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Un esprit primesautier

Dernière mise à jour : 28 juil.

Jean Guiart in memoriam


par Riccardo PINERI


Jean Guiart chez lui au Lotus à Punaauia - Wikipedia
Jean Guiart chez lui au Lotus à Punaauia - Wikipedia

Ma rencontre avec Jean Guiart date du début des années 2000, lorsque nommé professeur d’esthétique et de littérature comparée à l’université de la Polynésie française, j’ai assisté à une conférence donnée par le collègue à l’ISEPP dans laquelle Jean Guiart reprenait les thèmes ethnologiques qui lui étaient familiers, notamment celui du rejet du sacrifice rituel dans les sociétés océaniennes. Après la conférence je me suis entretenu longuement avec Guiart sur cet élément qui me paraissait difficilement défendable et qui reliait à mon sens la réalité océanienne aux origines des sociétés archaïques en général, suivant en cela les indications de mon maître René Girard. La rencontre avec Jean Guiart et bien vite le partage des discussions entre le philosophe et l’ethnologue sur les hauteurs de Punnauia, se sont donc déroulés sous le signe de l’opposition théorique et amicale ouverte, nourrie par l’admiration commune des romans de Balzac et de l’œuvre du général de Gaulle ; à partir du numéro 2 de sa revue Connexions, j’ai eu la chance de participer à la rédaction commune de cette entreprise. Jean Guiart m’a toujours laissé la plus ample liberté dans mon écriture et cette amitié sans complaisance s’est traduite par l’ouvrage commun consacré à l’écrivain anglais William Somerset Maugham, coédité par la maison d’édition Api Tahiti et par la maison d’édition de Guiart Te pito o te Fenua en novembre 2016.


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“Il y a certaines entreprises pour lesquelles un désordre soigneux est la véritable méthode”

H. Melville, Moby Dick


C’est dans ses « mémoires » disséminés dans de nombreux textes, rassemblés dans Agir à contre-emploi (2013) que se révèle mieux l’esprit primesautier de Jean Guiart, beaucoup plus que dans les « enquêtes de terrain » scientifiques. Arpenteur des îles océaniennes, relevant parcelle après parcelle les domaines fonciers et démêlant les fils hautement enchevêtrés du casse-tête canaque des propriétés terriennes, expert des stratégies politiques et administratives complexes du monde colonial océanien de l’après-guerre, il était toutefois moins à l’aise avec la fiction littéraire : « Je ne comprenais pas les raisonnements littéraires. Je ne les comprends toujours pas vraiment. Mais je fais des efforts. » 


Son dernier effort en date concerne les récits de William Somerset Maugham rassemblés sous le titre de Récits des Mers du sud, paru chez Api Éditions en 2016 avec sa préface et la postface Questions posées à l’auteur. La critique qu’il adresse à l’écrivain anglais concerne son manque présumé de fidélité à la vérité locale et anecdotique. Dans la nouvelle Macintosh il note : 


« Comme à l’habitude chez Maugham, presque tous les détails locaux sont erronés, et en plus ils sont forcés. L’administrateur ne pouvait avoir un cuisinier chinois, ce n’était pas autorisé par l’administration néo-zélandaise en dehors d’Apia, qui ne voulait pas d’une amorce de colonisation chinoise et avait rapatrié tous les serviteurs chinois laissés derrière eux par les Allemands. Le kava servi aux Samoans qui attendent le district officer est une habitude fidjienne et non samoane. L’entreprise qui transformait le kava racines en poudre « diluable » était fidjienne, soutenue par l’église méthodiste voulant désacraliser le kava. Maugham a pu ne pas faire la différence. » 


L’entrée en dissidence de la véritable littérature chez Maugham, son rejet de toute anecdote communautariste, ne semble pas soucier Guiart dans son ethno-critique qui reconduit le texte littéraire à la vérification de terrain, le comparant aux données du réalisme ethnologique. Guiart savait remarquablement bien rassembler sur place les éléments sociologiques qu’aussitôt il transformait en articles et en publications diverses, avec la passion des matériaux « bruts » sans souci de théoriser sa pratique empirique. L’esprit primesautier l’empêchait souvent de se relire. Il avait su rassembler, depuis 2014, de nombreux écrivains, essayistes et traducteurs, y compris ceux qui avancent masqués même en dehors de la pandémie, autour de la revue Connexions qui était devenue l’expression majeure de la pensée polygraphe de l’ethnologue, véritable chantier qui demandait parfois une prise de distance, difficile à obtenir dans ce combat avec le temps que menait le dernier Guiart. 


Il s’attaquait régulièrement aux voyageurs captifs du monde qu’ils observent et aux informateurs qui répondent à ce que le voyageur attend qu’on lui raconte, se méfiant des témoignages au profit de l’inventaire après vérification qu’il revendiquait comme sa seule et unique méthode ethnologique. Une surdité profonde par rapport au sacrifice et au cannibalisme rituel renvoyant au noyau sacrificiel au cœur de la construction mythique, caractérise tout son parcours d’observateur. En « soixante ans de carrière », Guiart comme il le répète souvent, n’a pas vu de sacrifice humain. Comme Saint Thomas d’Aquin, il ne fait confiance qu’à son expérience et le regard éloigné (Lévi-Strauss) n’a apparemment pas de sens pour lui. Son désir de laver les sociétés anciennes de tout soupçon de violence originaire provient également de son histoire familiale, et de son mariage avec Joséphine Pawé Soottr « fille d’une famille considérable, dont le statut social élevé est antérieur à nos Croisades (sic) » (Guiart, 2013 : 484). L’ethnologue dénie aux textes et aux images toute valeur de témoignage au profit d’une logique partisane du soupçon généralisé sur l’Histoire :


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 « On continue à répéter sans réfléchir que le capitaine Cook a vu un sacrifice humain, décrit dans de nombreuses images de l’époque, alors qu’il s’agissait du rite funéraire d’un personnage assez important pour que son corps soit exposé sur le marae. Les auteurs incapables de regarder tout cela avec un œil critique, et même certains des plus récents, se déconsidèrent par cela même. » (Guiart, 2013 : 267). 


Guiart ne veut pas reconnaître la réalité du sacrifice sur le marae, dont témoigne la célèbre gravure tirée d’un dessin de John Webber, lors du troisième voyage de Cook, et la relation du capitaine lui-même dans son Journal. À son retour à Tahiti, Cook assiste à un sacrifice humain sur un marae proche de la baie de Matavai sur la côte est avant l’expédition militaire contre l’île de Moorea. Cook avait déjà eu des renseignements de la part du tahitien Ma’i sur les pratiques du sacrifice humain lors de son deuxième voyage. Il avait également relaté les sacrifices humains à Tongatapu dont il avait eu connaissance lors de la fête d’intronisation du jeune roi, le natche : 


« Nous avons des preuves certaines que des sacrifices humains ont lieu aux îles de l’Amitié. Dans ma description de natche à Tongatapu, j’ai rapporté qu’à la suite de cette fête on nous annonçait le sacrifice de dix hommes : ce qui peut donner une idée de l’importance des massacres religieux dans cette île. Et bien qu’on ait lieu de croire qu’à Tahiti on ne sacrifie dans chaque occasion qu’une seule personne, il est probable que ces occasions se répètent assez souvent pour causer une effrayante perte de vies humaine. » (Cook, 2005 : 347) 


Acte social par excellence, dans la culture polynésienne ancienne le sacrifice humain est efficace dans les moments de crise de la communauté auxquels il est toujours associé, il empêche le déferlement des rivalités et de la violence, il procure une solidarité autour d’un des membres qui est chargé par sa mort de mettre un terme au processus violent, il sacralise tout geste de la vie profane, il inaugure cette forme de crise sacrificielle par excellence qu’est la guerre. Dans le Journal de James Morrison, second maître à bord de la « Bounty », nous pouvons lire : 


« Leurs cérémonies consistent en sacrifices innombrables, en prières, en fêtes, etc., tenues sûr le marae et toujours présidées par les prêtres. » (Morrison, 1966 : 147)


 Dans le chapitre X de son journal de voyage, Bougainville avait déjà noté : 


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« Nous les avions crus presque égaux entre eux, ou du moins jouissant d’une liberté qui n’était soumise qu’aux lois établies pour le bonheur de tous. Je me trompais, la distinction des rangs est fort marquée à Tahiti, et la disproportion cruelle. Les rois et les grands ont droit de vie et de mort sur leurs esclaves et valets ; je serais même tenté de croire qu’ils ont aussi ce droit barbare sur les gens du peuple qu’ils nomment Tata-einou, hommes vils ; toujours est-il sûr que c’est dans cette classe infortunée qu’on prend les victimes pour les sacrifices humains ». (Bougainville, 1982 : 412)


Guiart reconduit le document du peintre Webber à l’enterrement d’un chef, refusant donc sa dimension de rite sacrificiel, faisant fi des signes qui montrent le sacrifice du manant suspendu à la perche qui a servi à le transporter, accessoire fort peu caractéristique d’un personnage « assez important », ainsi que les nombreux crânes à l’arrière-plan qui témoignent des pratiques sacrificielles sur ce marae. Cela conduit Guiart à partager la négation des documents divers de l’histoire, depuis le mythe de Dionysos démembré, le sacrifice d’Iphigénie dans la tragédie grecque, la scène biblique du sacrifice d’Abraham. Le prêtre aztèque qui arrache le cœur des victimes avant de les jeter du haut de la pyramide devient le médecin qui pratique des interventions sur des malades.


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Jean Guiart comme l’Américain William Arens dans Le mythe du mangeur d’hommes, pense que le cannibalisme et le sacrifice humain sont issus de l’imagination « travestissante » des anthropologues et historiens occidentaux et qu’il n’y a aucune documentation sérieuse concernant cette pratique, mais uniquement les fantasmes malveillants d’une civilisation soucieuse de justifier la colonisation. Les sacrifices humains et le cannibalisme, propres à toute l’histoire profonde de l’humanité, sont liés à celles que Durkheim appelait « les formes élémentaires de la vie religieuse », et Guiart semble partager le refus de nombreux penseurs postcoloniaux d’admettre la mutation anthropologique que le christianisme a apportée à la logique sacrificielle. Si Frantz Fanon a marqué un moment nécessaire de l’histoire récente où il fallait tourner la page de la colonisation, par la suite ses disciples ont transformé sa pensée en une rengaine auprès de la nouvelle bourgeoisie urbaine des villes occidentales et des anciennes colonies, devenant les nouveaux ethnologues « engagés » dans le parti pris de l’indépendance. Guiart n’a jamais accompli le saut dans l’idéologie indépendantiste, comme de nombreux ethnologues et anthropologues de l’aire océanienne à partir des années 80. La phrase de Montaigne se référant à l’amitié difficile à définir qu’il avait pour La Boétie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi », semble caractériser les rapports de Guiart avec d’innombrables collègues et intellectuels océanistes. Il savait qu’il vaut mieux avoir raison avec Raymond Aron, directeur de sa thèse d’État, que tort avec Jean-Paul Sartre. 


Jean Guiart est l’auteur d’une œuvre impressionnante en quantité d’ouvrages qui couvre sur une période de soixante-dix ans, du début des années 50 à son décès en 2019. Fonds DM
Jean Guiart est l’auteur d’une œuvre impressionnante en quantité d’ouvrages qui couvre sur une période de soixante-dix ans, du début des années 50 à son décès en 2019. Fonds DM

Il demeurait fidèle au général de Gaulle, dont il partageait toutes les décisions depuis l’appel de Londres, la Résistance, le courage d’aller à contre-courant avec le discours de Brazzaville en 58, la lucidité de rendre à l’Algérie son indépendance, une politique « populaire » aux antipodes des « populismes ». La fidélité à De Gaulle se traduisait chez Guiart par le rejet du colonialisme et l’adhésion aux revendications du peuple canaque, faisant fi de la « République des épiciers en gros », comme il définissait la Nouvelle-Calédonie coloniale, mais aussi des ethno-idéologues ses contemporains qui ne sortent pas des oppositions binaires noir/blanc, gauche/droite. Il avait écrit :


 « Sur le plan des principes, j’étais en entier désaccord avec le couple Danielsson en ce qui concerne la politique atomique du général de Gaulle. »


Dans nos dernières discussions au soleil couchant sur la terrasse de sa maison des hauteurs du Lotus, devant l’océan avec les brumes de chaleur qui uniformisaient le ciel et la mer, nous utilisions depuis des années le vouvoiement, signe de respect réciproque de la part d’expatriés, mais aussi de fidélité à l’institution universitaire. Entre l’étudiant en philosophie de l’université de Turin qui en 68 faisait partie de la génération des agités du bocal et le professeur de la Sorbonne qui était resté fidèle à l’institution pendant les événements de Mai 68 et demeurait à son poste pendant que de nombreux collègues se mettaient en vacances, s’était noué depuis quelques années un lien fait de reconnaissance mutuelle pour l’université, d’amour lucide et partagé pour l’Océanie et la Polynésie. Nous étions d’accord sur le fait que la suppression, il y a une trentaine d’années, du doctorat d’État que Jean Guiart avait soutenu en 1963 et moi, parmi les derniers, en 1989, marquait la disparition des maîtres de l’université. Son remplacement problématique par l’Habilitation à diriger des Recherches, signifiait l’effondrement de l’enseignement universitaire, la mise en place de la voie largement ouverte désormais aux pratiques syndicales comme unique critère d’excellence.


La nuit violente et impromptue des tropiques venait voiler la discussion, la renvoyant à un monde déjà si lointain, si inactuel et si étranger pour nos contemporains.


Discussion entre John Mairai, Riccardo Pineri et Jean Guiart au salon du livre de Pape’ete en 2015 (photo DM)
Discussion entre John Mairai, Riccardo Pineri et Jean Guiart au salon du livre de Pape’ete en 2015 (photo DM)

Bibliographie


  • ARENS William, 1979. The Man-Eating Myth : Anthropology and Anthropophagy, Oxford University Press.

  • BOUGAINVILLE, Louis-Antoine de, 1982. Voyage autour du monde, Paris, Gallimard.

  • COOK James, 2005. Relation de voyages autour du monde, Paris, La Découverte.

  • GUIART Jean, 2013. Agir à contre-emploi. Chronique d’une vie en zigzags. Papeete, Te pito te Fenua.

  • MORRISON James, 1966. Journal, Paris, Publication de la Société des Océanistes, n° 16, Musée de l’Homme, Paris.



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