apparaît comme un double inversé de la figure démiurgique et ordonnatrice du roi telle que feint de la dépeindre le texte. Tout un jeu d’oppositions semble le confirmer : à la fin de l’épisode, la ruse et la dissimulation remplacent l’intimidation et la force ; le mouvement intrusif et délibéré de l’invasion s’inverse au profit du mouvement imposé de la retraite et de la fuite. À la marche progressive de l’assiégeant se substitue le déplacement régressif de l’assiégé, sous l’action centrifuge et répulsive de la peste, alors que la volonté royale de conquérir Djidjelli faisait auparavant de cette ville le foyer d’une attraction centripète. Les conditions mêmes du rembarquement nocturne, ainsi que le naufrage qui s’ensuit, sont décrits au moyen de couples antithétiques qui se prêtent à une interprétation symbolique : le feu est noyé par l’eau, le triomphe bruyant s’éteint dans le silence, le soleil est éclipsé par l’obscurité. Sous ses allures convenues, le rappel insistant de la devise du monarque et de sa représentation solaire, quelques lignes après le récit de cette traversée des ténèbres, acquiert alors tout son sens.


La maladie joue donc un rôle heuristique dans la mesure où son intervention sert de révélateur, en fissurant l’image de l’omnipotence royale, par ailleurs développée de façon antiphrastique dans le texte. Moteur du dévoilement de la réalité, le motif de la peste dans l’écriture de Courtilz peut même être perçu comme un symbole de la gangrène qui ronge les structures du pouvoir.


La satire d’un corps politique malade


Portrait de d’Artagnan
Portrait de d’Artagnan

Outre l’atout que pouvait constituer le nom de d’Artagnan dans la stratégie éditoriale de Courtilz, le retranchement de ce dernier derrière l’éminent homme de guerre a pour corollaire une complexité énonciative dont l’efficacité rhétorique tient à plusieurs facteurs. Le prestige de cette figure d’élite de l’armée sert de caution au romancier, en conférant une crédibilité accrue au témoignage livré en apparence par un narrateur-commentateur autorisé. Mais l’intérêt de ce régime narratif ne se limite pas à un effet de vraisemblance : l’intrication des voix, celles du mémorialiste supposé et du scripteur réel, produit une ambiguïté discursive qui aboutit à la construction d’un ethos équivoque du « je » narrant. Sous l’apparence d’un discours favorable à la politique royale, le texte des pseudo-mémoires devient une véritable zone de friction entre la parole prétendue de d’Artagnan, figure de la fidélité au roi, et celle de Courtilz, figure de la subversion. Nous nous pencherons ici sur la charge polémique que cette stratégie de la « feintise (16) » permet de donner au motif de la peste dans le texte.


L’échec retentissant de l’expédition de Djidjelli est surtout resté dans la mémoire historienne comme un désastre stratégique, conséquence des désaccords qui opposaient, en interne, les deux commandants français, Beaufort et Gadagne (17). Si Courtilz fait état de ce dysfonctionnement de la machine militaire dans le paragraphe qui suit le récit du naufrage, c’est avant tout pour montrer l’exploitation politique qui en est faite par les rivaux de Colbert, ravis, comme le signale la litote initiale, de la possible défaveur du ministre :


« Les ennemis de M. Colbert ne furent pas trop fâchés de cet accident, non plus que du succès de ce voyage, parce que, quoique l’état y perdît infiniment, ils avaient espérance que cela lui ferait perdre les bonnes grâces de Sa Majesté. Ainsi ils tâchèrent tout autant qu’ils purent de répandre dans le monde quelques fautes qui avaient été faites dans cette expédition, afin qu’il lui en revînt quelque chose ; mais comme il n’y a pas presse à parler contre un Ministre, peut-être le roi n’en eût-il jamais rien su, si l’on n’eût pris soin de l’en instruire par des billets qui furent jetés dans sa chambre à son petit coucher, afin que le lendemain en se levant, il les pût apercevoir lui-même, ou du moins son premier valet de chambre, qui y couchait. Il fallait que ce fût quelque grand seigneur qui les eût semés, parce que tout le monde n’entrait pas là (…) (18) »


Ici encore, une dispositio habile suggère un lien de symétrie entre les manœuvres des courtisans dans le huis clos du cercle royal et celles des généraux sur le champ de bataille, la stratégie cauteleuse des uns offrant un reflet de la stratégie militaire des autres. Sans recourir à la critique frontale, et en empruntant au contraire la voix supposément consensuelle de d’Artagnan, l’écriture s’appuie sur une organisation thématique signifiante pour disqualifier l’autorité monarchique : l’ensemble de l’épisode est ainsi traversé par l’isotopie de la discorde, qui traduit la fragilité d’une structure politique profondément ébranlée par les querelles intestines. On observe un glissement du thème épique de la déroute militaire vers celui, beaucoup plus pessimiste, de l’implosion de l’armée et de la cour : le motif de la peste, dans ce tableau satirique, fonctionne alors comme l’indice d’un désordre déjà présent de manière latente sous l’apparence même du pouvoir et de l’ordre. Dans ce processus autodestructeur qui touche un système politique malade de son obsession autocratique, l’épidémie de peste joue le rôle de catalyseur ; son intervention dans la trame diégétique vient conforter, au niveau symbolique, la représentation de dissensions internes qui sont, en germe, les prémices du chaos.


Dans le passage consacré à la grande peste de Londres, le récit se poursuit sur un mode similaire, lorsque le pseudo-d’Artagnan expose la manière dont le roi d’Angleterre (19), indifférent aux souffrances d’une population exsangue, sacrifie son peuple à ses ambitions en repoussant les négociations de paix organisées par Louis XIV et en engageant ses armées dans la deuxième Guerre anglo-néerlandaise :


« Nos ambassadeurs étaient déjà retirés de cette ville, sur ce que le roi d’Angleterre, après avoir accepté, en apparence, la médiation de Sa Majesté, n’avait pas laissé de faire des demandes si hautaines qu’il était aisé de voir qu’il ne voulait point de paix. Or, quoique la peste ravageât ainsi son royaume, il n’en voulait encore rien démordre, soit qu’il espérât que ce qui était si violent ne serait pas de longue durée, ou qu’il crût que ce mal, qui est appelé à bon droit fléau de Dieu, n’irait pas chercher ses troupes jusque sur la mer. (20) »


La topique de l’épidémie se conjugue là encore, dans un lien d’équivalence symbolique, à celle de l’autodestruction du corps politique, comme l’exprime l’analyse du narrateur, qui suggère que le peuple anglais est tout autant victime de l’orgueil de son propre monarque que de la virulence de la peste. La stratégie de Courtilz consiste ainsi à exploiter les effets satiriques de la « feintise » énonciative, en orientant le lecteur vers des parallèles symboliques à valeur polémique qui, placés dans le discours prétendu de d’Artagnan, entrent en conflit avec ce même discours, et provoquent une discordance ironique plus efficace qu’une condamnation directe.


Conformes aux exigences d’un paradigme romanesque qui adopte les codes de l’écriture mémorialiste d’Ancien Régime, les mentions répétées de la peste dans les Mémoires de M. d’Artagnan ressortissent à la fresque des événements marquants de la chronique européenne à la fin du XVIIe siècle. La représentation de la maladie n’en est pas moins criante d’actualité : thème lancinant, l’épidémie s’impose par ses retours d’une régularité tragique comme une figure intemporelle de la fragilité ontologique de l’homme. L’une des originalités de Courtilz de Sandras se situe dans sa manière d’utiliser les ressources rhétoriques de l’écriture pseudépigraphique pour transformer imperceptiblement la charge symbolique dont est affecté le motif narratif de la peste en arme polémique, dirigée contre l’illusion de toute-puissance qui participe de l’arsenal de l’absolutisme étatique. Pamphlétaire accompli, Courtilz fait des Mémoires apocryphes un espace de contestation, où, en embuscade derrière le rempart de l’anonymat, il joue d’une tension permanente entre sa propre subjectivité et celle du narrateur fictif. Ce que nous souhaiterions particulièrement retenir ici, c’est cet art de l’écriture équivoque, qui n’est pas sans rapport avec une logique de stratégie militaire, vestige textuel ludique du passé martial du romancier.


Édition contemporaine de l’ouvrage
Édition contemporaine de l’ouvrage

1 - Augustin Viatte (Réalisateur), La Véritable Histoire de d’Artagnan, France, Gédéon Programmes/Arte, 2020, 91 minutes.

2 - Lorenzo Valla, La Donation de Constantin (Sur la Donation de Constantin, à lui faussement attribuée et mensongère), traduction et commentaire de Jean-Baptiste Giard, préface de Carlo Ginzburg, Paris, Les Belles Lettres, 1993.

3 - Jacques Revel, « Autour d’une épidémie ancienne : la peste de 1666-1670 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. 17 n° 4, octobre-décembre 1970, p. 955.

4 - Gatien de Courtilz de Sandras, Mémoires de M. d’Artagnan, Cologne, Pierre Marteau, 1701, t. 3, pp. 421-422.

5 - Selon la définition des unités narratives fonctionnelles établie par Roland Barthes dans « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications, n° 8, 1966, p. 7 : « L’âme de toute fonction, c’est, si l’on peut dire, son germe, ce qui lui permet d’ensemencer le récit d’un élément qui mûrira plus tard, sur le même niveau, ou ailleurs, sur un autre niveau (…) »

6 - Mémoires de M. d’Artagnan, t. 3, p. 392.

7 - Ibid., pp. 392-393.

8 - Ibid., p. 393.

9 -  Jean-Pierre Martin, Les Motifs dans la chanson de geste. Définition et utilisation (Discours de l’épopée médiévale 1), Lille, Université de Lille III, Centre d’Études médiévales et dialectales, 1992, p. 368 (ouvrage réédité chez Champion, 2017, « Essais sur le Moyen Âge » 65).

10 - Ibid.

11 - Il s’agit d’une référence à l’épisode biblique du recensement, situé dans le deuxième Livre de Samuel, chapitre 24, où David, puni pour avoir transgressé l’interdit du dénombrement, choisit son châtiment parmi ces trois fléaux.

12 - Mémoires de M. d’Artagnan, t. 3, p. 461.

13 - Ibid., p. 394.

14 - Ibid., p. 395.

15 - Algirdas Julien Greimas, « Éléments pour une théorie de l’interprétation du récit mythique », Communications, n° 8, 1966, pp. 28-59.

16 - La notion de « feintise » renvoie ici à la posture auctoriale dans laquelle la démarche fictionnelle vise à se faire reconnaître comme telle, ce qui rejoint la « feintise ludique partagée » définie par Jean-Marie Schaeffer dans Pourquoi la fiction ?, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1999, à la suite de John Searle dans « Le statut logique du discours de la fiction », Sens et Expression, études de théorie des actes de langage, traduction et préface de Joëlle Proust, Paris, Les Éditions de Minuit, 1982.

17 - Voir notamment le récit de cet épisode historique par Bernard Bachelot dans Louis XIV en Algérie : Gigeri, 1664, Monaco, Éditions du Rocher, « L’Art de la guerre », 2003.

18 - Mémoires de M. d’Artagnan, t. 3, pp. 393-394.

19 - Charles II.

20 - Mémoires de M. d’Artagnan, t. 3, p. 422.


Commentaires


© Tous droits réservés - Association Tāparau.

  • Facebook - Black Circle
bottom of page