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Segalen et nous

par Moetai BROTHERSON


Édition des Immémoriaux, Plon 1956
Édition des Immémoriaux, Plon 1956

Ia ora na,


Je ne suis pas un universitaire et je me suis demandé pourquoi Daniel me sollicitait, moi. Quelqu’un a dû lui dire que j’avais lu Segalen ! Et la question que je me suis posé, c’est finalement quelle est l’actualité de Segalen aujourd’hui en 2019 ? 


J’ai fait un petit sondage autour de moi parmi les jeunes. J’ai posé la question à des étudiants qui sont actuellement en licence ou niveau licence à l’université. Si je te dis Segalen ? réponse : il ne s’est pas présenté à l’élection présidentielle ? Non c’est Ségolène… c’est une vraie réponse ! Ségolène est une femme. 95 % des jeunes à qui j’ai posé la question ne connaissent pas Segalen. Ils ne l’ont jamais lu. J’ai posé la question à ma fille qui est en licence, elle connaissait Segalen et les Immémoriaux Qu’est-ce qu’il raconte dans ce roman lui ai-je demandé ? Mais elle ne l’avait pas lu. Peu connaissent Segalen, sauf ceux que Daniel a obligé évidemment à lire Segalen… sous la menace ! J’ai posé la question à mon petit dernier de six ans qui m’a dit « Sega », je connais c’est un jeu ! C’est une boutade mais quand même ça donne une idée de la réalité de Segalen en Polynésie en 2019.


Alors le titre de mon intervention, c’est Segalen et nous. Avant de parler de nous, je vais vous parler de moi. J’ai un aveu à vous faire, ça sera peut-être un peu contrarier Daniel mais je n’ai pas lu les Immémoriaux de Victor Segalen. Je sens le choc ! À l’âge de 11 ans… je suis obligé de dire je ne peux pas dissocier l’homme politique que je suis aussi aujourd’hui, du lecteur avide que j’ai toujours été et de l’écrivain que je suis occasionnellement quand j’ai le temps. Parce que j’ai commencé à lire énormément à l’âge de 11 ans, c’est l’année où ma conscience politique indépendantiste, pour ceux qui ne le sauraient pas, s’est éveillée puisque cherchant des réponses à mes questions, je me suis mis à lire tous les bouquins qui me tombaient sous la main. En l’occurrence, c’était la bibliothèque du collège de Fitii à Huahine. Je n’ai pas lu les Immémoriaux de Victor Segalen, mais un jour en posant la question à la bibliothécaire en disant, je voudrais un livre qui parle de nous. Elle m’a dit il y a un truc là-bas, c’est un peu déchiré, mais c’est intéressant, je n’ai pas tout lu parce qu’après c’est un peu compliqué. C’est vrai c’était un livre un peu reconstitué avec des pages photocopiées d’autres collées avec du scotch. Il n’y avait pas de couverture, j’ai lu ce livre et, à l’époque, je faisais des petites fiches de lecture sur des blocs Rhodia sur lesquels je notais tout. Aujourd’hui c’est sur un i-pad. J’ai noté les passages que j’avais retenus de ce livre. Pour moi c’était le premier roman historique polynésien écrit par un Polynésien, que j’ai lu. À l’époque Chantal n’avait pas encore publié ni ma voisine Flora et donc pour moi ça a été un choc, c’était le premier roman historique polynésien que je lisais. Et voilà des extraits que j’ai notés à l’époque : « Cette tresse, on l’a nommée Origine du verbe car elle semblait faire naître les paroles. C’est mauvais signe lorsque les mots se refusent aux hommes que les dieux ont désignés pour être gardiens des mots. Car on sait qu’au changement des êtres afin que cela soit irrévocable doit s’ajouter l’extermination des mots, et que les mots périssent en entraînant ceux qui les ont créés. Et un dernier extrait que j’ai mis trois jours à comprendre ce qu’il voulait dire, je ne suis toujours pas sûr d’avoir compris. Ainsi ils jetaient avec profondeur des parlers obscurs comme les maitres conseillent d’emmêler parmi les desseins ambigus. Puis ils feignaient de discourir en dormant car ils savaient combien la voix d’un rêveur étonne les gens éveillés ».


Bord de mer à Papeete quartier résidentiel de Paofai, début du XXe siècle
Bord de mer à Papeete quartier résidentiel de Paofai, début du XXe siècle

Les spécialistes de Segalen que vous êtes ont reconnu les Immémoriaux de Victor Segalen. Sauf que moi sur la couverture du livre que j’avais en main, il y avait marqué : Les hymnes mémoriaux ! À la place de l’auteur, il y avait trois lettres : AMJ. Et donc je venais de lire le premier roman historique polynésien, écrit par un certain AMJ. Quelques années plus tard, je suis venu à Papeete. On nous avait fait une visite de la présidence du gouvernement, au fare potee à l’entrée du Haut-Commissariat. Et pendant toutes ces années, ça me trottait dans la tête : qui est cet AMJ ? Ce n’est pas un Polynésie standard, car il écrit plutôt bien. Il a un langage assez rare. Donc ça doit être un intellectuel polynésien, je n’en connaissais pas beaucoup à Huahine. Je suis arrivé à Papeete, je cherchais un peu comme ça et lors de cette visite de la présidence du gouvernement, on m’a présenté un monsieur. Il s’appelait Alexandre Moeava Ata. Et à la manière dont il s’exprimait, j’étais sûr que c’était lui parce qu’en plus Alexandre Moeava j’avais A et M, il n’y avait que J qui coinçait et j’étais à moitié content. J’ai continué à chercher je me dis, c’est peut-être pas lui. Et puis un jour je suis venu à la Maison de la culture qu’on appelait à l’époque l’OTAC et il y avait John Mairai sur ce qui est devenu le paepae a Hiro. L’auteur c’était soit Ata soit John Mairai. Et donc l’année d’après, en allant dans une librairie de la place près de la cathédrale, je suis tombé sur les Immémoriaux de Victor Segalen, et là le pot aux roses a été dévoilé. Et ça m’a questionné parce que je me suis dit pendant toutes ces années que ce bouquin avait été écrit par un intello polynésien. C’est vrai, il a été écrit par un intello mais pas polynésien. je vais pas dire que l’écrivain que je suis devenu doit quelque chose à Segalen parce que ce serait prétentieux de ma part mais je ne peux pas m’empêcher de penser que quand J’ai commencé à écrire, cette espèce de Trinité John Mairai, Alec Ata et puis Segalen -le père, le fils, le Saint-Esprit, je sais pas dans quel ordre il faut les mettre, m’a influencé, en tout cas m’a poussé à écrire Pour ce qui me concerne je pense que je dois quelque chose à cet écrivain Victor Segalen parce que j’ai, par la complexité du roman, de même ceux qui ont lu Le roi absent, ce n’est pas non plus la lecture la plus simple qui soit. Voilà comment j’ai été confronté aux Hymnes mémoriaux. Alors la bibliothécaire, m’a révélé qu’AMJ c’était juste l’année le mois le jour et qu’elle n’avait pas eu le temps de compléter ! Donc la complexité du roman m’avait fasciné et de me dire qu’un polynésien a été capable d’écrire un tel roman est un indépendantiste en devenir que j’étais, c’était que du bonheur. À partir du moment où j’ai su que c’était Victor Segalen du coup j’ai relu avec une autre perspective, j’ai tout autant apprécié l’ouvrage car il est magnifique. Et je me suis intéressé aux personnages, je me suis intéressé au contexte dans lequel il a écrit cet ouvrage et ce que Daniel disait en préambule là encore c’était musique à mes oreilles de me dire que voilà l’époque justement par rapport à Loti qui est quand même l’archétype de l’écriture un peu coloniale condescendante, et bon Loti malgré tout est le seul qu’on chante en bringue. Faudra qu’on fasse une chanson pour Segalen. Voilà, on avait cet écrivain.


Feuille de la prière d’insérer des Immémoriaux
Feuille de la prière d’insérer des Immémoriaux

Alors je ne pense pas qu’il soit simplement écrivain mais là c’est aux universitaires de nous éclairer. Ce monsieur, il a trop de facettes pour qu’on puisse le camper dans la simple case écrivain, il est clairement philosophe, voyageur. Enfin c’est un humaniste dans le plus noble sens du terme et c’est certainement le précurseur de bien d’autres après lui, c’est toute cette génération d’écrivains voyageurs je pense qu’ils doivent tous quelque chose à Segalen mais en tout cas ce rapport à l’exotisme qui est particulier chez Segalen. Moi c’est quelque chose qui m’a frappé et c’est pour ça que j’essaie d’encourager tous les jeunes Polynésiens qui viennent me demander un peu des conseils de lecture mais commencez par lire Segalen après il faut lire nos auteurs à nous. Chronologiquement commencez par lire Segalen parce que ça va vous prouver que même un popa’a peut avoir une écriture je dis bien dans le contexte de l’époque, aujourd’hui ce n’est pas que c’est plus facile. Mais à son époque il fallait être un iconoclaste de la pire espèce quand même pour l’écrire ce la manière dont il écrit, donc je leur dis : Voilà commencez par lire Segalen et ça va peut-être vous éclairer sur justement l’exotisme, on est toujours l’exotique de quelqu’un. Voilà moi aussi je vais en Alsace, je trouve les Alsaciens d’un exotisme fou, en Bretagne le kouign Amann. On est tous l’exotique de quelqu’un et Segalen c’est peut-être ma conclusion parce que cette analyse de l’exotisme jusqu’à dire quelque part on est même son propre exotique. Quand on le lit à force de le lire et quand on lit notamment ses ouvrages sur la Chine, c’est parce qu’on est intéressant parce que du coup j’ai lu tous les autres. Il dit en substance que la manière dont on s’interroge sur l’autre nous renvoie à la propre définition qu’on croit avoir de soi-même. C’est comme ça que je l’ai compris. Et ça pour moi, c’est primordial de se dire que le fait de se tourner vers l’extérieur de soi peut nous éclairer sur ce qu’on est soi-même. Voilà vraiment pour conclure l’indépendantiste reprend le dessus, désolé ! Je vais faire une autre et dernière citation de Segalen qui me parait merveilleuse. Il dit à un moment c’est dans l’Essai sur l’exotisme justement : « le divers décroit c’est là le grand danger terrestre. C’est donc contre cette déchéance, qu’il faut lutter, se battre, mourir peut-être avec beauté ». 


Mauruuru Segalen.


Portrait de Victor Segalen (Gallica/BnF)
Portrait de Victor Segalen (Gallica/BnF)

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