Sport et religion en Polynésie française
- bureau Nahei
- 1 avr.
- 6 min de lecture
par Jean-Marc REGNAULT

Le sport, en Polynésie française, comme en beaucoup de domaines, comporte des particularités qui surprennent le visiteur venu de la France continentale. L’existence d’équipes qui se réclament expressément d’une des nombreuses Églises chrétiennes présentes rend perplexe celui qui vient d’un pays dont la laïcité est l’un des principes majeurs. Seulement voilà, la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État ne s’applique pas au Fenua (comme du reste en Alsace-Moselle) (1). Comme pour les repas de famille, les réunions politiques ou diverses manifestations publiques, la prière préalable est un rite quasi obligatoire. Seulement, l’immixtion d’Églises (en particulier celles qui sont ici étudiées, l’Église protestante et l’Église mormone dite des Saints des derniers jours (2) ou SDJ) dans les sports de compétition est un fait qui caractérise la société polynésienne.
Deux sports ont été marqués par ce phénomène. Au sein de l’Église protestante, ce fut le volley-ball. Thomas Teriiteporouarai explique que l’Union chrétienne de jeunes gens (UCJG) favorisait la pratique de ce sport parce que chaque paroisse (ou presque) disposait d’un terrain adéquat, voire d’une salle, ce qui ne demandait pas beaucoup d’investissement. Ce sport recevait assez spontanément l’enthousiasme des jeunes protestants et s’inscrivait bien dans les préoccupations des responsables de l’Église, même s’il n’y eut pas d’intervention directe dans l’organisation. Chez les SDJ, fortement inspirés par ce qui est en vogue aux États-Unis, la pratique du basket s’est répandue, d’abord sous la férule d’un ancien champion américain, le pasteur Benson, avant la Seconde guerre mondiale (3). Dans les années cinquante, le pasteur Orton donna l’impulsion décisive à ce sport parmi les SDJ. En même temps, le basket rencontrait un certain engouement parmi la jeunesse polynésienne. Le célèbre basketteur polynésien, Georgy Adams (4), écrit : « le basket-ball est considéré comme une physique et sportive porteuse de valeurs éducatives, de santé, de lutte contre toute forme d’inégalité qui s’inscrit dans une dimension sociale universelle (5) ». Cette réflexion du champion tahitien, sans lien direct avec la religion évoquée, rejoint les objectifs de cette dernière.
Les deux courants, protestant et SDJ, visent bien sûr des objectifs religieux mais avec de vraies différences. Dans le premier cas, l’histoire est celle d’une amitié née à l’école Viénot, entre des jeunes dont plusieurs étaient touchés par l’échec scolaire et qui souhaitaient retrouver les vertus de la solidarité que les missionnaires avaient inculquées. Le sport était un moyen pour que les jeunes ne perdent pas pied dans la société. Des équipes des différentes écoles protestantes s’affrontaient, mais après que les jeunes concernés eussent terminé leur service militaire, ils voulurent reconstituer l’équipe de Viénot (vers 1971) (6) et en développant la pratique du volley à un bon niveau, promouvoir quelques principes, comme ceux de la Croix-bleue sur l’abstinence que ce soit pour les fidèles de cette Église ou pour les jeunes d’autres confessions qui y étaient conviés. Dans le second cas, l’objectif est fondamentalement le prosélytisme dans un pays où les rivalités religieuses sont vives. Par le basket, les SDJ approchaient des jeunes qui pouvaient être séduits par les principes de leur Église (7). Les équipes n’étaient pas exclusivement composées de membres de cette Église, mais les joueurs devaient signer une charte qui correspondait à ces principes.
Dans les deux sports évoqués, des équipes appelées JSP (jeunesse sportive protestante, finalement appelée Jeunesse sportive polynésienne, voir infra) en volley et SDJ en basket se constituèrent essentiellement avec des résidents de Papeete ou des environs immédiats, sans lien avec la municipalité qui n’apporta aucune aide financière. Elles remportèrent de brillants résultats. Pour Guy Tauatiti, il était important que l’équipe intégrât le sport officiel pour que les joueurs atteignent un bon, voire un très bon niveau.
D’après Guy Tauatiti, lors du dépôt du nom de l’équipe, l’Administration corrigea la lettre P du sigle en Polynésienne. Réflexe laïc de l’Administration ? Il ne semble pas que cette dernière ait exercé la même « vigilance » à l’égard de SDJ (8). Pour le public, il était clair que JSP avait des liens étroits avec l’Église protestante.
JSP, entraîné par Guy Tauatiti, remporta le championnat de Polynésie chaque année de 1975 à 1978 et la coupe de Tahiti les mêmes années (9).
SDJ remporta le championnat de basket en 1986 et 1987, la coupe en 1986, 1988 et 1990. D’après les témoignages recueillis, l’équipe était tellement redoutée des concurrentes que ces dernières n’acceptaient de jouer que si SDJ acceptait au départ un handicap de 15 points…

Comment des équipes clairement confessionnelles étaient-elles considérées par celles à dénomination communale ? Les réponses n’ont pas été claires, mais il semblerait que cette particularité n’ait pas soulevé de véritables problèmes.
Ces équipes étaient-elles aidées par leurs Églises ? Pour JSP, les dirigeants souhaitaient une autonomie financière et les ressources provenaient des repas collectifs et des tombolas (comme du reste les partis politiques à l’époque). Si pour SDJ, aucune subvention d’une municipalité non plus ne fut versée, les équipes recevaient une aide des pieux (rassemblement de quelques paroisses). Du reste, les présidents de pieux intervinrent dans la vie des équipes. Par exemple, l’ouverture à des joueurs extérieurs à l’Église a pu entraîner des bagarres (dues à l’alcoolisme le plus souvent). Des décisions ecclésiastiques mirent les équipes en sommeil, avec une tentative provisoire de relance en 2000 puis en 2010. Par ailleurs, SDJ ne jouait jamais le dimanche par respect du jour du Seigneur (et pas non plus le samedi lorsqu’il y avait des adventistes dans l’équipe). L’entrainement était suspendu le lundi soir car il est réservé à la famille. Il n’y a plus aujourd’hui d’équipe spécifiquement SDJ, même si une relance est probable parmi les corporations. Les bons joueurs de cette confession se retrouvent dans des équipes traditionnellement communales.
Parmi le JSP, il y avait des équipes féminines qui remportèrent aussi des succès en gagnant le championnat en 1973, 1975 et 1993 (doublé avec la coupe). Les SDJ avaient des équipes féminines minimes et cadettes, mais en raison de la conception de la famille propre à l’Église, les jeunes femmes se consacraient tout entière à leur couple et leurs enfants.
JSP fut dissous de fait avec le départ de Guy Tauatiti (qui fut entraîneur puis président du club) pour Raiatea.
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Si on ne retrouve plus aujourd’hui d’équipes spécifiquement liées à une Église dans les compétitions territoriales, les confessions religieuses continuent sous divers aspects à s’intéresser au sport en général. Elles apprécient le rite de la prière avant les épreuves, un peu moins semble-t-il celles qui ont lieu après la compétition et attribuent à Dieu un soutien par rapport aux autres équipes qui auraient été délaissées par le Créateur…
« La société polynésienne se sécularise, écrivait Daniel Margueron, mais pas au même rythme que les pays occidentaux (10) ». Les Églises jouent encore un rôle important sur les plans sociaux, linguistiques et culturels. Quant aux fidèles, beaucoup restent attachés aux principes de l’une d’elles (au moins) et cela façonne leur vie publique et privée, sans la coupure entre les deux telle qu’elle est pratiquée dans l’Hexagone.
Remerciements
L’auteur remercie Thomas Teriiteporouarai qui a guidé ses recherches et orienté vers les témoins des équipes sportives de confessions religieuses. Maruki Dury y a également contribué.
Le témoignage de Guy Tauatiti sur les équipes JSP a été précieux. Ceux de Honoura Bonnet et de Faana Taputu l’ont été tout autant pour les équipes de SDJ.

1 - Annick Lombardini-Pouira, « L’Église protestante et l’État dans les ÉFO : entre alliance et séparation », Revue Outre-Mers, 2005-2, p. 103 à 115.
Annick Lombardini-Pouira, Une politique pour Dieu. Influence de l’Église protestante du Tahiti colonial à la Polynésie autonome, Paris, L’Harmattan, 2013, 280 p.
2 - Cette Église est couramment appelée « Église mormone », une expression que n’apprécient pas les fidèles qui tiennent au titre d’Église des Saints des derniers jours.
3 - Patrick Pons et Bernard Robin, L’histoire du sport à Tahiti, édisport-Tahiti, 1978.
4 - Georgy Adams a été sélectionné dans l’équipe de France. Avec ses clubs successifs, il a remporté la Coupe de France en 1984, 1985 et 1997, ainsi que le Championnat de France en 1991 et 1994.
5 - Georgy Adams, Problématique du développement de la pratique du basket-ball par une approche de la formation du jeune basketteur mettant en œuvre des actions structurantes sur l’ensemble du territoire polynésien, Mémoire pour l’Institut National du Sport, 2018, p. 80.
6 - Témoignage de Guy Tauatiti (18 mars 2024).
7 - Entretien avec Honoura Bonnet et Faana Taputu (10 mai 2024).
8 - On a là sans doute un exemple caractéristique qui fait que sur le Territoire, la loi n’est pas la même pour tous, soit par ignorance des normes applicables, soit par arrangements entre « amis ».
9 - Avant la constitution de JSP, l’UCJG avait trusté les places de 1957 à 1969.
10 - Daniel Margueron, « Laïcité protestante polynésienne », in Jean Baubérot et Jean-Marc Regnault (dir.) : Églises et autorités outre-mer, Paris, Indes Savantes, 2007, pp. 129-139.



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