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Précis historique et véritable du séjour de Joseph Kabris - NATIF DE BORDEAUX


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Dans les îles de Mendoza situées dans l’Océan Pacifique sous le 10e degré de latitude sud et le 240e degré de longitude. 


Six mois après la malheureuse affaire de Quiberon, je m’embarquai sur un vaisseau anglais pour la pêche de la baleine dans la mer Pacifique, notre navigation fut heureuse jusqu’aux parages des îles de Mendoza. 

Après avoir pêché six baleines, notre capitaine profita d’un moment de grand calme pour régaler l’équipage avant le travail du dépeçage. 


Au milieu de notre repas, toutes nos voiles étant tendues, il vint tout à coup du nord un vent si furieux qu’il brisa tous nos mâts. La mer devenant très orageuse, aidés du vent, nous dirigeâmes notre marche vers une terre que nous apercevions à dix lieues environ. 


Lorsque nous fûmes arrivés à près de trois lieues de cette terre, notre vaisseau, jeté par la violence des vagues sur un rocher sous-marin, s’y brisa en un instant, et s’engloutit sans nous donner le temps d’avoir recours aux chaloupes. Je me jetai à la nage pour m’emparer d’une partie des débris du pont, sur lequel le cuisinier de l’équipage s’élança presqu’aussitôt que moi, et s’attacha fortement, ne sachant pas nager. Malgré la violence des vagues qui nous rapprochaient et nous écartaient alternativement de la terre, je dirigeai seul à la nage ce radeau vers l’île de Sainte-Christine, la plus grande des îles de Mendoza, où nous abordâmes par un temps plus calme, vingt-quatre heures après notre naufrage, épuisés de soif, de faim et de fatigues, et brûlés par le soleil le plus ardent, qui réduisait très promptement en sel l’eau qui se déposait sur les parties de notre corps hors de la surface de la mer. 


Abordés sur un rocher, nous y prîmes peu de repos, tant la soif nous tourmentait ; et, après avoir rendu grâces à Dieu de notre délivrance, nous avançâmes dans les terres, où nous rencontrâmes bientôt deux hommes allant à la pêche, qui furent très surpris de notre rencontre, et nous pareillement de la leur, observant leurs visages et leurs corps nus tatoués dans toutes les parties. Après leur avoir fait connaître nos besoins, pendant qu’ils nous considéraient avec beaucoup d’attention en tournant autour de nous, ils nous prirent chacun par la main pour nous engager à les suivre, ce que nous fîmes sans difficulté, mais non sans défiance. 


Nous grimpâmes avec eux une montagne escarpée à travers des chemins étroits et bordés de précipices, où ils marchaient avec beaucoup d’assurance, pendant que nous avions une peine infinie à tenir pied, même en nous aidant de nos mains. Par pitié pour nous, et pour nous soulager, ils nous chargèrent sur leurs épaules, et nous transportèrent ainsi avec beaucoup d’agilité toute la partie la plus dangereuse de cette route. 


Arrivés au-dessus de la montagne, ils nous montrèrent dans la plaine opposée à la mer, une forêt d’arbres très élevés, sous lesquels leurs habitations sont placées à l’abri du soleil ardent de ce climat. 


La première habitation dans laquelle nos guides nous firent entrer, fut celle du chef ou roi de la nation, qu’ils appellent Quaitenouïy.


Il était absent, et assistait à des danses et des jeux qui se célébraient près de quelques habitations éloignées. 


Nous restâmes seuls le peu de temps que nos guides employèrent à annoncer notre arrivée, dont le bruit interrompit les danses ; et dans un instant l’habitation du Quaitenouïy fut remplie de femmes qui se succédaient pour nous considérer sous tous les angles, en nous faisant tourner de droite et de gauche, et d’hommes qui ne cessaient de nous pincer la peau pour nous tâter, ce qui, tout en nous déplaisant beaucoup, nous faisait craindre d’être destinés à être mangés. 


À l’arrivée du Quaitenouïy, nous cessâmes d’être tourmentés. Il nous traita avec bienveillance, en nous prononçant quelques mots de mauvais anglais, ce qui nous fit grand plaisir. Après lui avoir fait connaître nos besoins, il nous conduisit à une petite rivière où nous nous désaltérâmes à notre aise ; et à notre retour dans l’habitation du Quaitenouïy, en attendant qu’on nous servît du cochon que l’on nous faisait griller, et des fruits pour notre repas, nous fûmes entourés de femmes qui ne cessèrent de chanter de joie de nous voir.


Après le repas, le Quaitenouïy nous mena dans la forêt au milieu des habitations, où, malgré ses ordres, nous éprouvâmes, de la part des hommes et des femmes, les mêmes importunités dont j’ai parlé, mais sans les racines ceintes, ayant été rassurés par les discours du Quaitenouïy, qui nous ramena vers son habitation, où il nous indiqua à chacun une cabane pour nous reposer et une femme pour nous servir. 


Pendant quatre mois environ, nous avons été traités par ces insulaires avec beaucoup d’égards et de soins. À cette époque, le Quaitenouïy nous engagea à nous faire tatouer partout sur le corps, ce qui, chez ces peuples, est le signe de la virilité, les enfants ne pouvant l’être avant douze ou quatorze ans, et les femmes ne l’étant que sur les lèvres, le bas des oreilles et les extrémités des pieds et des mains. 


Cette cérémonie nous fut faite par un insulaire, qui se servit pour cela de plusieurs espèces de pointes à rayer du papier de musique, faites en bois de bambou ou d’os de poisson, dont les pointes sont extrêmement aiguës, refoulées sur une face pour recevoir le jus d’une herbe que l’on introduit entre cuir et chair, à l’aide de piqûres, et qui donnent à tous les dessins une couleur d’un bleu pareil au tournesol. Après cette cérémonie, qui nous incorporait à cette nation, nous fîmes choix chacun d’une femme, que nous épousâmes suivant l’usage de ces insulaires, qui consiste simplement dans la demande agréée des parents de la femme, que terminent un repas et des danses où l’on invite les parents et les voisins. 


L’île de Sainte-Christine, que ces peuples appellent Nou-Kahiva, contient dix nations ou peuplades qui habitent chacune un canton particulier de l’île. Les autres îles environnantes contiennent également plusieurs nations. Chacune de ces peuplades compte deux à trois mille individus, dont les hommes et les femmes sont tous tatoués de la même manière. 


Ces peuplades sont fréquemment en guerre, soit avec une peuplade de la même île, soit avec une peuplade d’une île voisine. Dans le dernier cas, les expéditions militaires se font à l’aide de grands canots, dont les plus grands peuvent contenir jusqu’à près de soixante-dix hommes. Ces canots sont faits d’un seul tronc d’arbre dont le diamètre est de sept à huit pieds, et dont les bords sont rehaussés par des planches entretenues par des liens faits de branches d’arbres que l’on fixe avec des os de poissons pour chevilles. 


Les hommes, à la guerre, se parent de leurs effets les plus précieux : leurs armes consistent dans la fronde et le javelot, dont ils se servent avec beaucoup d’adresse. L’extrémité de leurs javelots est faite d’un os de poisson plat de la longueur de six pouces environ, et percé d’une infinité de trous ; il se brise dans le corps qu’il atteint. Enfin, ils utilisent des massues, dont l’extrémité est taillée de chaque côté en quatre pointes de diamant. 


Chaque peuplade porte à la guerre un étendard de la couleur qu’il a adoptée. Celui de la peuplade dont j’ai fait partie est blanc. 


Le premier prisonnier fait à la guerre est traîné dans le camp la corde au col. On lui coupe la tête, que l’on porte au bout d’une pique, pour servir d’étendard et pour narguer l’ennemi qui n’a pu obtenir ce premier succès. 


La guerre se termine ordinairement par une seule bataille où ces hommes se battent avec le plus grand courage et le plus grand acharnement. 


Après la bataille, on mange les prisonniers, dont les yeux, la cervelle et les joues leur paraissent un mets délicat. On met les têtes à part pour construire, en forme de voûte, une espèce de temple qu’ils appellent maroïe, dont les têtes forment la chape intérieure. On remplace les yeux de chaque tête par des coquilles blanches, sur le milieu desquelles on assujettit une autre petite coquille noire pour former la prunelle. Toutes ces têtes sont enfilées, comme des grains de chapelets, par des tiges de bambous. 


Ces temples, dont la construction emploie chacun de trois à quatre mille têtes pour être portés à leur perfection, sont sacrés. L’entrée en est interdite aux femmes, aux enfants et aux hommes qui n’ont point encore été à la guerre. 


Pour guérir les blessés, on lave leurs plaies avec beaucoup de soins ; on les recouvre d’une herbe dont les feuilles sont très larges, et que l’on maintient par des bandes de toile, qui cicatrisent leurs plaies en très peu de jours. 


L’habitation de chaque insulaire est établie au milieu de la portion de forêt qu’il se choisit et dont les fruits des arbres doivent lui servir de nourriture. Au besoin, il a recours aux fruits des arbres de la partie de forêt qui n’est occupée par personne. 


Chaque habitation est un carré long de dix pieds sur cinq ou six de large, et huit à dix de hauteur, construite à un seul égout, avec des branches d’arbres et feuillages, ayant une ouverture pratiquée dans le milieu de la grande partie tournée vers le soleil, pour en rendre l’intérieur moins obscur. 


Ces insulaires vivent des fruits de l’arbre à pain qu’ils appellent maïe, du cocotier qu’ils appellent daiysi, de poissons qu’ils appellent naïka, qu’ils mangent crus, et d’une race de petits cochons, de chiens, de chats, et de rats qu’ils désignent sous le nom de pourko.


Les rats de ces îles sont blancs et n’habitent que les montagnes. 


Ils pêchent le poisson à la ligne et au filet, en faisant usage de petits canots dans lesquels dix hommes peuvent entrer. 


Ils ne cultivent aucune plante légumineuse. 


Ils n’accordent leurs soins qu’aux arbres à fruits, dont ils entretiennent les plantations, et à celui d’un arbre qu’ils appellent déhonté, espèce de grand pin dont la pelure leur sert à faire des morceaux de toile. Cette pelure est très épaisse. 


Après l’avoir mise tremper dans l’eau pendant trois ou quatre jours, ils l’étendent à volonté sur une pierre lisse, où elle s’élargit et s’allonge en la frappant d’abord avec un morceau de bois plat, puis avec un pareil morceau de bois, mais cannelé, pour lui donner une forme gaufree. 


Les instruments dont ils se servent pour leurs travaux industriels, sont la hache, qu’ils appellent toekitoué, faite d’une pierre tranchante qu’ils attachent à un morceau de bois; le couteau et le rasoir, qu’ils appellent cohaie, qu’ils font avec des os d’homme ou de poisson, ou des morceaux de bambous qu’ils taillent en lames très aiguës. 


Ces peuples éprouvent, tous les trois ou quatre ans, des disettes causées par les chaleurs, qui sont quelquefois si excessives qu’elles dessèchent les feuilles et les fruits des arbres, et contraignent les poissons à se retirer dans le fond de la mer. Ces insulaires alors se battent entre eux au moindre sujet de dispute, et s’égorgent pour se manger même entre parents. 


Ce fut à l’époque d’une de ces disettes que je répudiai ma première femme, dont je n’eus point d’enfants, pour avoir, aidée de ses frères et sœurs, mangé sa mère et m’en avoir proposé; et qu’alors j’épousai une des filles du Quaitenouïy, chef ou roi de la peuplade dont je faisais partie. Mon mariage avec cette seconde femme, que je charmai par mes manières et par la facilité avec laquelle je faisais des instruments et des objets de décoration, se fit avec beaucoup d’appareil et de fêtes qui durèrent pendant neuf jours. J’ai eu de cette seconde femme deux garçons, à la naissance desquels j’ai donné un repas à mes parents et voisins, suivant l’usage de ces peuples en pareille occasion. 


Hors les temps de disette ou de guerre, ces insulaires sont très humains, et traitent avec beaucoup d’égards les étrangers qui peuvent, en toute sûreté, traverser les territoires et camps des peuples en guerre. Ils aiment beaucoup la danse et la musique. 


Leurs instruments sont le tambourin, une sorte de flûte qu’ils font résonner avec le vent des narines, et de petits bois qu’ils frappent l’un contre l’autre avec mesure et mouvements réglés. S’ils n’ont point d’instruments, ils battent la mesure des mains en les agitant de toutes sortes de manière. Pour faire de la musique, ils s’asseyent en rond, les jambes croisées.


Le tambourin forme un point rentrant de la circonférence du cercle : près de lui sont de chaque côté les joueurs de flûte, et après ceux qui battent la mesure avec de petits bois. La parure des hommes consiste en une calotte unie d’écailles de tortue, que l’on fixe sur la tête avec des os de poisson que l’on fait entrer dans la chevelure, nouée par un morceau de toile. Cette calotte est percée de trous pour la garnir de plumes de diverses couleurs ; en une barbe épaisse et longue remplie de dents de poissons ; en une ceinture de toile très longue qui leur serre les reins, et dont les extrémités pendent l’une sur le devant et l’autre passe par derrière entre les cuisses ; en un manteau fait d’écorces d’arbre, et enfin en un grand nombre de tresses faites de cheveux des hommes tués à la guerre. Les hommes portent très peu de cheveux, étant rasés sur le milieu de la tête, du front à la nuque, sur une largeur de deux pouces environ, et sur ses côtés dans toute la partie au-dessous du niveau des yeux. 


Le roi ou Quaitenouïy, dont l’autorité est héréditaire, n’est distingué des autres hommes que par la grandeur de sa calotte d’écailles de tortue, qui est découpée et ciselée, et par un collier de perles auquel pend une espèce de grand hausse-col garni de pierres et coquillages. 


La parure des femmes consiste en un petit tablier d’écorces d’arbre, qui descend à demi-cuisse; en un mouchoir qu’elles mettent sur la tête ; en des pendants d’oreille faits d’écailles de nacre de perles et de plusieurs colliers de perles, de fleurs et de fruits secs et odorants qui ressemblent à des petits concombres, et enfin en un manteau pareil à celui des hommes. 


Ces peuples, sans principes de religion, ont pourtant quelques pratiques superstitieuses. 


Au commencement de leurs repas, ils prennent un morceau de leur manger qu’ils jettent derrière eux, par-dessus la tête, pour en faire don au soleil. 


C’est un grand crime à leurs yeux de répandre de l’eau sur le sol de l’intérieur de leur habitation. Quand ce malheur arrive, ils changent la terre et les pierres mouillées. 


Ils sont sujets à une espèce de fièvre qui leur dure quinze ou vingt jours, et dont ils imaginent guérir par les sortilèges de quelques-uns d’entre eux, qui passent pour sorciers ou médecins, auxquels ils font des cadeaux qui consistent dans une arme, un outil, un vase de coco, des plumes, des coquillages et autres choses de cette espèce. 


Les guerres étant fréquentes, les hommes y meurent rarement vieux. Quand un homme meurt de vieillesse, il est estimé saint. On expose son corps au soleil, attaché à un pieu, en l’enduisant d’huile de coco, pour l’empêcher de se gâter. Quand il est bien sec, on le met dans un cercueil de bois, que l’on place sur un arbre à pain, qui devient son mausolée, et dont on ne mange plus les fruits ni de ceux des arbres qu’il protège de son ombre. Le jour du placement de son cercueil, ses parents, pour honorer sa mémoire, s’asseyent au pied de l’arbre pour le pleurer, et se font sur la figure, le corps et les bras, des incisions pour en laisser couler du sang dont ils ne lavent et guérissent les plaies qu’au bout de trois jours. 


J’ai vécu neuf ans dans ces îles, heureux et content, y manquant très rarement des choses nécessaires à mon existence ; la guerre, la seule des peines que j’y éprouvais, étant plus dangereuse que longue et fatigante. Pendant mon séjour, il passa un bâtiment hollandais avec lequel je fis divers échanges, et dont le capitaine m’engagea à revenir en Europe; ce que je refusai, me trouvant parfaitement heureux dans ces îles, où je serais encore, si le capitaine russe Krusenstern, qui aborda dans ces îles pour y prendre des rafraîchissements et y faire quelques échanges, ne m’avait de vive force retenu sur son bord pour me conduire à St. Pétersbourg, et me présenter à l’empereur Alexandre, qui m’a comblé de ses bienfaits.


Rédigé par Mr A. F. Dulys, d’après les renseignements fourni par Mr. J. Kabris, qui déclare le présent sincère et véritable.


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