top of page

LONDON Jack, La peste écarlate

Dernière mise à jour : 6 août

par Riccardo PINERI


LONDON Jack, La peste écarlate, traduit de l’anglais par Paul Gruyer et Louis POSTIF, éditions Actes sud, Collection Babel, Novembre 2001. 128 pages. Titre original de l’ouvrage : The Scarlet Plague, 1912.
LONDON Jack, La peste écarlate, traduit de l’anglais par Paul Gruyer et Louis POSTIF, éditions Actes sud, Collection Babel, Novembre 2001. 128 pages. Titre original de l’ouvrage : The Scarlet Plague, 1912.

LA PESTE ÉCARLATE, longue nouvelle ou roman court, ce texte a été écrit par Jack London en 1914, deux ans avant sa mort et cinq ans après sa croisière à bord du Snark en Polynésie. Il appartient à la littérature dystopique, contre-pied de la tradition qui remonte à Thomas More de la littérature utopique comme quête et invention d’un lieu idéal, régi par le Bien et l’harmonie sociale. La peste écarlate évoque un monde d’anticipation, se plaçant d’emblée dans une relation critique des inventions humaines et sociales.


Ce texte se situe dans une réalité postapocalyptique, qui suit un événement destructeur pour le genre humain. Nous sommes à San Francisco dans les années 2070, soixante ans après qu’une épidémie a détruit les hommes et leur civilisation, laissant uniquement sur toute la terre quelques milliers de survivants dont une centaine en Californie, parmi lesquels le narrateur, James Howard Smith, ancien professeur de littérature anglaise à l’université de Berkeley. En l’an 2013 a éclaté en Amérique l’épidémie de « peste écarlate », nommée ainsi parce qu’elle frappait les êtres les conduisant rapidement à la mort avec des taches rouges sur le corps, le visage embrasé témoin du feu intérieur qui détruit le malade. 


Soixante ans après, dans une Californie revenue à l’âge de pierre, le vieil homme et trois jeunes adolescents sont rassemblés autour d’un feu de camp, mangeant des moules passées au feu et des crabes. Miraculeusement en vie, James Howard Smith raconte à ses petits-enfants le déferlement de l’infection à une vitesse prodigieuse, la tentative des êtres encore vivants de se réfugier dans les montagnes, l’avancée inexorable du virus destructeur, l’errance dans les forêts de Californie, avant la rencontre d’autres survécus au désastre, rassemblés dans des tribus aux noms variés : tribu des Chauffeurs, tribu de Santa Rosa, tribu d’Utah.


Après trois ans de vie solitaire dans les forêts de Californie, James Howard Smith rencontre un couple de survivants et leurs enfants, une brute surnommé le Chauffeur, violent et hâbleur, ancien domestique du banquier John Van Warden, premier Ministre du Conseil des Magnats de l’Industrie qui dirigeait la société technocratique de l’Amérique avant l’épidémie et sa femme l’ancienne épouse du banquier, une des rares survivantes de la peste qui était restée dans le palais d’été dominant la baie de San Francisco. Le Chauffeur était revenu dans les lieux et l’avait réduite au rang d’esclave, elle ramassait désormais le bois pour le feu, faisait la cuisine et les enfants dans cette hutte des montagnes californiennes. L’inversion des rôles du maître et de l’esclave caractérise ce passage du récit, avec l’accent mis sur la persistance des rapports de domination. Au bout de quelque temps, l’ancien professeur de Berkeley est mis au courant par le Chauffeur qu’il existait, dans les collines de Contra Costa, une autre communauté humaine, la tribu de Santa Rosa. Il trouve ces nouveaux survivants et une femme, Bertha qui deviendra sa compagne et la grand-mère des petits-enfants, auxquels il raconte l’histoire de la peste et des événements qui lui ont succédé.


La première difficulté du narrateur consiste à faire partager aux jeunes gens habillés de peaux de bêtes, vivant de cueillette et de chasse, les références de l’Ancien Monde, les valeurs, les objets techniques (téléphones, avions, cinéma) qui constituaient la civilisation disparue. La fracture entre l’ancienne civilisation et le monde nouveau est visible d’abord dans le langage, dans la différence entre les paroles du vieil homme et celles des petits-enfants :


- Pourquoi, dit-il en lui coupant la parole, tant de phrases à propos de tout, qui ne signifient rien ?  Son parler était guttural et impétueux, et le langage qu’il employait s’apparentait à celui du vieux, qui était lui-même un dérivé tant soit peu corrompu, de l’anglais. Edwin reprit : - Cela m’agace d’entendre, à chaque instant, des mots que je ne comprends pas. Pourquoi, par exemple, grand-père, appelles-tu le crabe une « friandise » ? Un crabe, c’est un crabe, et rien de plus. Que veut dire ce sobriquet ? »


Les gamins l’écoutaient monologuer, d’un air distrait. Ils ne comprenaient pas les trois quarts des choses dont il parlait, et ils étaient las de l’entendre aussi rabâcher. D’autant qu’au cours de ses rêveries à haute voix, il employait un anglais plus pur, qui n’avait qu’un lointain rapport avec le jargon grossier dont ils se servaient et dont il usait vis-à-vis d’eux.


Le signe majeur d’une rupture d’époque, d’un désastre advenu, réside dans la mutation du langage qui, au lieu d’être source de communication et d’abord témoignage d’humanité, devient idiolecte, langage tribal qui met au premier plan le souci de transmettre un sens unique au lieu de faire la différence des choses par la richesse signifiante des mots, comme dans le passage où Bec-de-lièvre, l’autre petit-enfant, réagit au mot « d’écarlate » qu’utilise le grand-père et s’exclame :


« - Si l’écarlate est rouge, pourquoi ne pas dire rouge ? À quoi bon compliquer les choses par des mots que l’on ne comprend pas ? Rouge est rouge. Et voilà tout -. »


Piero di cosimo - scena di caccia (Scène de chasse)
Piero di cosimo - scena di caccia (Scène de chasse)

Savoir faire la différence entre « écarlate » et « rouge » cela implique non pas un signe distinctif de classe sociale, un privilège du langage cultivé sur le langage-jeune, mais il signifie l’éducation à la différence comme fond de toute culture. Les petits-enfants de l’Amérique postapocalyptique sont d’une certaine façon nos petits-enfants, les héritiers de notre civilisation actuelle, celle du langage Slam, de la novlangue des messages Sms destructeurs de la pensée, légitimée par la « langue inclusive » des nouveaux maîtres complaisants : « une pompière », « une écrivaine » et leur revendication de toilettes « non-genrées ». La littérature dystopique de London ne travestit pas la réalité, elle la dépasse d’un bond pour anticiper le futur possible. Au début du XXe siècle, deux ans avant la Première Guerre mondiale et la guerre mondiale qui lui succédera, les tsunamis et les éruptions volcaniques, les fours crématoires, le napalm déversé sur le Vietnam, la destruction des villes du Moyen-Orient, la « peste écarlate » de London montre le destin de l’humanité, condamnée au retour aux origines violentes de l’histoire, à l’oubli des valeurs qui l’ont soustraite aux ténèbres primitives.


Dans le récit du vieil homme cohabitent les sentiments hétérogènes que l’épidémie met en lumière.


« Deux hommes furent désignés pour sortir et emporter les cadavres. C’était, pour eux, le sacrifice probable de leur vie. Car leur besogne accomplie, ils ne devaient plus réintégrer notre refuge. Un des professeurs qui était célibataires, et un étudiant se présentèrent comme volontaires. Ils nous firent leurs adieux et nous quittèrent. Ceux-là aussi furent des héros ! Ils donnèrent leur vie pour que quatre cents autres personnes pussent vivre. »


Le sacrifice consenti de certains, comme les médecins qui s’ingénient devant l’impossible guérison de la contamination, accompagne aussi la dégradation de l’humain :


« Comme il traversait la pelouse, afin de gagner la rue, il nous croisa et feignit de s’appuyer contre un arbre, pour nous laisser passer. Mais juste au moment où nous nous trouvions en face de lui, il tira soudain son pistolet, visa et tua Dombey d’une balle en pleine tête. C’était un meurtre gratuit, car nous ne le menacions pas et, l’instant d’après, je l’abattais moi-même ».


La dure loi de la survie met à taire tout sentiment de partage :


« Le lendemain matin, la peste fit parmi nous sa première victime : une petite nurse de la famille du professeur Stout. L’heure n’était point de faire du sentiment. Espérant qu’elle était la seule atteinte, nous lui intimâmes l’ordre de s’en aller et la poussâmes dehors. Elle obéit et s’éloigna à pas lents, en se tordant les mains de désespoir et en sanglotant lamentablement. Nous n’étions pas sans ressentir toute la brutalité de notre acte. Mais qu’y faire ? Pour sauver la masse, il fallait sacrifier l’individu ».


L’événement-limite de la peste met en lumière les instincts primordiaux qui sommeillent chez les humains, il est porteur « d’apocalypse » dans le sens biblique de « révélation », il manifeste les choses qui peuvent arriver, comme trente ans après Albert Camus le mettra en lumière dans son roman La peste.


Les trois jeunes gens découvrent trois squelettes enfouis dans le sable :


Edwin, avec la pointe de son couteau de chasse, avait commencé à faire sauter les dents de la mâchoire d’un des squelettes ; - Seigneur, que fais-tu là, répéta le vieux, tout effaré. - C’est pour en fabriquer un collier, répondit le gamin. Les deux autres garçons imitèrent Edwin, grattant ou cognant, de la pointe ou du dos de leurs couteaux. Le vieux gémissait : « Vous êtes des sauvages, des vrais sauvages. La mode vient déjà de porter des parures de dents humaines. La prochaine génération se percera le nez et les oreilles, et se parera d’os d’animaux et de coquillages. Aucun doute là-dessus. La race humaine est condamnée à s’enfoncer de plus en plus dans la nuit primitive, avant de reprendre un jour sa réascension sanglante vers la civilisation. »


Avec la question du langage, London met ici en évidence comment l’épidémie détruit un autre élément fondamental de toute culture, que Vico, le fondateur de l’anthropologie philosophique, avait théorisé : le défaut d’enterrement des corps, l’abandon des morts aux bêtes sauvages. L’enterrement qui consiste dans le rite mémoriel de respect pour l’autre homme, d’hommage qui conserve dans la sépulture le respect du vivant pour le mort, est totalement absent dans cette Californie de l’après-désastre, les cadavres sont abandonnés sur place, source de nouvelle prolifération de virus.


Six ans avant l’épidémie de grippe espagnole qui a décimé la population mondiale, le récit de London reprend les thèmes chers à l’écrivain, la lutte pour la vie, la maladie, la présence de la mort et la dimension tragique de l’existence humaine, la nature magnifique et redoutable, pour les traduire dans un contexte postapocalyptique dans lequel quelques survivants ensauvagés sont obligés de répéter les premiers pas qui conduisent de la sauvagerie à la civilisation.


Homme paradoxal, à la fois maître et esclave, fort e faible, vagabond et entrepreneur agricole millionnaire intéressé d’abord par l’argent, Jack London associe son adhésion au socialisme, conçu comme défense des ouvriers et des pauvres gens, à la théorie du Darwinisme social, de la conception que la lutte au cœur de la civilisation sélectionne les plus forts. La logique nietzschéenne de la volonté de puissance débouchera souvent chez London sur un racisme théorique où l’homme blanc tient un rôle dominant dans la marche du progrès. Casse-tête littéraire et humain, cent ans avant notre ère London interroge, dans ce texte prophétique, les choix qui induisent la catastrophe et qui se cachent sous le couvert du progrès et de la logique du Bien-être pour tous. London est un écrivain qui dépasse les modes, les tiroirs à fiches idéologiques parce qu’il touche aux sources mystérieuses de la vie qui habitent le cœur de tout homme : la passion et la haine, l’amour et l’horreur de l’être. Les protagonistes de ses récits, loups, chiens, boxeurs, marins, voyageurs et aventuriers, ont presque tous les mêmes instincts et suivent tous le même chemin. C’est cela qui le rend infréquentable et illisible pour les « littérairement corrects » d’aujourd’hui, notamment les trois Abbesses sociales de la littérature française, Madame Angot voyageuse autour de son nombril, Marie Darrieussecq au service confortable des migrants, Virginie Despentes auteure de la punk-porno littérature.


Comme la vraie vie, la véritable littérature n’existe que par le dépassement du danger de l’angélisme réconfortant, par la mise en lumière des possibilités inscrites dans la nature profonde de l’homme.


« La même histoire, dit-il en se parlant à lui-même, recommencera. Les hommes se multiplieront, puis ils se battront entre eux. Rien ne pourra l’empêcher. Quand ils auront retrouvé la poudre, c’est par milliers, puis par millions qu’ils s’entre-tueront. Et c’est ainsi, par le feu et par le sang, qu’une nouvelle civilisation se formera. »


À la fin du récit, le narrateur révèle aux jeunes gens l’endroit d’une grotte au sein de la falaise où il a réuni beaucoup de livres « qui contiennent un résumé de la sagesse humaine. J’y ai placé aussi un alphabet, avec clef explicative, qui permet de lire et de comprendre son rapport avec l’écriture des images. Un jour viendra où les hommes, moins occupés des besoins de leur vie matérielle, réapprendront à lire. » Le récit se clôt sur une dimension d’espoir, sur l’évocation de l’espace de la bibliothèque qui, comme les grottes préhistoriques où l’homme a dessiné les figures de la main et des animaux chassés ouvrant du même coup une histoire inédite pour l’humanité, est un espace de l’attente pour une nouvelle époque de l’être.


Commentaires


© Tous droits réservés - Association Tāparau.

  • Facebook - Black Circle
bottom of page