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Traversée océanienne à bord des Immémoriaux

par Daniel MARGUERON


Couverture textes manuscrits de Segalen
Couverture textes manuscrits de Segalen

L’insuccès des Immémoriaux


Le 24 septembre 1907 parait chez l’éditeur parisien Le Mercure de France, un roman composite consacré à la Polynésie, intitulé Les Immémoriaux, publié par un certain Max Anely (1). Financé à compte d’auteur, le livre est tiré à 1 700 exemplaires. Mais ce roman, Les Immémoriaux, devra attendre l’année 1956 pour sortir de la quasi-clandestinité, lorsque les éditions Plon le mettront au catalogue de la célèbre collection « Terre humaine (2) ». Dès lors, lecteurs et critiques découvrent cette œuvre majeure, autant documentaire que fictionnelle et surtout méconnue. L’universitaire Henri Bouillier (1924-2014) publie la première recherche approfondie sur Segalen en 1961 (ouvrage réédité en 1986). À partir de ce moment, biographies, colloques et recherches diverses permettent de mieux connaître l’écrivain, son œuvre et la portée de celle-ci, tant elle interroge la littérature, le langage, le temps, l’histoire, le pouvoir, les mythes comme le sacré. 


L’écrivain souhaite obtenir pour son premier roman le célèbre prix Goncourt : il effectue pour cela sa campagne de visites auprès des membres de cette Académie littéraire, mais la sentence est cruelle pour lui : le jour du vote, pas une voix ne se porte sur Les Immémoriaux ; le lauréat, cette année-là, se nomme Émile Moselly pour son roman Terres lorraines que plus personne ne connaît aujourd’hui, tandis que Victor Segalen fut, il y a quelques d’années, au programme des concours de recrutement de l’Éducation nationale et que ses œuvres, éditées dans la renommée Bibliothèque de la Pleïade sont désormais reconnues comme pouvant « éclairer notre époque ». L’insuccès de l’ouvrage est total, sans doute parce qu’il n’y a pas d’équivalent aux Immémoriaux dans la littérature française, et qu’il est arrivé trop tôt. Les comptes-rendus de presse sont même négatifs, tant le roman déconcerte et paraît incompréhensible. « Pastiche du livre de la Genèse » commente un critique, « Immoralité révoltante » clame l’autre, « les mots maoris interviennent à chaque page… inspirant au lecteur avec un ennui vague… la crainte d’être dupé » assure un troisième. L’œuvre innove tant, heurte sans doute tellement les mentalités (en pleine époque coloniale) qu’elle ne rencontre guère de public. Seule l’écrivaine anticonformiste Rachilde (1860-1953) que l’on a associée aux excitées des années folles, reconnaît que c’est « le roman d’une nation, à la fois naïf, douloureux, malicieux d’un peuple nouveau-né ». Pierre Loti, destinataire du roman, écrira à Segalen une lettre ambiguë, déclarant « Vous m’avez fait revivre des heures de Polynésie avec une intensité que je ne croyais plus possible. Votre livre, votre talent ne ressemblent à rien de connu ». En 1930, l’éditeur possédait encore la moitié des stocks du roman dans ses réserves. 


Que racontent Les Immémoriaux ?


Le sujet du livre peut être considéré comme une offrande reçue par Victor Segalen, suite à sa rencontre avec la Polynésie, que le jeune médecin de la marine découvrait, même si, en filigrane, l’histoire tragique de la Bretagne affleure aussi dans ce récit (3). Ce roman évoque de manière ethnologique mais surtout poétique la période de l’évangélisation protestante qui couvre de 1797 à 1820 environ l’histoire polynésienne. Trois parties composent la fresque romanesque : la première se déroule à l’arrivée des missionnaires qui occasionne chez Terii, l’apprenti Haere Pō, la perte des mots (4), signe que l’arrivée des étrangers est en train de bouleverser les familles et la culture. La deuxième partie marque le voyage de Terii et de son maître Paofai à la recherche de l’identité vraie et de la culture originelle à travers les archipels de la grande Polynésie, jusqu’aux îles Samoa (censée être le berceau géographique de la civilisation polynésienne). La troisième partie, qui se déroule vingt ans plus tard au retour des héros de leur quête initiatique, consacre la victoire du christianisme, la nouvelle loi, la royauté christianisée, la suprématie missionnaire. Terii, devenu Iakoba est diacre de la nouvelle religion, après avoir transgressé sa culture et peut-être trahi ses origines en s’adaptant à la modernité. 


Dédié « aux Maoris des temps oubliés », Les Immémoriaux évoque un peuple du passé, qui a perdu la mémoire au profit d’une autre (selon le principe du palimpseste). Le roman rend un hommage à la civilisation ancestrale, veut s’offrir telle une célébration de la philosophie polynésienne, notamment celle du plaisir et une critique radicale de l’influence blanche (voir le thème récurrent du « fatal impact » dans la littérature exotique). Segalen partage avec le peintre Gauguin, qu’il admirait et dont il s’estimait redevable, cette nostalgie d’une beauté à jamais disparue (5), fût-elle, en réalité, un paradis rêvé. L’œuvre débouche sur des interrogations novatrices. Ce roman exhume, reconstruit une culture malmenée, mais surtout la valorise : Segalen évoque à son arrivée « ces relents tristes d’une vie hybride de sauvages en voie de perversion civilisée ». Y a-t-il idéalisation de la société primitive chez Segalen ? L’histoire telle qu’elle narrée à partir d’un personnage maori exprime-t-elle pour autant une vision indigène ? Le dessein de Segalen de traduire une réalité autochtone, s’identifie-t-il aux autres formes de violence et d’injustice coloniale ? A-t-il, Segalen, a contrario, manqué d’éthique, de respect, de sincérité ou manifeste-t-il, sans doute pas de manière intentionnelle, une forme de cynisme ? Le décentrement que Segalen a opéré constitue-t-il une appropriation abusive de l’autre ? Toutes ces questions sont recevables.


L’Essai sur l’exotisme, une clé de compréhension des Immémoriaux


Rejetant la littérature exotique traditionnelle - en tant que projection du moi sur une altérité -, pour laquelle il n’a de mots assez assassins, nommant Loti et Claudel « les proxénètes de la sensation du divers », Victor Segalen, à partir de son séjour polynésien, cherche à définir un nouvel exotisme, peut-être un contre-exotisme traditionnel, c’est-à-dire, la juste sensation d’exotisme. Il ne doit plus tirer du côté du sujet-narrateur occidental, mais du côté de l’objet, c’est-à-dire du peuple visité et littérarisé. Pour lui, il n’est « autre que la notion du différent, la perception du divers ». Cette définition décentre l’exotisme, il devient une volonté de compréhension de l’autre en ce qu’il est divers et différent : « c’est la connaissance de quelque chose qui n’est pas soi-même (6) », écrit Segalen, mais il permet ensuite d’éclairer sa propre subjectivité, bref de se connaître. Ainsi les Immémoriaux se démarquent de toute la littérature exotique et coloniale, car son auteur cherche à revivre de l’intérieur la culture, à reproduire le point de vue polynésien sur l’événement et à faire pareillement réagir ses personnages de manière non occidentale. Apparait donc avec Segalen une nouvelle définition de l’exotisme réévalué, ni colonial ni touristique, avec une empathie pour l’altérité et un rejet des stéréotypes des représentations coloniales. Et Segalen de créer un néologisme : l’exote.


Quelques traversées polynésiennes des Immémoriaux


Rappelons d’abord le « projet » de Victor Segalen : il tient son livre un mois après son arrivée à Tahiti, et il souhaite déjà nouer un dialogue entre le réel et l’imaginaire qu’il poursuivra toute sa vie. Après avoir découvert le peintre Gauguin, peu après sa mort, il écrira désirer « écrire les gens tahitiens d’une façon adéquate à celle dont Gauguin les vit pour les peindre - en eux-mêmes, et du dedans et en dehors ». Ainsi ce dernier va constituer pour l’apprenti écrivain une leçon d’art et d’humanité, un modèle et un symbole, mais aussi un rebelle, un hors la loi, qui échappe aux normes. En outre, en janvier 1903, il confie dans une lettre à ses parents : « la nature est restée sans doute intacte, mais la civilisation a été, pour cette belle race maorie, infiniment néfaste ». Il regrette l’influence des missionnaires et le manque de pugnacité des Tahitiens à défendre leur univers. Enfin Tahiti fut pour le jeune médecin un temps de libération, d’émancipation personnelle : « pendant deux ans j’ai mal dormi de joie », il va la restituer dans le roman à travers l’élan de vie, l’allégresse, la sensualité, la jouissance des plaisirs de la vie (7) !


Henri Lavondès (8) : Les Immémoriaux, un roman de la relecture


L’avis d’un ethnologue sur un tel roman est important. Lors du colloque Regard, espace, signes qui s’est tenu pour le centenaire de la naissance de Segalen en 1978 (9), Henri Lavondès présente ainsi sa relecture des Immémoriaux, au moment où il rédige un travail universitaire : « œuvre essentielle, ayant à la fois un caractère miraculeux et rédempteur… dans la mesure où on voit s’établir une communication vraie entre une civilisation sans écriture et une personne » Et de compléter : « Le meilleur du message que Segalen communique à l’ethnologue, c’est cette idée que c’est au fond de soi qu’il faut chercher l’autre, que c’est là qu’on peut espérer le rejoindre ». Les Immémoriaux est une œuvre essentielle, « l’autre est au fond de soi, la découverte de soi par la découverte de l’autre (10) ». Pour cet ethnologue, la vision de la civilisation polynésienne par Segalen est « recevable ». Il en a perçu la cohérence, ainsi que ses valeurs, à la suite de son effort mené entre l’information livresque et l’expérience personnelle faite d’impressions puissantes et fines reçues au contact des Polynésiens, notamment aux îles Marquises. Il note néanmoins quelques erreurs minimes, mais accorde à Segalen sa caution scientifique, même s’il estime, à juste titre, que Segalen ne s’est pas interrogé sur toutes les questions que l’ethnologue se pose (par exemple le rapport existant entre les Arioi qui « exaltent la vie et la fécondité » et l’infanticide qu’ils pratiquent) (11). L’érudition ethnologique de Segalen n’est pas « une fin en soi », mais elle sert le projet littéraire en offrant un certain nombre de contenus, et la littérature va permettre d’offrir une vision inédite des Polynésiens, en tout cas en rupture avec la littérature exotico-coloniale. Ce roman n’est bien sûr pas un manuel d’ethnologie, or si cette science humaine essaie de donner des images reconstituées, mais aussi lacunaires et imparfaites de la société en train de disparaitre, la littérature, elle, parce qu’elle relève de l’imagination comme de l’intuition peut offrir une cohérence affirmée et une vision globale. Henri Lavondès achève son intervention par cette phrase : « L’enseignement que nous apporte Les Immémoriaux est peut-être que pour établir avec une civilisation exotique une communication vraie, il ne suffit pas de vouloir tout donner comme l’ont fait les missionnaires, ni non plus de vouloir tout comprendre, comme cherchent à le faire les ethnologues, il faut aussi et surtout savoir recevoir ».


Jean Scemla : « de l’oubli au drame final et à l’espérance »


Jean Scemla à Tahiti en 1991 (DM)
Jean Scemla à Tahiti en 1991 (DM)
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En 1986, à notre initiative, Jean Scemla, qui avait été journaliste à la Dépêche de Tahiti, de 1977 à 1985, rédige, de retour en France, un petit ouvrage critique consacré aux Immémoriaux (12). Peu de temps après la condamnation des essais nucléaires par le synode de l’Église protestante (1982), au lendemain de l’obtention du statut d’autonomie interne (1984), en pleine renaissance culturelle, alors que les questionnements politico-culturels s’étendent, Jean Scemla estime que l’actualité de l’écrivain est « manifeste » et qu’au moment où « une nouvelle génération de lecteurs… commence à mettre en question bien des textes canoniques, les textes tahitiens de Segalen font partie des exceptions ». Scemla associe Segalen, la quête des origines, le rapport difficile à la modernité - chrétienne à l’époque du roman -, le conflit entre le réel et l’imaginaire, avec la recherche d’une parole authentique « les beaux parlers originels ». Il pense même que Segalen a retrouvé ou maintenu une parole (celle des généalogies et des mythes) qui peut être utilisée, un temps, par les Polynésiens dans leur propre réappropriation culturelle. Il devient ainsi « actuel » dans sa profonde « inactualité (13) ». Scemla intitule l’un des chapitres de son livre : « Roman d’une nation, roman d’une parole ». On ne peut être plus explicite : il situe bien Segalen dans ce mouvement de fond, à la fois culturel et politique. « Poète du réel, Segalen s’est intéressé aux hommes et à leurs cultures. Il est allé à eux et, s’effaçant devant la différence, il a exploré l’étrange, l’étranger, l’extranéité, tous les divers en lui, comme il a creusé les degrés d’étrangeté dans sa propre langue » (P. 53). Les Immémoriaux révèlent ainsi une rencontre exceptionnelle avec une Polynésie qui vit les drames de l’histoire mais qui ne succombera pas au « fatal impact ».


Louise Peltzer : « le terme de simulacre ne concerne pas Segalen »


Lors d’un colloque consacré à La mémoire polynésienne et l’apport de l’autre (14) (1992), l’universitaire Louise Peltzer, originaire de l’île de Huahine, exprime son positionnement par rapport à l’auteur des Immémoriaux. Elle estime que « Segalen n’a pas cherché… à comprendre l’âme tahitienne, ni à faire une analyse critique de la culture d’autrefois, ni à racheter par son œuvre un Occident iconoclaste (15), ni tenter de ressusciter une tranche de notre passé disparu… ». Que reconnait-elle alors à cet écrivain ? « Segalen a été sans doute à l’extrême de ce qu’il était possible d’imaginer par un étranger » déclara-t-elle sans entrer vraiment dans l’analyse de l’œuvre : un hommage nuancé, mais un hommage néanmoins (16). Elle estime en outre : « Les Immémoriaux est l’œuvre d’un homme généreux et de cœur, déchiré de constater le gâchis humain que représente la domination d’une culture par une autre ». Appréciant, par contre, le roman de Loti, elle explique : « je sais ce qu’il y a de désuet à rendre hommage à un auteur qui n’est plus à la mode, qui est décrié par les popa’a eux-mêmes… je dirais simplement que rien n’est plus destructif que la mode en littérature et que la France s’honore de posséder avec l’auteur d’Aziyade le plus grand génie de la sensibilité humaine ».


dessin d’un Tiki par Victor Segalen (VS)
dessin d’un Tiki par Victor Segalen (VS)

Alors, qu’en est-il de Segalen en Polynésie ?


Quelques petits rappels d’abord : lorsque l’Académie tahitienne (le fare Vanaa) a été fondée en 1972, un projet de traduire les Immémoriaux en tahitien a été formulé, mais jamais réalisé. Était-ce une si bonne idée ? N’y aurait-il pas eu un télescopage entre le phrasé de Segalen et la rhétorique traditionnelle de la langue tahitienne ? Ensuite, observons que le poète, théologien et intellectuel Henri Hiro a été le personnage principal d’un film de Ludovic Segarra, librement adapté des Immémoriaux en 1982 : « avec ce film, déclara Henri Hiro, j’ai pu exprimer tout ce que j’avais sur le cœur depuis longtemps ». Segalen a été ainsi reconnu par certains linguistes et hommes de culture polynésiens, comme s’il assurait un continuum entre le passé et le présent et/ou permettait une prise de parole polynésienne contemporaine. 


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Le contexte religieux et culturel de Tahiti a bien évolué. On n’est plus antichrétien, on vit dans une certaine sécularisation, sans rompre formellement avec son église de naissance ou l’église d’adoption. Il y a un temple chinois Kanti à Mamao, et sur les hauteurs de la vallée de Hamuta, Sunny Walker honore les dieux d’avant (17). Il y a des églises plus libérées que d’autres du modèle ou de l’influence missionnaire, ou de la foi à l’occidentale, autrement dit, il y a des églises plus ou moins décolonisées, si l’on préfère. Par contre, l’actualité polynésienne se penche davantage sur les questions de culture et sur celle, sensible, du colonialisme dont la dénonciation, est présente dans le discours ambiant, et pas seulement en Polynésie (les imaginaires se mondialisent). Il faut donc a priori exercer son esprit critique, afin d’éviter les stéréotypes, amplement dénoncés lorsqu’il s’agit de la période proprement coloniale. Les Immémoriaux sont-ils un roman colonialiste ou anticolonialiste ? Assurément anti-missionnaire… La réflexion sur les liens noués entre le roman et la Polynésie - à la fois sur les représentations ayant pu exister dans les années Segalen et de nos jours - est indispensable, mais la réponse à la question, telle qu’elle est a été posée, est peut-être piégée, en tout cas elle me parait dictée par des choix idéologiques souvent binaires. Alors, pour éviter de répéter des lieux communs ou des préjugés, à chacun de lire le roman et de construire son avis !


Notes sur l’exotisme publication 1955 (fonds DM)
Notes sur l’exotisme publication 1955 (fonds DM)

Que peut donc apporter aujourd’hui, dans un contexte historique qui a changé, la lecture des récits polynésiens de Segalen ?


Cinq pistes d’ouverture et d’exploration autour des Immémoriaux


1 - Une première question, porte sur la nature du texte. Est-ce un « document » une « fiction » un « roman ethnographique », un « roman poétique » ? Comment le caractériser car il est composite ? Il est original -sans équivalent- dans la littérature : ambigu peut-être, constituerait-il « un piège à lire » comme on l’a dit joliment ? Alors, par quelles méthodes s’en approcher ? Il est souhaitable d’associer toutes les méthodes critiques littéraires et extra-littéraires, conformément à l’idée de texte qu’a défini le critique Roland Barthes. « Un texte est fait d’écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation ; mais il y a un lieu où la multiplicité se rassemble… c’est le lecteur : le lecteur est l’espace même où s’inscrivent, sans qu’aucune ne se perde, toutes les citations dont est faite une écriture. L’unité d’un texte n’est pas dans son origine mais dans sa destination ». 


2 - Ce récit est surtout la manifestation d’une expérience littéraire (au sens élevé), sur la base d’expériences originales de vie, de lectures, puis d’écriture pour Segalen, et, pour nous, de lecture et parfois d’écriture critique. C’est un roman inédit, pas tant sur le contenu, à savoir la résistance à l’évangélisation et au changement religieux, thème déjà traité dans l’histoire littéraire, mais il est original par ce qui fait la spécificité de la littérature, c’est-à-dire la forme, la langue ou le style, si l’on veut. Il reste unique car Segalen a voulu à travers la langue du récit « faire tahitien », un parti-pris de langue et de point de vue, la forme linguistique et symbolique devant permettre de restituer la beauté comme la profondeur de la culture polynésienne. Tout est mis au service de cette forme : les voies narratives, les points de vue, la stylistique, la pratique imitative, l’emploi de mots tahitiens, l’écriture allusive (d’où les nécessaires interprétations), le flux linguistique, la mise en scène romanesque. Il y a du naturalisme à la Huysmans  précisions brutales et vertus visionnaires ») que Segalen était allé rencontrer à Ligugé, et Salambô n’est pas loin non plus. Le lecteur assiste à la création d’une nouvelle langue, d’une inter-langue, ni maternelle - le français -, ni tahitienne, langue idiomatique (qui rebute plus d’un lecteur) : verbe substantivé, mots tahitiens, citations de chants généalogiques traditionnels, ce n’est pas le sens a priori qui domine mais la puissance suggestive des mots, l’effet sur le lecteur. Le roman s’apparente de fait, selon Claude Courtot, à une « allégorie » dont le sens est bien sûr à rechercher. Il y a dans Les Immémoriaux un jeu textuel de mimétisme partiel, de réécritures, de palimpseste, d’intertextualité, c’est un livre composite, hétérogène, avec un objectif : retrouver l’authenticité de l’origine. Rompre avec l’historique événementielle : créer une fiction, un contre-modèle mimétique, transformer et interpréter. Il y a du pastiche du discours tahitien ; est-ce un « simulacre de conscience maorie » ? Segalen reprend le discours de l’autre pour s’en rapprocher, il renvoie à un échange, à une rencontre, dans le but de faire connaître, de faire vrai. Y a-t-il pour autant détournement du discours originel ? La critique Marie Dollé écrit « Segalen prend la succession des récitants polynésiens et assume la tâche qu’ils ont abandonnée. L’écrivain parvient à creuser en français un espace où résonne la langue sacrée de la Polynésie. Il réinvente le parler obscur les incantations cadencées. Il invente une langue étrange. Chaque phrase possède sa respiration. Les Immémoriaux sont une fracture dans la littérature exotique, un renversement de l’ethnocentrisme européen. »


Mais l’effet de ces parlers restitués plus ou moins dans leur authenticité, est le suivant : Segalen y puise le rythme, « un flux (18) », l’énergie de l’oralité, et les offre à cette langue en partie créée qui va ainsi exprimer créativité, liberté, richesse et toute une série d’expressivités que la langue française a perdue depuis qu’elle s’est codifiée à partir de la Renaissance, et n’a plus reconnu la littérature orale ; la rhétorique tahitienne enrichit ainsi la langue française qui avait oublié sa diversité au profit de son unité géopolitique. L’écrivain marocain Abdelkebir Khatibi (1938-2009) observait qu’il y a chez Segalen « une dissociation systématique entre son territoire, sa terre natale, et sa langue qui doit s’exiler… la langue appartient à ceux qui la parlent et il n’y a pas de centralité… L’autre a trouvé son lieu dans le langage (19) ».


3 - Ce roman, comme tout grand texte, nous met en présence du processus caché de la création littéraire. Le « secret est intime à l’œuvre » affirme le spécialiste de Segalen, Christian Doumet. « La littérature n’est pas un métier » confiait, de son côté, Georges Boutelleau, écrivain et négociant en vin et alcool de Cognac, à son fils le futur Jacques Chardonne auteur du Bonheur à Barbezieux, « c’est un secret ». Mais, du médecin qui fait sa thèse sur les écrivains et les synesthésies, du médecin qui observe la maladie c’est-à-dire la faille, la cassure chez l’autre le patient, celui qui suggère le dédoublement pour comprendre l’autre, celui qui attribue à la perte des mots l’initiation d’une œuvre, il y a là un faisceau d’indices, où « transposition et transmutation » révèlent une démarche de création, où l’écriture est bien la scène où se déploie le secret. Les héros encore solidaires, Terii et Paofai en chemin vers l’origine géographique sont également en recherche de signes parleurs, mais l’échec de cette démarche qui consiste à remonter le temps, fait que le roman, les Immémoriaux, devient symboliquement un roman sur les « mots perdus », l’écriture et partant sur la littérature. Des mythes initiaux à la littérature, ce livre emprunte le chemin que vont emprunter les peuples vers l’écriture et la littérature écrite, car la littérature orale existait pleinement, avant l’intrusion des navigateurs occidentaux, bien entendu. Heurts et combat lorsque la culture passe de l’oralité à l’écriture, en s’appuyant sur l’Écriture sainte d’abord. C’est la partie centrale du roman : la quête aventureuse de l’écriture, c’est un drame car l’écriture maori n’existe pas encore. Entre le déclin du mythe et la naissance de la littérature, il y a le phénomène déclencheur de l’oubli des mots, qui va se transformer en un manque, ressenti fortement, celui-ci va fonder, sinon justifier l’apport de l’écrit, mais l’écriture est aussi, paradoxalement, la cause de l’oubli. Peut-on alors retrouver les mots anciens ? Les mêmes ou différents ? Le temps ou plutôt l’histoire existe-t-elle et condamne-t-elle le passé à disparaître ? À travers l’oubli des mots, c’est bien le processus de fondation de la littérature qui est posé. Dans le monde du mythe, l’élève Haere Pō, Terii, est un exécutant, on lui transmet la parole, dans la littérature Terii devient l’auteur de sa parole, c’est le début de l’expression personnelle, émancipée peut-être, désacralisée, et celui d’un autre oubli. Les Immémoriaux nous ouvrent donc, in situ, aux questions du pourquoi et du lieu d’origine de la littérature. Ainsi, la Polynésie littérarisée par Segalen peut sembler être un détour, un prétexte pour signifier « le moment mystérieux » (20) (au sens où il y a un antagonisme entre deux mondes) afin d’aller au fond de soi.


4 - Pour une lecture de la dualité


Selon l’époque que l’on vit, le discours dominant varie : soit il privilégie l’affrontement idéologique radical, soit il choisit le consensus mou, empreint d’un large relativisme. Les Immémoriaux nous offrent ce choix de lectures à travers les deux personnages alliés au début du roman dans la transmission rituelle, le vieil Haere Pō Paofai et l’élèves Terii.


Le vieux prêtre païen Paofai s’accroche à ses dieux, il s’oppose à l’évangélisation chrétienne, il refuse toute compromission avec le nouvel ordre ; Paofaï sera un ferment de résistance à la colonisation religieuse, au point d’être exclu de la nouvelle société et condamné à mourir, comme s’il était sacrifié par l’histoire, la nouvelle, en train de se faire. Le positionnement dogmatique en faveur du repli identitaire, du passéisme trouve sa justification à travers le prêtre condamné. Dans cette logique-là, Les Immémoriaux sont une œuvre à la fois antichrétienne et anticolonialiste : « la civilisation a été, pour cette belle race maorie, infiniment néfaste » a écrit Segalen.


À travers le personnage de Terii, au contraire, on change de logiciel : on s’adapte aux nouvelles conditions historiques. Se convertir, adopter la foi nouvelle, c’est entamer un mouvement dont on ne sait où il conduit et auquel on ne peut s’opposer. Se renie-t-il pour survivre ? Terii l’apprenti Haere Pō qui devient au cours du roman le diacre chrétien Iakoba, représente une adaptation « réussie ? » à la modernité, il a dépassé le conflit voire le combat entre oralité et écriture, il a accepté la transformation que l’histoire impose aux hommes et la souplesse qu’il manifeste désormais fait de lui un métis culturel. L’histoire de la Polynésie peut confirmer ce point de vue. Ce roman devient ainsi, sous l’éclairage de Terii-Iakoba, celui de la transition culturelle pacifique, de la transgression positive : « la découverte de l’altérité s’effectue par sa propre altération ». Il devient l’avatar individuel d’une histoire collective. Héros trouble, il est celui qui, pour des motivations inavouables - peut-être une ambition personnelle -, il s’engage dans une démarche risquée et innovante, il assume la brisure du moule culturel. Terii devient Polynésien et Chrétien (nous sommes en 1820), la modernité consacre la double appartenance, plus vécue que théorisée au demeurant, des habitants de ce pays qui sont Polynésiens et Français. La décadence et la chute de la culture originelle s’accompagnent d’une nouvelle culture (21) et de la naissance de l’individualisme : la vie de Terii passe désormais du « nous » au « je », c’est une conscience qui s’adapte et assume son ego. Cette renaissance imaginée et racontée est aussi celle de Victor Segalen en Polynésie, en tant que Breton et Français.


Entre la résistance au changement de Paofai et l’opportunisme de Terii, se faufile un troisième terme, à savoir la révolte des Mamaia, qui souhaitaient, sans renier totalement le christianisme, créer une religion à leur image. Qui a raison face à l’histoire ? Le résistant, l’opportuniste ou le dissident ? Ne sont-ce pas là les trois attitudes vis-à-vis de toute modernité ? Acceptation, refus ou révolte, renoncement ou refoulement du passé, avec la rupture dans la transmission culturelle ? Segalen montre la complicité des Polynésiens dans le changement spirituel. Henri Hiro, exprimait également ce dilemme lorsqu’il présentait dans les années 1985/1990 aux élèves des lycées le film adapté du roman de Segalen.


Conclusion : qu’apporte encore Segalen aujourd’hui ?


Ouvrage de 2011 : Segalen et la Polynésie
Ouvrage de 2011 : Segalen et la Polynésie

1 - Je propose encore quelques éclairages liés à ce questionnement. Dans l’ouvrage Tahiti dans toute sa littérature, extrait de ma thèse publiée en 1989 (22), je posais la question : « Segalen a-t-il commis un authentique chef-d’œuvre polynésien que la culture orale n’a pas pu écrire et donc laisser à la postérité ? » La problématique porte en germe une réponse nuancée. « On est loin avec Segalen du Tahiti d’escale ou d’opérette, mais on demeure dans une représentation du monde fortement marquée par l’histoire judéo-chrétienne », avais-je également écrit à l’époque (23). On peut lire les textes de Segalen en les interrogeant à la lumière d’une supposée adéquation entre les récits et la (les) réalité (s), passée (s) ou présente (s) ; mais de quelle (s) réalité(s) est-elle, serait-elle l’expression, vue (s) par qui et quand ? C’est faire de la littérature, non une construction complexe, mais un simple reflet du réel et ainsi éventuellement pouvoir la contester, au nom d’erreurs ou d’inexactitudes (24). La nouvelle période culturelle dans laquelle nous nous trouvons nous autorise à mieux évaluer la relative adéquation de la parole segalénienne aux origines de la culture polynésienne, et en quoi ce roman « d’une nation » relève, malgré tout, d’une vision occidentale de la culture et d’une forte volonté de faire en sorte que les Polynésiens restent dans la logique occidentale. Segalen écrivait lui-même en première lignes de Pensers païens : « Le Païen qui pensait ce qui va suivre n’a probablement jamais existé. On le suppose né chez un peuple qui se meurt, et fils imaginaire d’une race qui se tait : c’est un Maori de Polynésie ». Il y a ainsi très présente dans ce récit l’idée biblique d’un Eden ou d’un paradis. Les Immémoriaux demeurent une œuvre, en définitive, d’imagination et les mots, expression d’un imaginaire, renvoient à la littérature. Par contre, on n’écrirait certainement plus aujourd’hui une phrase telle que celle-ci : « Les Immémoriaux sont en passe de devenir un élément essentiel de l’imaginaire et de l’univers culturel polynésien (25) ».


Quelle est l’influence de Segalen dans le renouveau culturel tahitien ? Segalen a servi, un temps, de phare, de justification à la nécessité de ce renouveau, il a été un lien. Il a permis une prise de conscience, un recentrage de la société sur son passé entre mythologie et Arioi et sur elle-même, dans un pays « dominé », et il a fourni un cadre réflexif (résistance ou abandon ou reniement), des armes à l’anticolonialisme. Segalen a reconstruit poétiquement un passé et si le roman le Maitre du jouir avait été achevé, Segalen aurait plongé dans l’actualité - la sienne il y a 120 ans - et non plus dans un passé missionnaire lointain et peut-être dépassé.


Un tiki marquisien à l’époque de Segalen (fonds Ch. Duchateau)
Un tiki marquisien à l’époque de Segalen (fonds Ch. Duchateau)

Question subsidiaire : la Polynésie contemporaine est-elle encore traumatisée par l’évangélisation et par la colonisation ? N’a-t-elle pas reconstruit au sein de ces contraintes sa propre histoire et inventé une nouvelle culture (même religieuse) faite de compromis entre l’ancienne et les modèles importés ? (26) On doit dépasser les simples ruptures historiques et percevoir les nouvelles réalités syncrétiques mises en place qui se manifestent à travers l’expression des goûts et des modes. Les mots anciens ont été peut-être oubliés ou plutôt recouverts, mais tous les peuples ont connu pareille évolution. Ils ne renaissent jamais de manière identique, ils s’adaptent aux modernités présentes, c’est la résilience. Dans la vie politique contemporaine, est-ce le trauma de la colonisation qui est perceptible et condamné, ou la réponse polynésienne à la violence de l’État français au moment de la mise en place des essais nucléaires ? Avec le recul statutaire induit, l’élimination du leader nationaliste Pouvanaa a Oopa et un régime autoritaire mis en place au début de l’ère dite du CEP (27) qui s’est néanmoins assoupli avec les statuts d’autonomie à partir de 1977. 


Henri Hiro et la renaissance culturelle
Henri Hiro et la renaissance culturelle

2 - Ce roman entre-t-il en concurrence, en complémentarité ou en conflit avec la littérature autochtone qui se développe depuis les années 1980 en Polynésie ? La littérature autochtone effectue-t-elle de la contre-écriture occidentale (writing back), constitue-t-elle une reconquête de son humanité propre, afin de résister aux influences externes, tout en les assumant de fait, et d’abord par l’utilisation de l’écriture occidentale ? La littérature autochtone dans son ensemble est d’abord identitaire et la critique porte davantage sur la colonisation et les années nucléaires du fait de la dépendance du pays à la France que sur l’évangélisation, même si aujourd’hui, avec la sécularisation, on entend de plus en plus les mots « évangélisation-colonisation » identifiés et accolés, ce qui mériterait une autre réflexion pour nuancer les choses. Les clichés et les amalgames ont tendance à fleurir dans notre nouveau monde. Apparemment, les problématiques liées à l’évangélisation et à l’appartenance religieuse ne semblent plus essentielles dans les questions identitaires. Pourtant, les nombreuses églises présentes en Polynésie témoignent toujours de leur rapport ambigus avec l’époque coloniale, depuis les conditions de leur installation jusqu’aux discours parfois décontextualisés qu’elles portent.


Parmi la grande centaine d’ouvrages écrits par des Polynésiens, un seul traite explicitement et totalement de l’arrivée des missionnaires : il s’agit de la Lettre à Poutaveri écrite par Rui a Mapuhi et traduite par Louise Peltzer publiée en 1995 (il s’agit de la même personne). Dans le roman Lettre à Poutaveri, la scène missionnaire est perçue avec les yeux d’une enfant, Rui, qui allie un mélange de curiosité, d’attirance, de fascination infantile et d’humour. Parfois l’enfant exerce l’esprit critique d’un adulte avec vigilance voire avec une certaine résistance. Comment exprimer proximité et distance par rapport aux missionnaires et à leur influence ? Ce roman constitue une relecture critique parfois ironique des premières années missionnaires protestantes, jusqu’en 1824. Il y a un personnage que Peltzer sauve c’est Tavi, ou Davies, le linguiste et traducteur de la Bible. C’est lui qui apprend à lire et à écrire à Rui.


Chantal Spitz dans l’île des rêves écrasés et Hombo critique avec force l’acculturation produite par les colonisations politique et religieuse. En outre, lors du colloque Gauguin qui s’est tenu à Tahiti en 2003, au cours duquel elle a dénoncé les travers du peintre (« un satyre, syphilitique… pédophile, sale type »), l’écrivaine a étendu sa critique en déclarant : « Paul Gauguin. Ce nom qui a, avec la litanie colonialement correcte des Bougainville Loti Melville Segalen effacé le nom de nos ancêtres scandé par chacun des nœuds de nos aufau fetii (28) aujourd’hui disqualifiés…. Ces Bougainville Loti Melville Segalen nous ligaturent désormais dans le mythe-carcan qui nous fige dans une sous culture une sous humanité… les Immémoriaux de Segalen ces mythes réducteurs qui de la Nouvelle-Cythère à la maison du jouir nous établissent dans une identité immuable immobile nous réduisent au silence à l’absence nous laissent sans voix sans consistance. Peuple insonore (29) ». Cette vision frontale de l’histoire assimile tout étranger (navigateur, peintre, écrivains) à l’hydre coloniale, on peut néanmoins s’interroger sur la validité intellectuelle de la démarche… Cela dit, ce qu’il faut comprendre c’est qu’en général le monde traditionnel préchrétien est l’objet d’une vénération, car ce temps semble avoir été volé, en témoignent les Mémoires de la reine Marau ou le Tahiti aux temps anciens de Teuira Henry. L’évocation du monde polynésien d’avant est présente en filigrane dans beaucoup d’œuvres littéraires (de manière directe ou par le souffle d’une langue voire d’une symbolique ancienne perdue), mais elle est surtout forte dans les spectacles néo-traditionnels du Heiva.


Au cours de ce même colloque, l’écrivain franco-tahitien Jean-Marc Pambrun (1953-2011) s’est exprimé sur Gauguin et Segalen. Reconnaissant qu’en 1988 « à cette époque, seule la critique de la vision occidentale de l’histoire polynésienne » lui importait, il cherchait « à régler le compte des porteurs postindustriels du mythe du Bon Sauvage et, par ricochet, celui des marchands du temple de l’Exote qui cherchaient à nous persuader que, sans Gauguin ni Segalen, nous ne saurions rien de notre culture ». Il ne précise pas davantage son propos, ne cite point ses sources critiques, et estime, en outre, qu’« il avait manqué à cet adorateur des dieux-du-jouir la vision vivante, dynamique et éclairée du devenir historique des Polynésiens. Pourtant, l’ouvrage inachevé de Segalen, Le Maître du jouir, se proposait de donner une suite aux Immémoriaux et donc aurait rencontré l’actualité post-évangélisation.


Pourquoi les écrivains polynésiens évoquent-ils, au fond, si peu Segalen ? Certains sont peut-être tentés de classer toutes les œuvres occidentales, sans distinction, au rayon des productions étrangères et mystificatrices, donc contestables ; il s’agirait alors d’un a priori ou d’un préjugé en quelques sorte. Selon Jean-Luc Picard dans sa thèse Ma’ohi tumu et Hutu Painu, la construction identitaire dans la littérature contemporaine de Polynésie française (30), à la page 110, ce dernier écrit : « L’absence de références à Segalen peut étonner. C’est peut-être une trop grande proximité qui le fait négliger par ceux qui lui sont redevables. Pour affirmer une identité, il faut une véritable opposition ». Se poser en s’opposant. Or, explique Jean-Luc Picard, Segalen d’une certaine façon a ouvert la voie à « l’ancienne Polynésie et à la critique du modèle missionnaire ».


3 - Le roman aborde la question, toujours d’actualité, des représentations réciproques, à savoir comment je vois l’autre, comment je communique avec lui, y a-t-il relation de réciprocité, et, en définitive, se comprend-on ? Mais aussi avec quel matériau je le construis et inversement comment l’autre me voit-il ? Ceci autant dans le temps que dans l’espace. Ce sont les questions des différences et de l’altérité qui sont posées. L’autre n’est-il pas souvent perçu comme le même, mais dans une autre datation temporelle dans l’échelle de la durée ? Voir se limite-t-il au paraître, permet-il d’éprouver le vécu de l’autre ? Et jusqu’où suis-je aussi un peu l’autre ? Le roman les Immémoriaux est moderne à travers tous ces questionnements.


4 - Mais Segalen est aussi un homme de son temps autant que nous autres d’ailleurs ! Il estime que le nivellement est une menace pour la diversité qu’il confond parfois avec l’authenticité, « le divers décroit », mais il est très élitiste, n’aime pas beaucoup le peuple voire semble le mépriser. Marie Dollé complète et juge la « pensée de Segalen » ainsi : « mépris du métissage, mépris de l’influence qu’une culture peut exercer sur une autre, au nom d’une pureté originelle ». Pourtant, l’histoire de l’homme sur le long terme est bien celle des migrations, volontaires ou non, des métissages, des explorations et de la colonisation qui ne fut pas qu’européenne


5 - Les Immémoriaux sont certes une œuvre littéraire originale et un témoignage ethnologique de qualité, mais nous vivons aujourd’hui dans un autre temps, avec des problématiques qui peuvent paraitre les mêmes, mais qui évoluent, se formulent autrement avec de nouveaux questionnements : la question du rapport au passé, réel ou reconstruit, et la question de l’avenir, entre dépendance et souveraineté. Comment et à quel prix, se posent les questions d’identité - identité racine et identité relation comme l’analyse finement Édouard Glissant - ? Ainsi s’établissent le rapport avec la modernité, interne et externe, le rapport avec la culture passée souvent ignorée, la culture présente et à venir, parfois mythifiée, le rapport à l’environnement et l’écologie, la question plus large du développement, de la formation des hommes et de l’emploi, de la justice sociale, etc. On peut aussi placer l’invention fictionnelle sous la coupe des identités ethnique, clanique, religieuse, sexuelle ou nationale… sans omettre le jeu des influences qui structurent toute personnalité - les porosités interculturelles qui métissent la pensée -, et sans réduire la littérature au seul combat militant exprimant des postures et des certitudes figées voire essentialisées.


Un homme peut, en définitive, très bien vivre sans avoir lu les Immémoriaux, comme beaucoup d’êtres humains ignorent l’existence de Flaubert, Shakespeare, Dante, Proust ou Goethe, etc., mais ce roman ouvre pour la Polynésie, comme au-delà de son récif, sur un monde qui n’est plus vraiment daté, mais dont la lecture offre des joies intérieures sur le comment vivre et évoluer dans le temps, ainsi que de multiples autant que de salutaires interrogations sur notre rapport à notre « moi », aux hommes, aux mythes, aux lieux, à l’histoire et aux cultures. Les Immémoriaux ne seraient-ils pas uniquement « le roman d’une nation », entendons polynésienne , mais celui de tout homme vivant, dont le voyage comme étant celui d’un « arpenteur du monde », ainsi que le biais de la fiction ne constituent que des moyens pour parvenir à soi, avec, en son centre, la sempiternelle question des langages.


Ainsi, après toutes ces traversées, on peut affirmer que l’écrivain Victor Segalen vit encore dans la Polynésie contemporaine ! À chacun de le découvrir et de produire sa propre lecture actualisée…


Henri Hiro et la renaissance culturelle
Henri Hiro et la renaissance culturelle

1 - Max Anély : pseudonyme composé de deux prénoms, Max puisé auprès d’un ami de l’écrivain et Anély, à la place de Annely, issu d’un des prénoms de l’épouse de Victor Segalen.

2 - Jean Malaurie raconte dans Victor Segalen, voyageur et visionnaire (BNF 1999) sa découverte des Immémoriaux et sa décision de les éditer dans la collection Terre humaine qu’il venait de créer, et où il venait de publier Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss (1908-2009), ouvrage à la fois hautement scientifique et littéraire en son premier chapitre (La fin des voyages) qui commence par : « Je hais les voyages et les explorateurs… ».

3 - En fin de vie, Segalen a émis l’idée d’écrire Les Immémoriaux bretons. Voir notre article Segalen entre marae et menhirs, BSEO n° 265-266 de mars 1995. Citation de Segalen : « 12 août 1916, Les Immémoriaux bretons. Fatalité d’écrire un livre, mon dernier livre autour ou au-dedans de la Bretagne. Retour à l’os ancestral. Que ce livre, par non-reniement soit semblable au premier ».

4 - Un nom féminin dans la récitation généalogique.

5 - La pleine beauté se révèle à travers la femme et sa totale liberté sexuelle, réprimée par les missionnaires.

6 - Le lecteur se réfèrera aux ouvrages suivants, un peu anciens mais toujours vivifiants intellectuellement : Francis Affergan, Exotisme et altérité (PUF 1987), Abdelkebir Khatibi, Figures de l’étranger dans la littérature française (Denoël1987) et Tzvetan Todorov, Nous et les autres, La réflexion française sur la diversité humaine (Seuil 1989).

7 - Signalons en note la première et immense biographie sur Segalen, écrite par l’universitaire Henry Bouillier. Le critique fait des Immémoriaux un chant de révolte contre la morale de son enfance, un pamphlet contre la religion : « l’hymne à Lazare ressuscité sous la triple inspiration de Rimbaud, Gauguin et Nietzsche : un serment à la joie ». La méthode de Segalen : il s’appuie sur « documents et récits entendus et quand ils font défaut, il adopte le plausible et le vraisemblable ». Bouillier rappelle l’influence reconnue de Salambô de Flaubert en tant que reconstitution historique. « Les anciens maoris c’est la reconstitution de la vie qu’il rêve ». Il développe le rôle de Gauguin qui révèle Tahiti à Segalen, et rompt avec la tradition du roman psychologique à la française. Pas d’individualisation forte des personnages mais de la psychologie collective ; à travers les personnages Terii et Paofai notamment, il faut voir le peuple tahitien tout entier. Les Immémoriaux : c’est une enquête sur les maoris et une exploration par Segalen de ses tendances. Un livre difficile à classer dans un genre déterminé. Le seul Européen du roman, Aûte, est un falot, c’est ainsi que « les Maoris voyaient les hommes à peau blême tombant amoureux de leurs filles ». Par ailleurs, Gilles Manceron, dont l’ancêtre, Henri Manceron était lié à Segalen, dans sa biographie datant de 1991 fait de Segalen un « partisan de la rencontre des cultures ». La vision issue des textes de Segalen relève de la confrontation inégale des peuples. Rappelons-nous la réflexion de Paul Valéry à propos de la littérature : « le plus beau serait de penser dans une forme qu’on aurait inventée ».

8 - Universitaire, ethnologue aux îles Marquises dans les années soixante, où il a recueilli un certain nombre de légendes. Henri Lavondès fut l’Océaniste présent dans mon jury de thèse à Paris XIII Créteil, en 1986.

9 - En cette même année 1978, le musée Gauguin de Papeari, dirigé par Gilles Arthur, a présenté une exposition Segalen, préparée avec le concours du fils de Victor, Yvon Segalen. Cet événement a coïncidé avec la publication du Journal des îles par Les Éditions du Pacifique.

10 - Lire Essai sur soi-même, Fontfroide, 1986.

11 - Claude Courtot, évoquant un texte de Jean Jamin écrit : « Je pense que si un livre comme Les Immémoriaux peut intéresser les ethnologues, ce n’est nullement, comme on l’a cru un moment, pour le savoir qu’il transmet, mais pour les illusions qu’il dénonce ».

12 - Éditions Haere Pō no Tahiti (ouvrage épuisé aujourd’hui et non réédité).

13 - Kenneth White, dans celtisme et orientalisme (colloque 1978).

14 - D’autres intervenants à ce colloque organisé par Paule Laudon ont évoqué plus ou moins longuement Segalen : Sylvie André, Flora Devatine, Bruno Saura, Aimeho Ariiotima et moi-même.

15 - Rejet d’un argument développé dans la préface d’un ouvrage (non identifié) sur les légendes polynésiennes.

16 - Pour avoir mis ce roman au programme de mes cours en classe terminale de lycée ou à l’université, je peux attester de la difficile lecture de l’ouvrage, par les élèves et les étudiants, d’abord parce que la langue segalénienne est très travaillée (style, syntaxe et lexique, néologismes, emprunts, etc.), parfois elle semble précieuse, et qu’elle essaie de simuler la parole originelle incantatoire maohi, ensuite parce que le lecteur doit opérer selon son origine culturelle, soit une substitution de personnalité pour saisir le point de vue de Segalen, soit une adhésion à un univers immémorial dans lequel il ne se reconnaît que très difficilement. Autrement dit et malheureusement, Victor Hugo est, c’est le paradoxe, plus lisible que Segalen auprès des élèves et étudiants de Polynésie des années quatre-vingt, quatre-vingts-dix…

17 - Dans un colloque de 1992, Bruno Saura déclarait que chez les intellectuels mao’hi des années 1970, il n’y a plus de culpabilité à s’intéresser à la religion traditionnelle (le pasteur Henri Vernier avait déjà ouvert la voie au sein de l’Église protestante en « détabouisant » le passé). Il n’y aurait plus d’opposition frontale entre le paganisme et le christianisme mais une complémentarité. La fracture s’effectue davantage entre une société d’esprit religieux - quelle que soit la spiritualité - versus une société laïque, matérialiste, voire athée. 

18 - Selon l’expression de Kenneth White dans Celtisme et orientalisme, colloque du centenaire 1978.

19 - Interview par Jean Scemla, La Dépêche de Tahiti 30 mars 1984.

20 - Essai sur le mystérieux, éditions Rivages, 2021.

21 - Voir les travaux d’Alain Babadzan, Naissance d’une tradition, ORSTOM 1982.

22 - Tahiti dans toute sa littérature, éditions L’Harmattan, Paris.

23 - Ibidem page 283.

24 - Il est surtout important d’interroger l’œuvre, toute œuvre d’ailleurs, en tant que production littéraire. On aborde alors des questions d’écriture (jeux et enjeux), de poétique, de création (comment ? Pourquoi ? Qui est le « je » qui écrit… ?), de fictions (ne sont-elles pas de plus en plus mondialisées ?), de contextes (histoire et mentalités), de représentations (rapport aux réalités), d’imaginaire, etc.

25 - Jean Scemla.

26 - Autrement dit, Taaroa serait possiblement toujours présent dans la prière à Dieu, et à travers les tarava bibliques, demeureraient l’esprit des ancêtres, les croyances et des lieux polynésiens.

27 - CEP : Centre d’Expérimentation du Pacifique qui a fonctionné de 1963 à 1996.

28 - Traduction : généalogies.

29 - Paul Gauguin, héritage et confrontations, Actes du colloque de mars 2003, direction R. Pineri.

30 - Publiée chez L’Harmattan en 2018.



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