Nicholas Thomas, Océaniens
- bureau Nahei
- 1 avr. 2022
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 6 août
par Daniel MARGUERON

L’auteur, historien et anthropologue, directeur du musée d’archéologie de Cambridge et professeur au Trinity College de l’université de cette ville, a été commissaire de l’exposition Océanie qui s’est tenue au musée parisien du Quai Branly en 2019, après avoir été présentée à Londres en 2017.
Cet ouvrage essaie de concilier un double objectif : présenter les travaux de chercheurs, écrivains, érudits sur le Pacifique, et en même temps, offrir une vulgarisation des connaissances concernant ce monde océanique mal connu. Avec, en toile de fond, une volonté clairement affichée de l’auteur, d’ajouter son propre apport aux connaissances : « quelles nouvelles méthodes » mettre en œuvre pour « reconstruire les perspectives indigènes alors que les sources documentaires sont éparses ou inexistantes » ? L’auteur souhaite rendre compte « d’une histoire à l’âge des empires » dans le Pacifique, de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe siècle, à travers les portraits de personnes, autochtones ou non, (ayant navigué parfois jusqu’en Europe comme le Hawaïen Kualelo en 1791), le Tahitien Pomare, le Fidjien Na Bisiki, ou encore des voyageurs et résidents ayant parcouru ou vécu dans le Grand océan (John Williams, J. S. C. Dumont-D’Urville, R. L. Stevenson, Porter…), ou encore des déportés des régimes coloniaux. Ce n’est donc pas un ouvrage essentiellement théorique, Thomas veut ainsi renouveler l’historiographie océanienne en cherchant « la part active des insulaires dans ce qui s’est joué dans le Pacifique », ce qui fait écrire au préfacier français que « - le lecteur qui se plongera dans ce livre ne verra plus le Pacifique, ni le monde, de la même manière ». La problématique formulée est tout à fait contemporaine : le point de vue ne peut plus être, comme ça l’a trop longtemps été, l’unique vision métropolitaine ou son symétrique inverse, mais elle se rapproche de celle de Marshall Sahlins (anthropologue américain décédé en avril 2021) qui estimait qu’Océaniens et Occidentaux s’étaient modifiés au contact les uns des autres. Thomas s’est appuyé sur les sources occidentales habituelles connues (ouvrages, iconographies, correspondance, etc.), mais aussi sur les arts du Pacifique, sur la culture et sur des témoignages, etc. pour écrire cette histoire qu’il souhaite recentrée sur les populations du Pacifique, où, malgré la colonisation comme l’évangélisation, l’interaction, même inégale du fait des dépendances imposées, accorde une place aux populations qui ne demeurent jamais « inertes ». Il cherche donc à mettre en lumière les dynamiques locales au sein de systèmes imposés. C’est donc à une histoire nuancée, réévaluée, que nous invite Thomas. De nos jours, pensons-nous, avec les décolonisations politiques, l’emprise des sociétés multinationales voire avec l’arrivée de nouveau états puissants, l’histoire est à nouveau à interroger, pour voir comment elle est censée se répéter.
Thomas pense par exemple que la motivation des migrations polynésiennes a une origine sociale, liée à la nature inégalitaire de la société (page 42) et non à un manque de terre ou de nourriture ; il estime, par ailleurs, que l’accueil pacifique qui fut réservé à Bougainville est directement influencé par l’interaction violente ayant existé, un an auparavant, entre Wallis et les Tahitiens (page 47). Il assure que les Beachcombers, naufragés ou vaguants inter archipels, étaient non seulement des Européens – on connaît bien l’histoire de certains- mais ils pouvaient être également des Insulaires (page 101). Il a donc bien existé une forme de « cosmopolitisme » entre Océaniens qu’il convient de prendre en compte dans l’histoire des mouvements d’individus et des influences échangées, à travers « la mer d’îles ».
L’ouvrage est structuré en deux grands ensembles intitulés d’abord La Bible et le fusil, puis la La tribu et l’armée. On comprend aisément la pertinence du découpage historico-thématique, et la dimension paradoxale résultant de l’association de chacun des termes. On navigue, au fils du récit, d’un archipel à l’autre (Salomon, Fidji, Samoa, Marquises, Tahiti, Nouvelle-Calédonie, île de Pâques etc.). À propos de l’insurrection des Kanak autour des années 1880, Thomas reprend le récit du bien connu Henri Rivière publié en 1881, et associe l’événement à l’apparition, à une date néanmoins incertaine, dans le domaine artistique de bambous gravés « croisement entre la bande dessinée et la sculpture tribale, présentant une vision espiègle de la vie coloniale » (page 301). Après avoir décrit les figures et scènes représentées –avec notamment la place des femmes -, Thomas écrit « ils traitent sans doute des tensions et des ressentiments liés au sexe interracial, qui constituaient une large part des récriminations des kanak » (page 302). Cet ouvrage a le mérite de mettre en lumière les différentes politiques coloniales menées à l’échelle du Pacifique par les puissances européennes, notamment leurs rapports avec les autorités coutumières. Puisque ce numéro de Confluences Océanes est consacré aux épidémies, signalons que Thomas rend compte également d’une épidémie de rougeole à Fidji en 1874 (pages 408 et suivantes) qui décima une partie importante de la population autochtone.

La lecture de ce livre peut surprendre le public francophone ou de culture universitaire française. En effet Nicholas Thomas propose un récit souvent narratif au sein duquel il raconte des événements, rappelle des faits – dont certains sont connus du lecteur habitué aux réalités du Pacifique –, en s’appuyant sur des expériences humaines. Une fois la narration achevée, Thomas tire des enseignements : soit il interprète les données et propose, toujours dans sa logique, un schéma explicatif, soit, il lui arrive, à partir des silences d’un texte, de construire une hypothèse. À propos des difficultés de l’évangélisation à Tahiti par exemple, il écrit : « Les Tahitiens résistaient moins à la chrétienté en raison d’un attachement tenace… à leurs anciens dieux… qu’en raison de l’observation de leurs nouvelles conditions de vie… d’une horrible réalité, qui contredisait la rhétorique des missionnaires » (page 177). En fin de volume (page 480), Thomas estime que la « souveraineté des États européens sur les sociétés insulaires ne parvint pas à advenir pleinement ».
La bibliographie, fort bien pourvue, renvoie en très grande partie à des ouvrages, narratifs ou critiques, écrits par des Anglo-saxons, ouvrages souvent ignorés, et pour cause, des populations francophones. Ce livre permet ainsi de prendre connaissance de la variété des recherches, théories et points de vue menés par les anglophones. Cela dit, les passages consacrés aux territoires sous domination française (Polynésie et Nouvelle-Calédonie surtout, plus accessoirement sur les Nouvelles-Hébrides qu’il nomme du nom actuel de Vanuatu) sont importants, et l’on aurait apprécié de voir utilisés et cités les ouvrages écrits par les chercheurs français (ou pourquoi pas allemands, la nation est présente également dans le Pacifique jusqu’en 1918, ou encore d’autre nationalités). Ces manques visibles, de la part d’un auteur rappelant qu’il a vécu aux îles Marquises dans les années quatre-vingt, limitent considérablement la portée du livre, qu’il convient néanmoins de découvrir et de lire, ne serait-ce que pour percevoir les différences de traitement du « réel » entre les nations.
1 - Anthropologue et cinéaste (Le salaire du poète), spécialiste de la politique en Mélanésie, né en 1971.



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