UTTERLY IMMORAL
- bureau Nahei
- 1 avr.
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par Henri THEUREAU
(Publié à compte d’auteur par Simon Keable-Elliott, le petit-fils de Robert Keable, ce livre raconte la vie et les livres du grand-père qu’il n’a jamais connu. J’en ai extrait les chapitres sur Tahiti, c’est-à-dire sur la fin de sa vie. Robert Keable est alors un auteur à succès, auteur scandaleux de Simon called Peter, prêtre anglican séparé de son épouse légitime et vivant dans le péché avec sa maîtresse. Il avait auparavant été missionnaire au Basutoland – l’actuel Lesotho – puis aumônier anglican encadrant les « volontaires » du Basutoland en France, pendant la Grande Guerre, sans jamais cesser d’écrire.)

p. 145, CHAPITRE 14, KEABLE À TAHITI
Keable prétend, dans une lettre de 1921 à Grimble (1), qu’il avait toujours voulu aller à Tahiti, qu’il en avait même rêvé alors qu’il était encore à l’école.
J’ai lu tout ce qu’il y avait à lire sur le Pacifique à la bibliothèque de l’Université… Il me tarde de m’y rendre ; j’imagine que ce doit être encore mieux que l’Afrique Centrale… Tu parles de « lagons d’émeraude et d’un océan aux tons pétunia sur cobalt » ?
Il est clair qu’il y pensait en écrivant Simon Called Peter (2) trois ans avant d’arriver dans le Pacifique. Julie, l’héroïne, dit à Peter, son amant :
Peter…Tu n’aimerais pas vivre à Fidji ? …non, pas à Fidji, j’imagine que c’est déjà civilisé, mais sur une île presque déserte ?...Je préférerais pas tout à fait déserte, d’abord il y aurait toi et puis trois ou quatre cases avec des sauvages sympathiques qui couperaient le bois pour le feu et ce genre de choses. Et puis je porterais une rose – non, un hibiscus – dans mes cheveux toute la journée, et rien d’autre. Et toi, tu porterais – ma foi, je ne sais pas ce que tu porterais, en tout cas quelque chose de pittoresque qui te couvrirais un peu, parce qu’il faut bien le dire, tu n’es pas du tout aussi agréable à regarder que moi, Peter.
Avant les lignes aériennes, il fallait plusieurs semaines aux visiteurs européens et américains pour se rendre à Tahiti par la mer. Mais pendant tout le dix-huitième et le début du dix-neuvième siècle, des voyageurs étaient quand même venus visiter l’île grâce à sa réputation de paradis, image entretenue par des auteurs tels que Pierre Loti, Herman Melville, Robert Louis Stevenson et Jack London.
Immédiatement après la Première Guerre Mondiale, l’île avait été durement frappée par la grippe espagnole, mais au début des années vingt, les voyageurs avaient commencé à revenir. Le roman de Somerset Maugham, The Moon and Sixpence, publié en 1919 et vaguement inspiré de la vie du peintre postimpressionniste Paul Gauguin, avait sans doute fourni un nouvel argument touristique et la compagnie Thomas Cook se mit à organiser des traversées pour voyageurs indépendants. Selon certains d’entre eux, au début des années vingt, Tahiti était encore une île idyllique, peu affectée par la civilisation occidentale. Des photos populaires de l’époque, signées Lucien Gauthier, montrent des scènes du “district”, hommes et femmes à demi vêtus, suggérant un paradis paisible ; et les bois gravés d’Herbert Moesbury, publiés par de nombreux journaux, montrent des Tahitiens piroguiers, plongeurs de perles ou se baignant dans des rivières en forêt. Même le livre de Frederick O’Brien ; Mystic Isles of the South Seas, publié en 1921, détaille la vie tranquille des districts ruraux de l’île, tout en décrivant aussi le comportement débridé de certains Européens et Américains dans les clubs et les hôtels de Papeete, la capitale de Tahiti.
On parlait des changements que Tahiti avait déjà subis. Hector McQuarrie dans Tahiti Days, publié en 1920, écrit que les Polynésiens « aimables, insouciants et enfantins » sont en train de disparaître lentement, sous-entendant que le pays est « submergé » par les immigrés chinois. George Calderon, dans Tahiti, ouvrage posthume publié en 1920, se plaint que les missionnaires anglais et le gouvernement français aient ruiné le pays et que les Européens et les Américains y aient introduit :
…le café, le manioc, la vanille, les bœufs, les souris, les moustiques, les puces, les bicyclettes, les machines à coudre, le téléphone, les usines à glace, les concertinas (3), les robes de coton, la tôle ondulée, le Christianisme, le Mormonisme, les remèdes homéopathiques du Dr Munyon (4), les harmonicas, les milk-shakes, la tuberculose, la syphilis, et autres commodités qui, sous le nom collectif de Civilisation, ont prospéré sur ce sol vierge et causé nombre de modifications dans la vie des indigènes.
S.T. de Goes, ancien consul général de Suède en Australie, arguait que Tahiti n’était pas à la hauteur de sa réputation idyllique. Il se plaignait que les indigènes fussent indolents et peu fiables, leur hospitalité une chose du passé, et l’île « envahie par les Américains, surtout des acteurs de cinéma et des patrons de saloons qui, espèces bruyantes, rendaient Tahiti peu attrayante. »
Un article du New York Tribune de 1921 décrivait Papeete envahie d’ermites américains été comme hiver. « Empilés les uns sur les autres dans les chambres d’hôtel, grouillant sur les trottoirs provinciaux, et disputant aux vaches les espaces herbeux. » Le reporter Terry Ford expliquait que les touristes pouvaient descendre dans différentes catégories d’hôtels, dont un avec parcours de golf. Ils avaient le choix de plusieurs cinémas en ville, pouvaient jouer au palet, au croquet, aux dominos ou aux échecs dans le jardin public, tout en écoutant la fanfare. Et puis il y avait le « bonus supplémentaire » : des excursions en bus « vers tous les sites intéressants de l’île, dont la cabane de Gauguin et le monument à Pierre Loti ». Ford soupçonnait ceux qui voulaient s’installer dans l’île pour échapper aux contrariétés et aux tribulations de la civilisation moderne, d’être des banquiers peu scrupuleux, ou bien des écrivains aux cheveux longs, poètes, peintres, politiciens ratés, escrocs fauchés, déserteurs de ménage ou mauvais payeurs de pensions alimentaires. L’article d’un journal australien de mars 1922 donnait à penser que les visiteurs étaient soit des touristes à la recherche de dolce farniente soit des écrivains en mal de copie.
À l’arrivée des Keable, la population de Tahiti était d’environ 12 000 habitants, dont 40% vivaient à Papeete. Ceux qui étaient arrivés le plus récemment dans l’île étaient surtout français ou chinois, et nombre d’entre eux préféraient résider dans la capitale.
De toute façon, les Keable ne s’attendaient pas à trouver une île déserte. Ils ne désiraient pas non plus se priver des conforts de la civilisation moderne et firent bientôt venir de San Francisco tous les appareils qu’ils ne trouvaient pas sur place.
En arrivant dans le port, Keable remarqua « les toits de tôle ondulée des magasins rectangulaires… les alignements de villas résidentielles… et les clochers d’églises dont les bâtisseurs ignoraient ce qu’il y a de sacré dans la beauté ».
Papeete n’était pas une ville qu’il appréciait particulièrement.
Pauvre petite Papeete ! Les écrivains et les visiteurs la surnomment le Paris austral. Dieu nous en garde ! Mais si vous désirez vraiment un Paris des Mers du Sud, allez à Papeete, vous n’aurez que ce que vous méritez… On raconte un tas de fables sur Papeete, mais le poids des mensonges empêche la plupart des visiteurs de soulever le voile qui la masque.
Dès son arrivée à Tahiti, Keable se mit en quête de Gauguin. Il avait peu de chances de trouver aucune de ses œuvres et il le savait. Somerset Maugham, en 1916, avait réussi à acheter une des dernières restées sur place : le panneau de verre peint d’une vieille porte – Eve nue, pomme à la main – qu’il avait payé environ 35 $ et revendu trente-cinq ans plus tard 117.000 $. Keable tenait cependant à retrouver la maison de Gauguin, dont O’Brien avait décrit l’emplacement dans son livre.
À Punaauia, le district voisin de Faaa, se trouvait une école, avec un fronton où on lisait : 2+2 = 4… Près de l’école, à une douzaine de mètres du lagon, il y avait une maison indigène à toit de chaume, une simple vieille baraque, inoccupée.
Suivant, dit-il, la description d’O’Brien, et dédaignant le bus touristique, Keable se rendit à Punaauia, à une quinzaine de kilomètres au sud-ouest de Papeete, sur la route qui ceinture Tahiti Nui, la plus grande partie de l’île. Et c’est là qu’il la trouva, bicoque délabrée, au milieu d’une forêt de cocotiers. Au-delà, le croissant d’une plage embrassait un lagon lisse comme verre, protégé des vagues du large et du ressac par le récif. À l’horizon s’étirait la silhouette brumeuse de l’île de Moorea.
Jolie avait chargé Keable de trouver une maison à louer et, après quelques nuits à l’hôtel Tiare, celui-ci s’était aperçu qu’il ne pourrait pas vivre à Papeete. Il décida donc de louer la maison de Gauguin. Elle n’avait que deux pièces habitables mais, optimiste, Keable prétendait que « la plus grande partie de la maison » tenait encore debout. Elle était inoccupée depuis un certain temps, et le propriétaire était prêt à la louer, avec un hectare et quelques de terre entre la route et la plage. Plus tard, Keable déclara que :
…se procurer une maison fut une opération aussi détestable qu’à Londres, peut-être même plus, car en ce domaine à Londres on se fait rouler de façon impersonnelle.
En elle-même, la maison n’est pas belle, avouait Keable, mais un de ses charmes incomparables était la vue magnifique qu’elle offrait sur l’île de Moorea, à l’horizon :
Des deux côtés de la baie, écrit-il, les montagnes reculent de sorte que Gauguin avait, à gauche, vue sur l’embouchure de la Punaruu et à droite sur des arbres-de-fer ou casuarinas. Mais en face, le soleil du Pacifique se couche quotidiennement dans ces gloires de couleurs délicates qu’il pose sur des panaches de nuages, en été au large, et en hiver sur Moorea. Et puisque aussi, juste à cet endroit, la barrière de corail s’interrompt, non seulement avait-il l’éternel murmure des brisants contre le récif, mais sur le côté une plage ouverte sur l’océan où de grands rouleaux poussés par les alizés de sud-est s’écrasaient dans un bruit de tonnerre.
Il est clair que Keable considérait Gauguin comme un modèle. Il écrivit sur lui avec respect, faisant remarquer qu’il était « assez facile de condamner un homme pour avoir déserté sa femme et sa famille », mais arguant que le « geste » de Gauguin devait être considéré dans le contexte des millions de ceux qui se trouvent enchaînés à un travail qui ne les satisfait pas. Keable proposait l’image d’un homme qui « avait courageusement mis en lambeaux l’étroit costume des convenances sociales et du devoir traditionnel, et s’en était allé nu ».
Il y avait à peine une douzaine de fare éparpillés sur trois kilomètres avant et après leur nouvelle maison. Cependant, si les Keable espéraient avoir la chance de vivre parmi trois ou quatre cases avec des sauvages sympathiques, comme le voulait Julie dans Simon called Peter, ils se trompaient lourdement. Leurs nouveaux voisins les considéraient avec une profonde méfiance et ne faisaient pas le moindre effort pour être amicaux – même pas en répondant aux saluts par un sourire. Keable se plaignait, de façon assez peu charitable, qu’aucun de ses voisines ne soit belle physiquement, et que de plus elles portaient toutes « des robes extrêmement laides ».
Jolie Keable (5) arriva à Papeete deux semaines après Robert, et fut sans doute horrifiée en voyant l’état de la maison. Malgré tout, puisqu’ils arrivaient à la saison des pluies et ne pouvaient guère sortir, ils eurent le temps de se concentrer sur les travaux. Il ne leur fallut pas longtemps pour faire rénover et redécorer la maison à leur goût. La longue et large véranda côté route et les deux chambres – une à chaque bout, avec porte – étaient en bonne condition. Ils firent repeindre les chambres – murs et meubles – en blanc, et Jolie Keable choisit des draps et des serviettes de différentes couleurs, vert pour leur chambre, bleu Cambridge pour la chambre d’amis. Au-delà des chambres, ils refirent le salon, qu’ils laissèrent ouvert à tous les vents. C’est là qu’ils se tenaient la plupart du temps. Jolie expliquait :

À l’est et à l’ouest, il n’y a pas de murs, seulement des bambous à mi-hauteur de sorte qu’on a une vue merveilleuse des deux côtés sur la mer. Les murs sont peints en gris, le plancher est ciré et j’ai, en guise de tapis, d’extraordinaires nattes chinoises vertes imprimées au pochoir de motifs marron en forme de feuilles. On a fait aménager dans un angle un petit cosy-corner assez chic, et j’ai des masses de coussins verts qui mettent de la fraîcheur partout. Il y a des tas de fauteuils, deux canapés et un énorme bureau pour [Keable]. Les fauteuils, je les ai fait faire en bambou, et les meubles sont tous de la couleur sombre du plancher. Il n’y a pas l’électricité, seulement des lampes [à pétrole] munies d’abat-jours vert tendre. J’ai partout des masses de jolies plantes vertes tropicales, un énorme perroquet vert qui fait l’important et bien sûr des fleurs partout, mais en énormes buissons.
La dernière pièce, complètement reconstruite, était une salle à manger, elle aussi peinte en gris, avec des fenêtres sur trois murs et une porte menant à la mer dans le quatrième. Jolie avait acheté une table cirée d’un brun sombre et des chaises assorties, avec aussi un canapé, et choisi un service de porcelaine blanche à motifs verts. Comme c’était l’usage à Tahiti, la cuisine était un bungalow à part. Ils avaient aussi une douche et, ce qui était plus rare à Tahiti, une baignoire que leur avait donnée un Anglais qui rentrait au pays.
En face de la maison se trouvait le récif, qui protégeait le large lagon de la houle du Pacifique, ce qui signifiait qu’ils pouvaient pêcher, faire de la pirogue et nager en toute sécurité.
Keable n’aurait pas pu être plus heureux. Les années précédentes avaient été particulièrement éprouvantes. Plus tard, sa nécrologie dans le Times dirait :
L’histoire de Keable est un véritable conte de fée qui l’a propulsé de la pauvreté à la fortune, de la servitude à la liberté. Cela commença par l’indignation et la colère, puis se mua en révolte contre l’autorité, suivie d’une période de pénurie et de luttes pour aboutir à l’écriture d’un livre racontant cette colère et cette révolte – et finalement le triomphe de ce livre dans les deux hémisphères, emportant Keable avec lui dans la moitié des pays du monde avant de le mener dans un paradis de fleurs et de soleil dans les Mers du Sud.
Keable et Julie passèrent finalement neuf mois dans la maison de Gauguin. C’est Jolie qui gérait le quotidien : elle employait un cuisinier chinois, un jardinier, une jeune fille pour faire le ménage et une autre la lessive dans la petite rivière qui coulait tout près. Jolie avait calculé qu’ils pouvaient vivre avec 1 500 francs par mois, environ 250£ par an, ce qui couvrait le loyer, les gages des domestiques, la blanchisserie, la nourriture et la boisson.
La proximité de la ville avait ses avantages : ils pouvaient se faire livrer des produits frais directement du marché matinal, ainsi que de la glace. Tous les jours le truck – à la fois bus et transporteur – pouvait leur rapporter des commandes de Papeete, ou même de… San Francisco. Pour Keable, la priorité était le meilleur whisky disponible – « très buvable à dix shillings la bouteille » – et de bons vins français pas trop chers.
Ils mangeaient bien, leur cuisinier était un spécialiste des currys à la tahitienne. La viande était toujours bonne, car l’administration française surveillait la fraîcheur des produits et faisait inspecter le marché quotidiennement. Jolie adorait les feuilles de burru (6) qui, lorsqu’on s’en sert pour empaqueter la viande, l’attendrissent en quelques minutes. Elle décrivait la façon dont les indigènes cuisaient viande et poisson – quand ils avaient les moyens de s’en procurer – enveloppés dans ces feuilles et placés sur des braises, avec des noix de coco brûlantes par-dessus. Ces feuilles, qui ne brûlaient jamais, tenaient le rôle de terrines (7). Elle aimait aussi le poisson cru mélangé à une sauce à base de noix de coco râpée et légèrement fermentée.
Bien qu’elle eût du goût pour les vêtements à la mode, elle avouait que c’était une joie de ne porter ni corset, ni bas ni chaussures, sauf lorsqu’ils allaient à Papeete. Mais comme il n’y avait pas de boutiques de mode dans la capitale, elle cousait ses propres robes, achetant du crêpe de Chine et des soies chinoises, dont les prix étaient avantageux comparés à ceux d’Angleterre. Tenant cependant à rester à la mode, elle allait à Papeete tous les mois, le jour où arrivait le vapeur de San Francisco, pour voir les toilettes des touristes américaines, qu’elle copiait ensuite chez elle. Elle expliquait :
La seule objection que je ferais en ce qui concerne l’achat de tissus bon marché, c’est le fait que vous risquez fort de vous trouver nez-à-nez avec une jeune Tahitienne dans la même robe que vous la semaine suivante. Alors je donne dans l’extravagance : je n’achète que les tissus hors de prix dont je sais qu’elles n’ont pas les moyens de se les procurer.
Dès leur arrivée sur l’île, ils commandèrent à San Francisco une voiture – une Dodge Model 30 – qui devint inséparable de Jolie.
Ensemble, elle et Keable passaient beaucoup de temps à créer un jardin. Jolie admettait volontiers que le jardinage l’ennuyait, mais elle reconnaissait qu’ici :
…il y a une chose qui rend le jardinage plus agréable que chez nous, c’est que si on plante une bouture d’hibiscus, en trois semaines ou un mois on a une fleur, et c’est la même chose pour les autres plantes. Avant la fin de la première semaine, pratiquement, on voit les prémices de la nouvelle fleur.
Le plus gros souci de Jolie, en arrivant à Tahiti, était de savoir comment les autorités françaises allaient réagir à sa situation conjugale mais, comme elle l’écrivit à Wuffy Elliott :
Les autorités ont bien vu que mon passeport n’était pas au même nom que celui de Robert, mais ils savaient tous que nous aurions été mariés si nous l’avions pu, et qu’il ne s’agissait pas d’une passade, aussi sont-ils tous absolument charmants avec nous, et nous traitent comme un couple marié ordinaire, et pourtant personne n’est aussi intransigeant que les Français dans ce domaine.
Les Français maintenaient dans l’île une hiérarchie sociale très claire, dont le gratin ne fraternisait pas avec les indigènes et, au début, Jolie en fit partie. Les seules dames « respectables » de l’âge de Julie étaient les filles ou les épouses encore jeunes de fonctionnaires français, et elle accepta avec joie leurs invitations. La cuisine y était merveilleuse, mais elle fût horrifiée par leurs intérieurs chichiteux, pleins de bibelots, de babioles et de coussins brodés de formules du genre Dieu est Amour ou encore Colombes de la Paix.
Rapidement lassée de cette société française guindée, Jolie persuada Keable d’inviter à déjeuner les Anglais et Américains qui résidaient dans l’île depuis longtemps. À peine à quinze kilomètres de Papeete, avec une plage privée, et bientôt un bateau, leur maison était l’endroit idéal pour les réunions entre amis. Il ne leur fallut pas longtemps avant de tenir portes ouvertes une fois par semaine, pour un groupe d’amis divers et variés. Keable avait toujours été généreux, même lorsqu’il était pauvre, et maintenant, avec sa fortune toute neuve, il était, selon la nécrologie du Times, « désireux de partager largement les conforts et les avantages que l’argent avait mis à sa portée ».
Leurs dimanches étaient particulièrement débridés, comme Keable l’expliquait à Sadler (8) :
La vie ici est tellement facile et fantasque… Tous les dimanches il y a une fête qui s’organise quelque part, mais pas avec les Tahitiens, ils n’existent pas, sauf dans les incroyables mensonges d’O’Brien – mais avec des citoyens américains métissés, Claude Rivière (9) et ce genre de personnalités. Il faudrait que tu me voies danser le hula-hula après un punch au rhum ! On a le lundi pour récupérer.
Madame Claude Rivière était une excentrique qui avait travaillé pour La France à New York et se trouvait à Tahiti, missionnée par le gouvernement français pour étudier les insulaires. Elle montra à Keable un manuscrit de Gauguin qu’elle avait acheté, intitulé L’Esprit moderne et le Catholicisme, et elle passa quelque temps avec lui à en préparer la publication. Plus tard, Keable fera son portrait dans son roman Numerous Treasures sous les traits d’Antoinette Verclos, aventurière, artiste peintre et critique d’art, aussi heureuse à nager à moitié nue dans un bassin de corail qu’à animer un débat sur la décadence de la civilisation polynésienne (10).
Les autres amis du cercle de Keable étaient américains et britanniques. Jolie et lui eurent tendance à fréquenter les gens les moins conventionnels, ceux qui étaient venus dans l’île pour travailler ou explorer le pays, étaient tombés amoureux du rythme de vie insulaire, puis étaient restés.
Frank Stimson, dont la fille vit encore aujourd’hui à Punaauia, était l’un d’eux. Il deviendrait plus tard un anthropologue éminent et Keable le décrit comme « un bonhomme qui en a dans la tête : il a plaqué les USA et travaille comme gratte-papier pour survivre, mais il jubile, plongé dans le folklore et l’ethnologie de la Polynésie. […] Massif et irascible, c’était le « pétrel-tempête » de l’anthropologie polynésienne. » Comme nombre des occidentaux qui vivaient sur l’île, Stimson avait eu un cortège de petites amies tahitiennes avant de finir par en épouser une.
Robert James Fletcher était un autre de ces amis. Keable le décrit comme « un amusant casse-pieds, un cynique intelligent, causeur doué et agréable, adroit de ses mains, en plus. » Fletcher avait écrit Letters of the South Seas un livre de ragots sur Tahiti (11) signé du pseudonyme Asterisk et publié chez Constable. Plus tard il accepta de jouer les chefs de travaux pour la nouvelle maison des Keable et, au début de 1924, ils voyagèrent ensemble à travers la France. Sa nièce, Penelope Mortimer, (1918-1999), fut plus récemment un écrivain connu.
Deux autres sont mentionnés par Keable dans sa première lettre aux siens depuis Tahiti : Knapp – qu’il appelle « la plus grande autorité vivante sur les Tahitan » (sic) – et Nordhoff – « un yankee de la plus aimable espèce, qui a des relations dans l’édition en Amérique et qui a quitté la civilisation pour s’installer ici. »
Charles Nordhoff et son fréquent partenaire en écriture, James Norman Hall, étaient peut-être les deux Américains les plus connus sur l’île à l’époque. Nordhoff et Hall s’étaient connus après la guerre, lorsqu’on leur avait demandé de collaborer à une histoire de l’Escadrille Lafayette, dont ils avaient tous deux été membres, à des dates différentes. Après avoir écrit ce livre, ils furent sollicités pour en écrire un second et décidèrent de faire un voyage dans le Pacifique sud. Ils étaient arrivés en février 1920 et leur livre, Faëry Lands of the South Seas, parut en 1921. Ils restèrent sur l’île, Nordhoff seize ans et Hall le reste de sa vie. Au début des années 1930, ils écrivirent ensemble la trilogie de la Bounty, basée sur la fameuse mutinerie.
Nordhoff et Hall mettaient un point d’honneur à tenir les touristes à distance, et fréquentaient plus volontiers ceux qui venaient s’installer à Tahiti. Comme presque tous ceux qui s’y installaient, ils épousèrent tous deux des femmes nées dans l’île. Charles Nordhoff épousa une métisse de dix-neuf ans, mi-polynésienne, mi-hollandaise, nommée Tua Tearae Smidt, mais divorça quelques années plus tard.
Du même âge que Keable, Hall était quelqu’un de remarquable. Au début de la Première Guerre Mondiale, avant que les USA n’interviennent dans le conflit, il s’enrôla dans le 9e Royal Fusiliers en se faisant passer pour un Canadien, puisque les Américains n’avaient pas le droit de s’enrôler dans l’armée britannique. Il servit une mitrailleuse à la bataille de Loos et obtint une « libération honorable » lorsqu’on découvrit sa nationalité. De retour en Amérique, il raconta ses aventures dans un livre à succès – Kitchener’s mob – puis retourna en France pour écrire un article sur la formation dans une escadrille de chasse américaine. Mais au lieu d’écrire l’article, il s’enrôla dans l’escadrille, apprit à voler et rejoignit l’Escadrille Lafayette avec d’autres volontaires américains. En juin 1917, il affronta sept chasseurs ennemis, reçut une balle dans l’épaule et tomba de 400 et quelques mètres (12). Miraculeusement, il survécut et trois mois plus tard il volait à nouveau. Quand les USA entrèrent dans le conflit (avril 1917), il s’enrôla dans l’USAF et fut de nouveau abattu, cette fois-ci derrière les lignes ennemies. Il fut capturé et fait prisonnier.
Le succès de Faëry Lands of the South Seas fournit à Hall un revenu qui dura quelques temps, mais il eut rapidement des difficultés. Il reçut la commande d’un livre sur l’Islande, pays où il se trouvait lors de l’arrivée de Keable et Jolie, mais il revint rapidement, en panne d’inspiration, et n’écrivit jamais ce livre. Hall est mentionné pour la première fois par Keable dans une lettre de juin 1923, où il dit qu’ils étaient sur le point de partir camper en brousse. Hall était encore célibataire lors de sa première rencontre avec Keable. D’après sa fille, Nancy Rutgers Hall, il attendait que Sarah Winchester, sa petite amie, « demie » anglo-polynésienne, ait seize ans pour pouvoir l’épouser, ce qu’il fit, en 1925.
Parmi d’autres personnages hauts en couleurs de l’époque, on comptait le père de Sarah, le capitaine Jo Winchester, qui avait menacé de faire fouetter en public Frederick O’Brien pour le portrait anonyme un peu trop ressemblant qu’il avait fait de lui dans son livre. Il y avait aussi les trois Smith – « Whiskey Smith », qui buvait ; « Whiskey P.K. 7 » qui habitait au point kilométrique sept à partir de Papeete ; et « Bornéo » Smith – le Dr Harrison Willard Smith – professeur au Massachusetts Institute of Technology qui, chose inhabituelle parmi les résidents anglo-saxons, vivait seul dans une petite maison où il faisait lui-même sa cuisine et son ménage. C’était un physicien converti à la botanique qui allait fonder le Jardin Botanique, qui existe encore, à Papeari, au sud de Tahiti Nui.
Une fois la maison rénovée, Keable fut heureux de se remettre à écrire. Il retrouva rapidement son rythme quotidien, se levait tôt, écrivait pendant toute la matinée, puis passait l’après-midi en promenades ou en baignades. Bientôt il apprit que Brady avait déjà un script en vue de la mise en scène théâtrale de Simon called Peter, aussi se concentra-t-il sur Recompense, qu’il tenta de terminer le plus vite possible.
Son projet suivant, une fois Recompense terminé, fut d’écrire un livre sur Tahiti. Tahiti, Isle of Dreams est un livre bizarre, littérature alimentaire, publié en feuilleton dans des magazines anglais aussi bien qu’Américains – le magazine Asia le paya 600 $. C’est un récit de voyage et en même temps un guide au but évident de vendre le rêve tahitien, mais Keable décida d’écrire les choses comme il les voyait et il ajouta des détails peu flatteurs sur la vie dans l’île. Finalement, il parut en Angleterre, mais son éditeur américain décida de ne pas le publier, déclarant que « le livre n’aurait pas pour le public américain un intérêt justifiant sa publication par Putnam ».
Keable avait décidé de structurer le livre autour des personnages littéraires et artistiques qui avaient visité l’île au cours des années. Il écuma l’île à la recherche de traces de leur passage, et des gens encore vivants qui les avaient connus, accompagné d’un photographe local, William Crake.
Les plus faciles à trouver étaient les gens qui avaient connu Paul Gauguin. Était encore vivante, et occupait un petit fare indigène de l’autre côté de la rivière qui longeait la maison, sa vahine (13) qui est le modèle de plusieurs tableau dont Nevermore. Selon Keable, elle n’avait aucune envie de parler de Gauguin, mais M. Tessier, dont Keable prétendait qu’il avait été le meilleur ami de Gauguin sur l’île, et dont la propriété jouxtait la leur, se plaisait à parler de lui en savourant un egg-nog (14) ou un rhum-punch. M. Tessier racontait ses visites à la maison que Keable occupait maintenant :
Il venait le matin et trouvait le peintre à son chevalet dans son studio en plein air sous le toit de pandanus, la plupart du temps nu, barbu, fumant des cigarettes à la chaîne, absorbé par sa peinture et inapprochable… Gauguin le saluait d’un monosyllabe et continuait à peindre, tandis que Tessier s’asseyait pour regarder… Ou bien l’artiste sculptait dans le style indigène ses étranges statues de dieux invraisemblables, de nus humains austères et d’arbres tordus, torturés.
M. Tessier avait aussi les souvenirs heureux de visites, avec Gauguin, chez un autre Français où ils déjeunaient d’une omelette baveuse, dont il disait que les exilés adoraient ça.
Le poète anglais Rupert Brooke avait vécu dans une maison de Mataiea, au sud de Tahiti Nui, en 1914. Keable la retrouva et confirma la description que Brooke en avait faite :
…l’endroit idéal pour vivre et travailler. Une large véranda ouverte sur un lagon bleu, un ponton de bois pour plonger dans une eau claire et profonde, et des poissons multicolores qui nagent entre vos doigts-de-pieds.
Brooke avait écrit là quelques poèmes, dont Retrospect et The Great Lover (15).
Keable réussit à trouver une femme, Tetuanui, qui se souvenait de Pupure (le surnom tahitien de Brooke qui signifie à la fois blanc et blond) (16). Elle décrivait les horribles coups de soleil qu’il attrapait à se promener torse nu en pareu – le sarong tahitien – et disait qu’il écrivait ses poèmes le matin et se baignait avec les enfants ou bien remontait la rivière un harpon à la main l’après-midi. Elle lui expliqua qu’il allait rarement en ville et que – contrairement aux autres Blancs – ni les filles ni la boisson ne l’intéressaient. Il avait une petite amie, Mamua, qui disait qu’il arrivait même à nager plus vite qu’elle.
Brooke était descendu au vieil Hôtel Tiare à Papeete mais, quand Keable vérifia le registre, il fut amusé de constater qu’un morceau de la page avait été arraché. Interrogé, Pare, le fils de Lovaina, la propriétaire de l’hôtel, lui raconta qu’un jeune Américain, fan de Rupert Brooke, avait déchiré le « Rupert », de sorte qu’il ne restait sur la page que […] Brooke, 26, journaliste, Cambridge, Angleterre, janvier 1913. »
L’écrivain Robert Louis Stevenson était déjà célèbre lorsqu’il visita Tahiti à la fin des années 1880, après avoir écrit L’Île au Trésor, Les Aventures de David Balfour (Kidnapped) et Dr Jekyll & Mr Hyde. Keable se rendit jusqu’au village de Tautira pour voir où Stevenson et sa femme avaient vécu en 1888. Il trouva la maison des Stevenson aussi jolie que Mrs Stevenson l’avait décrite. Une vieille Tahitienne qui se souvenait de Stevenson lui dit :
Nous ne reverrons jamais d’homme comme lui. Il est mort et nous sommes en train de mourir. Aucun des Popa’a n’est comme lui : son corps, son âme et son esprit étaient aussi blancs que la lune et aussi purs que les étoiles.
Il alla voir aussi l’église qui avait été consacrée pendant le séjour de Stevenson dans le village, mais la trouva dans un triste état, fenêtres brisées et porte ballant sur ses gonds. Des locaux avaient construit leurs fare aux toits de palmes contre le mur de l’église. (Aujourd’hui, elle a été entièrement restaurée et se dresse au milieu d’une pelouse impeccable.)
Chez eux, les Keable avaient à supporter un flot constant de touristes venus voir la maison de Gauguin et qui avaient, en prime, le plaisir d’y trouver l’auteur de Simon Called Peter [SCP]. En juin 1923, il écrivait à Sadler :
Il semble que SCP pourrait bien me fournir un revenu à vie, mais il semble aussi qu’il va m’empêcher d’être jamais pris au sérieux en littérature… Nos visiteurs s’écrient : SCP ! Eh bien oui. Vous voulez dire que c’est vous qui l’avez écrit !!! Je ne me souviens jamais du nom des auteurs… Qu’ils aillent se faire voir ! Je crois que je vais aller me suicider devant le cinéma en ville… Je laisserai une confession disant que Simon, c’était moi et que Jolie était la Princesse russe qui s’est évadée et qui vit maintenant incognito.
Jolie avoua que Keable recevait « des centaines de lettres de jeunes femmes pâmées et de jeunes gens sérieux » à chaque courrier, par le bateau mensuel.
Dans Tahiti, Isle of Dreams, Keable était très critique à propos des touristes qui visitaient l’île :
Il vient à Tahiti un flot régulier d’adorateurs de la nature et de chercheurs de beauté (pour leur donner des noms agréables) qui finissent à l’hôpital, en prison, dans l’entrepont d’un cargo ou au cimetière et qui, entre-temps, empoisonnent la vie de tout le monde. […] Si le touriste cherche une aventure amoureuse, il ferait mieux d’aller à Paris. S’il veut la simplicité primitive, il ferait beaucoup mieux d’aller, aussi vite que possible… en Afrique Centrale. Et s’il veut satisfaire tous ses besoins matériels pour rien, il ferait mieux de se tirer une balle tout de suite parce que, pour autant que je sache, ce genre de choses ne s’obtient pas sans labeur sauf, selon certains, si l’on fait confiance aux astres… […]
Le jeune touriste moyen qui vient à Tahiti court un risque bien plus grand d’attraper une maladie vénérienne que n’importe où dans le monde. Et le foutraque moyen qui vient ici faire son retour à la nature repart habituellement dans les six mois pour se débarrasser de l’éléphantiasis, ou pire.
Keable tentait aussi de dissiper tous les mythes selon lesquels Tahiti était une sorte de Jardin d’Éden :
Il fut un temps, à Tahiti, où les fruits de la terre étaient un bien commun, et où l’on pouvait les cueillir au bord des chemins. Aujourd’hui il y a des lois foncières, et si l’on se sert, on finit en prison. Il fut un temps où le pêcheur était heureux de partager avec vous sa pêche du jour, mais aujourd’hui, il en envoie le superflu au marché de Papeete où la charité est aussi rare qu’à Covent Garden ou Billingsgate (17). Il fut un temps où les donzelles qui s’ébattaient au bord des rivières vous invitaient à les rejoindre au bain et vous emmenaient ensuite chez elles où vous pouviez rester aussi longtemps que vous vouliez. Aujourd’hui… pour ce qui est des donzelles qui voudront bien s’ébattre avec vous au bord des rivières, il faut aller les chercher à Papeete sur un autre « marché », et ce sera à vous de les entretenir.
Keable et Jolie avaient au début l’intention de ne rester à Tahiti que quelques mois, mais ils décidèrent finalement d’y établir leur home. À lire leurs lettres et à regarder leurs photos, on se rend compte à quel point ils étaient heureux : randonnées au centre des montagnes de l’île, baignades dans les rivières, pêche et découverte des poissons tropicaux près du récif, pique-niques et promenades en pirogue… Voici comment Keable décrit une de leurs journées :
Dimanche après-midi… nous étions seize à nous baigner, chez notre ami Mau’u, dans un des bassins les plus édéniques que vous puissiez imaginer… Une eau douce, claire, limpide, étincelante, venue de la montagne ; un bassin situé d’un côté sous de grands rochers, et surplombé de l’autre par des mape géants ; un soleil, un vrai soleil, projetant des taches de lumière sur l’herbe des talus et les rochers, avec en perspective la rivière vive fuyant vers la mer, hors du temps, la vie comme un éclat de rire sans fin. Et quelle compagnie ! Il y avait Louise, championne des pêcheurs de perles des Paumotus (18) ; son bonhomme, caricature du metteur en scène de cinéma, venu ici faire des films sur la vraie vie indigène et tournant à tour de bras des trucs bidon qui n’existent plus depuis longtemps ; un peintre suédois, absolument charmant et pauvre comme Job ; un millionnaire américain, un vrai, et son épouse – qui se baigne en nuisette transparente ; trois bébés de cinq et six ans, nus, qui nagent comme des grenouilles ; Mau’u, impossible à décrire ; sa femme, qui est amoureuse de moi ; deux indigènes, des gars vraiment gentils, et quelques spécimens féminins bizarres et assez laids de la maisonnée de Mau’u. Puis retour au clair de lune : dîner de crevettes, crabes et rhum-punch.
Début avril 1923, Keable dit à Sadler qu’il avait « envie d’acheter une vallée et de s’installer ici définitivement. D’abord, ce serait un bon investissement. »
D’après le consul britannique d’alors, Fred Devenish, Keable loua une goélette pour faire le tour de l’île et chercher l’endroit idéal pour leur nouvelle maison. Ils achetèrent finalement une terre en face de chez leur ami Mau’u. Keable la décrivit pour Sadler comme « Le coin le plus retiré de l’île, à côté d’un communiste russe, un type superbe, et de mon Suédois ». La vue sur le sud y était spectaculaire, avec les rouleaux de l’océan venant de l’horizon, et sur le sud-est vers les hauteurs de Tahiti Iti, la presqu’île.
Ils savaient qu’il leur faudrait retourner en Angleterre pour mettre de l’ordre dans leurs affaires et donner une chance à Keable de faire publier son livre sur Tahiti. Ils passèrent les deux derniers mois à tirer les plans de leur nouvelle maison. Le site qu’ils choisirent se trouvait au sommet d’un talus de cinq mètres de haut, avec vue sur la baie et les montagnes environnantes qui culminaient autour de mille mètres. Ils décidèrent de confier à Walkers, un chantier de marine local, la construction de la maison, tout en important quantité de matériaux, dont les tuiles du toit, des USA. Ils demandèrent à leur ami Fletcher, cet excentrique, de servir de contremaître, ce qui incluait le nettoyage du site et de ses arbres pour que la construction puisse commencer.
Keable n’était donc pas à Tahiti lors de la construction de la maison, mais Caroline Guild, qui a raconté sa vie sur l’île dans Rainbow in Tahiti, y construisit sa maison la même année. Elle décrit toute une communauté qui arrive et campe près de son chantier. Des commerçants érigent de petites boutiques pour ses travailleurs et bientôt il y a deux ou trois cafés en plein air dont un où on sert de l’alcool. Les autorités françaises l’accuseront d’exploiter un débit de boissons sans autorisation et elle aura toutes les peines du monde à leur prouver que si ses travailleurs buvaient de l’alcool, ce n’était pas de son fait à elle.
Il fallait de l’eau à la nouvelle maison de Keable ; il trouva une source à deux kilomètres en montagne et fit canaliser l’eau jusque chez lui. Mau’u, qui était le propriétaire de la plus grande partie du terrain qui serait traversé par la canalisation, donna son accord à condition qu’il puisse aussi dériver une partie de l’eau vers sa maison. Il fallait aussi de l’électricité et Fletcher dut acheter un générateur adéquat et organiser son installation.
Ils commencèrent même le plan d’aménagement de la terre qu’ils possédaient maintenant, soit un peu plus d’un hectare. Ils espéraient pouvoir éviter d’aller à Papeete – à 50 kilomètres de là – et voulaient donc être aussi autonomes que possible. Les fruits de mer et les poissons ne posaient pas de problème : il y en avait dans la baie au-dessous. Mais ils décidèrent de planter suffisamment d’arbres fruitiers pour avoir une réserve de bananes, mangues, citrons verts, et bien sûr, noix de coco, tout en ménageant de l’espace pour élever quelques animaux. Poules et vaches étaient la priorité, car ils voulaient des œufs frais et du beurre-maison.
En septembre 1923, la construction commençait et ils étaient prêts à quitter l’île. Leur projet était de passer quelque temps avant Noël à voir famille et amis en Angleterre, avant de passer quelques mois à voyager en Afrique du Nord et en Europe du Sud, ce qui leur permettrait de faire des achats pour meubler la maison. Le patio de style espagnol qu’ils avaient prévu avait besoin d’une sculpture au-dessus de la fontaine, et ils voulaient aussi acheter des tableaux, des tentures et des meubles. Après ce mini grand tour, ils se rendraient en Amérique pour y voyager, et y faire la promotion de ses livres avant de revenir à Tahiti et leur nouvelle maison en juin ou juillet 1924.
Avant leur départ, Keable raconta à Sadler qu’il y avait eu une série de soirées explosives où tout le monde s’était superbement enivré et avait fait des miracles. La dernière avait été la nuit des adieux à Tahiti de H.L. Wilson… où donc à trois heures du matin je lui ai fabriqué trois cocktails à base de gin, de vermouth et d’Eno’s fruit salt (19), étant à ce moment-là persuadé que nous étions de vieux copains et que c’était un cocktail aussi divin qu’inédit. Après ce genre d’orgies, je retourne à la paix de ma maison de campagne, échaudé, mais pas plus sage pour autant.
***
En septembre 1923, Keable et Jolie quittèrent Papeete sur un cargo mixte à destination de Marseille. Le El Kantara embarquait environ vingt passagers en première classe, français pour la plupart, et quelques autres en seconde classe, mais la cargaison était ce qu’il y avait de plus important pour l’équipage. En venant à Tahiti, le navire était chargé de bétail, volailles, moutons et même de bœufs, mais au retour, sa cale était pleine de laine d’Australie et de fruits exotiques des Mers du Sud. Le plaisir de voyager sur un cargo, c’était que tout le cérémonial habituellement de mise à bord des navires de ligne des années 1920 – changer de tenue quatre fois par jour et ne parler qu’aux gens de votre classe – n’était pas observé. Keable et Jolie mangeaient la même chose que l’équipage, mais pas avec l’équipage. Ils étaient servis par un steward, qui exhibait une extravagante quantité de dents en or.
Keable passa la plus grande partie du voyage à concevoir et à écrire ce qui serait son prochain livre, Numerous Treasures. Ce roman est une variation sur le thème de Madame Butterfly – opéra basé sur le thème du Madame Chrysanthème de Pierre Loti. Chez Keable, un jeune diplômé anglais rend visite à son vieux professeur, George Guiney, qui vit maintenant à Tahiti, et tombe amoureux d’une métisse de seize ans dont le nom signifie « nombreux trésors ». L’histoire se déroule surtout dans la maison de George, qui est décrite en détail et joue un rôle central dans le livre. Sa maison de Tahiti devrait être au centre des préoccupations de Keable à l’époque.
Il fallut presque cinq semaines au vieux steamer à deux hélices jumelles pour accomplir son voyage, par le canal de Panama, Madère et Gibraltar avant de remonter la côte espagnole jusqu’à leur destination, Marseille. De là, ils montèrent à Paris, où ils commencèrent leur achats domestiques, puis se rendirent en Angleterre.
Le couple n’y passa que deux mois, basé la plupart du temps à l’hôtel Belgravia de Grosvenor Gardens, alors très à la mode, avant de repartir, juste avant Noël, pour leur « grand tour » d’Europe du Sud et d’Afrique du Nord. De la Côte d’Azur, ils passèrent en Algérie, puis en Tunisie, firent escale à Malte avant d’aller en Égypte, puis en Syrie, prirent le bateau de Jérusalem en Grèce, puis l’avion pour rentrer à Londres. Au moment de leur arrivée en Angleterre, Jolie s’aperçut qu’elle était enceinte. Quelques mois plus tôt elle avait écrit à son amie Wuffy Elliott :
À propos de bébés (garde ça pour toi) je dois dire que je suis extrêmement heureuse que Bill ait le même point de vue que moi. Je ne veux pas commencer à avoir des bébés avant au moins quatre ans. Je n’en ai vraiment aucune envie, bien que toute femme soit censée n’attendre que ça.
Ils vivaient maritalement à Tahiti, mais ils n’étaient pas mariés, et donc leur enfant allait être illégitime. Avec moins de 5% de bébés nés hors-mariage, la « bâtardise » était vue comme une source de honte. Au début des années 1920, en Angleterre et au Pays de Galles, 3 000 « filles-mères », ou peu s’en faut, étaient obligées de vivre dans des hospices (20) tandis que d’autres étaient enfermées dans des asiles psychiatriques en vertu du Mental Deficiency Act de 1913.
Bien que les conditions de vie de Jolie aient été fort différentes de celles de la plupart des filles-mères, sa famille et les parents de Keable n’osaient parler de sa grossesse de peur du scandale.
Comme il n’y avait pas d’hôpital moderne à Tahiti à l’époque, le couple décida de repousser son retour à Tahiti jusqu’après la naissance du bébé. Cela signifiait aussi de retarder leur voyage en Amérique. Il avait été prévu de longue date que, à sa première visite aux USA, Keable donnerait une série de conférences un peu partout dans le pays, pour faire la promotion de ses livres et se faire connaître. Lorsqu’il était allé en Australie, en 1922, Jolie était restée cachée dans les coulisses, mais cette fois-ci elle pourrait voyager avec lui en tant qu’épouse. Et aussi en tant que mère d’un nouveau-né.
Ils louèrent une maison dans le Kent pour l’été, après quoi ils furent invités à s’installer chez les Elliott, à Stockenchurch, où Jack Elliott, médecin, pourrait garder un œil sur Jolie. Les premières étapes de sa grossesse semblent s’être déroulées sans problème, bien que Jolie eût des craintes à propos de l’accouchement – des craintes telles, en fait, qu’elle fit promettre à Rita Elliott que, si quelque chose arrivait, elle s’occuperait de son enfant. Accoucher était encore relativement risqué en Angleterre au début des années 20, où quatre mères sur mille mouraient de complications post-natales et où un bébé sur vingt-cinq mourait avant l’âge d’un an.
Vers la fin de sa grossesse, on diagnostiqua chez Jolie une pré-éclampsie et on lui prescrit de rester alitée. Un mois avant la date prévue pour la naissance, on l’emmena à Londres, au 27 Welbeck, une maison de repos de Marylebone, où trois jours plus tard on déclencha l’accouchement. Keable avait eu la possibilité de lui souhaiter bonne chance la veille, et il fut tenu à bonne distance de Welbeck. Elle souffrit terriblement pendant le travail et on lui donna du chloroforme, qui était parfois utilisé à cette époque comme antalgique. Peu de temps après la naissance de son fils, Tony, elle mourut. Elle n’avait que vingt-cinq ans.
Son certificat de décès donne comme causes « influenza et toxémie de la grossesse » (pré-éclampsie). Sa sœur Kathleen, se demanda plus tard si elle n’avait pas succombé suite à une faiblesse cardiaque, mais il n’y a aucune preuve de cela. C’est d’ailleurs peut-être le chloroforme qui l’a tuée. L’American Medical Association avait demandé qu’il soit interdit comme anesthésique dès 1912, et en 1923, le British Medical Journal rapporta qu’un « célèbre » hôpital de Londres avait eu quarante-deux décès en huit semaines et regrettait que « semaine après semaine, l’holocauste au chloroforme continue ».
On fit venir Keable qui, après la mort de Jolie, passa quelques instants seul avec le corps. Il coupa quelques boucles de ses cheveux et en glissa une dans une enveloppe adressée à son fils nouveau-né avec ce mot : « Des cheveux de ta Mère, que j’ai pris sur elle après sa mort. »
Les funérailles de Jolie Keable eurent lieu quatre jours plus tard, à Golders Green, avec un petit groupe de parents et d’amis, ainsi que des représentants des éditeurs de Keable. Son père avait été incinéré là treize ans plus tôt, et sa famille désirait que ses cendres soient placées près de lui. Les archives du crématorium révèlent que c’est Kathleen Buck qui avait organisé la crémation et l’achat d’une niche assez grande pour les coffrets funéraires du père et de sa fille dans le Columbarium Ernest George. Keable confirmera dans son testament qu’il avait payé les frais de cette niche et demandera qu’à sa mort ses cendres soient placées près de celles de Jolie. Les initiales J.E.B.K. (Jolie, Eileen, Beresford, Keable) furent gravées sur le coffret de métal avec la date du 14 novembre 1924 et la simple mention latine IN PACE.
Keable était dévasté. Ils vivaient ensemble comme un couple marié depuis juste deux ans, leur avenir programmé à Tahiti, dans une maison neuve. À peine deux mois plus tôt ils écrivaient à Fletcher pour qu’il y rajoute une chambre d’enfant. Plus tard, Rita Elliott parlerait à leur fils, Tony de…
…l’extrême bonheur que ses parents avaient partagé. Elle était jeune, moderne et amoureuse. Lui avait trouvé en elle une source de bonheur que la religion ne lui avait jamais fournie.
Le Révérend Dowling, qui avait connu Jolie durant la guerre, écrivit à Keable ceci, quelques jours après la mort de la jeune femme :
C’est tout récemment que son esprit s’était ouvert à la lumière du soleil. Elle n’en avait jamais eu l’occasion avant que vous ne la lui offriez, et elle était si fière de vous, elle vous aimait profondément et s’immergeait totalement dans toutes vos activités… Un soir, je saisis au vol une remarque qu’elle avait faite et commençai à lui faire la leçon, espérant la confondre par mes éclats de voix sinon par mes arguments. La pauvre enfant me regarda un instant et dit : « Paddy, vous savez bien que toutes mes pensées sont celles de mon mari. » Je fus ravi, mais ne dis rien. C’était la preuve de son bonheur, et je ne pouvais rien souhaiter de mieux. Cent fois elle m’a parlé de votre attention, de votre « patience » et de votre indéfectible humour. Elle ne se lassait jamais d’en parler, et toujours de façon différente. J’aime à repenser à ces choses aujourd’hui. Il est merveilleux de ne rien avoir à se reprocher dans nos rapports à ceux qu’on aime.
Le choc de la mort de Jolie contribua à la dégradation de la santé de Keable. Après une syncope chez son père deux semaines plus tard, il écrivit à Sadler :
Je suis malade – j’ai eu une crise cardiaque soudaine qui a mené à des révélations désagréables. Ma tension est deux fois et demie ce qu’elle devrait être, à cause des soucis, des émotions, etc. et cela a aggravé mes problèmes rénaux (désolé de t’embêter avec ces propos de boucher). Mais c’est comme ça. Si je retourne à Tahiti et que je me tiens tranquille, je continuerai peut-être à vivre heureux (?), sinon, il est possible que je trépasse assez vite. Ceci est confirmé par les Sociétés d’Assurances qui refusent absolument de m’assurer sur la vie. Réjouissant, n’est-ce pas ? Mais avec la mort de ma Jolie, cela n’a plus guère d’importance. Pourtant je déteste cette impression que le cœur tombe en rade, et l’insomnie qui suit, et je suppose qu’il faudrait aussi que je ralentisse dans l’intérêt de l’enfant.
Jack Elliott lui fit passer des examens médicaux et l’assura qu’il lui fallait calme et paix s’il voulait se rétablir. Au bout de trois semaines chez ses parents, il se sentit suffisamment bien pour entreprendre le voyage en Amérique, où il avait des engagements à tenir. Jack et Rita acceptèrent de s’occuper du bébé, au début avec l’aide d’une nounou à plein temps payée par Keable. Il n’existe pas de documents montrant qu’il aurait formalisé ces arrangements, aussi est-il difficile de savoir s’il les considérait comme provisoires, vu sa santé chancelante et sa détermination à rentrer à Tahiti. Avant de partir, six semaines après la mort de Jolie, il écrivit une longue lettre à son enfant, adressée ainsi : À mon fils, Robert Antony Keable, lorsqu’il aura 21 ans. Dans la lettre, il lui explique pourquoi il n’a pas pu épouser sa mère, qu’il appelle :
…la plus aimable, la plus spontanée, la plus dévouée des femmes, un cœur d’enfant… Je l’aime et je l’adore aujourd’hui cent fois plus que lorsque nous nous sommes rencontrés et avons dû braver l’indignation du monde…
Puis il donne à son fils ces conseils :
Il faut que tu prennes soin de ton âme. Je crois que la Vérité, la Beauté et la Sagesse seules valent la peine d’être suivies. Dans le « monde », mens comme un arracheur de dents s’il le faut, mais au plus profond de ton âme, chéris la Vérité.
La vie est une grande aventure. Mais c’est une drôle d’affaire et je craignais de te lancer là-dedans, alors que je savais si peu moi-même quel en était le but. Mais j’en suis venu à penser que la solution de notre problème, s’il a une solution, c’est de vivre – d’entreprendre, de s’accrocher, de ne pas se défiler, de ne pas fuir la nature. La vie est bonne, Tony. Et je le pense vraiment, même si je le dis au moment où il me faut affronter tant de chagrins.
Ensuite :
On te racontera comment ta mère bien-aimée est morte. Je ne possède pas de mots assez forts pour te dire ce que cela a signifié – ce que cela signifie – pour moi. Je ne peux pas te dire à quel point nous nous aimions. Il n’y a pas eu beaucoup d’histoires d’amour comme la nôtre. Dès le moment où nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes aimés, et nous avons tout misé, tout abandonné, pour cet amour. La chance alors nous a souri et les deux années que j’ai passées avec ta mère furent le paradis sur terre. Nous voyagions, j’écrivais, nous nous aimions et puis, comme un coup de tonnerre, ce fut la fin.
Ensuite, il explique :
Je t’ai laissé mon héritage. La Sagesse – la meilleure éducation que je puisse t’offrir ; la Beauté – petits souvenirs idiots de ta mère et son portrait ; la Vérité, une chose qui j’espère était dans notre nature : nous aimions vraiment la vérité. Je ne souhaite pas vraiment te faire héritier d’autre chose. Il faut que tu vives ta propre vie. Il faut que tu traces ton propre chemin. Si tu n’y arrives pas – il vaut mieux que tu sarcles des navets et que tu vives de ton propre travail – plutôt que dans un palace avec mon argent.
Et il termine ainsi :
Et, pour finir, le jour où nous mourrons, nous pourrons veiller sur ceux que nous aimons. Aujourd’hui, ceux que nous aimons nous attendent de l’autre côté. En écrivant cela, je ne sais pas. Il me semble que ta mère est toujours vivante et qu’elle est avec moi. Mais s’il en est ainsi, nous aussi nous t’attendrons, mon petit Tony ; n’oublie pas ta couronne.
Ton père qui t’aime, Robert Keable.
Deux jours plus tard, Keable embarquait à Southampton sur le vapeur postal régulier RMSP (21) Orca à destination de New York. Sur le bateau, il écrivit à Rita Elliott :
Je n’avais pas réalisé ce que partir seul signifierait. J’ai fait une espèce de réaction, je me suis senti aussi mal que si je me retrouvais le 14 novembre. Elle avait toujours adoré les bateaux et, de façon enfantine, elle aimait fouiner avec moi un peu partout à bord, et apprendre les usages. Elle aurait adoré celui-ci – exactement la bonne taille, compact et tout. Oh Rita… Je ne sais pas ce qui est le plus douloureux : ma solitude, ou le ressentiment intense contre le destin qui a mis un terme si brutal et si rapide à son bonheur.
La célébrité de Keable l’avait précédé. Une fois à bord, on lui demanda la permission de le photographier pour le rapport annuel de la compagnie maritime. Soucieux de ne pas attirer plus d’attention, et toujours en train de pleurer la perte de Jolie, il resta dans sa cabine la plupart du temps que dura la traversée. Sa santé était toujours fragile, et ce voyage en Amérique l’angoissait, tant il avait souffert de l’hystérie des journalistes à son arrivée en Australie.
Ce fut une traversée éprouvante. Le bateau tangue de façon délicieuse, écrivit-il à Rita, ce qui affecte mon écriture, mais pas encore mon estomac. Il minimisait la situation. L’Orca fut un des trois navires retardés par des tempêtes, le New York Times rapportant que leurs capitaines déclaraient que l’ouragan du 8 janvier avait été pratiquement le pire qu’ils aient jamais rencontré dans aucun océan du monde.
Le RMSP Orca accosta à Ellis Island le 13 janvier 1925. Le contraste entre l’homme qui arrivait en Amérique ce jour-là, et celui qui était arrivé en Australie deux ans auparavant n’aurait pas pu être plus grand.
***
Page 178, CHAPITRE 16 : KEABLE ET LA PRINCESSE TAHITIENNE
Le jeudi 4 septembre 1913, tandis que Keable enseignait au collège St Andrews, Old Town, Zanzibar, la presse américaine racontait qu’une certaine Ina Salmon, princesse tahitienne de 15 ans, était retenue dans le centre d’immigration d’Angel Island, dans la baie de San Francisco.
Ina Salmon s’était rendue en Amérique avec une botaniste américaine excentrique, Miss Joséphine Tilden, qui lui avait servi d’interprète devant la Chambre d’Enquête Spéciale du centre d’immigration au moment de présenter sa demande d’entrée dans le pays. Ina avait admis qu’elle avait plus de douze ans, presque treize, qu’elle était née à Papeete, voyageait avec Miss Tilden et la mère de celle-ci, et possédait 14 $. Miss Tilden avait décrit le grand-père de la jeune fille, Tati Salmon (22), comme étant « le chef de l’une des huit tribus de Tahiti » et son père, Tauraa Salmon, comme « l’un des hommes les plus riches de Tahiti, très connu dans tout le Pacifique ».
Tilden aurait aussi pu expliquer qu’Ina Salmon était une proche parente de la reine Marau, la dernière reine consort de Tahiti. Le mari de la reine Marau, le roi Pomare V, avait permis aux Français d’abolir la monarchie, contre un titre et une généreuse pension. Il était mort en 1891, époque à laquelle la reine Marau était séparée de lui depuis quelque temps déjà, mais elle avait toujours été traitée avec beaucoup de déférence par les autorités françaises, qui l’avaient faite Officier de la Légion d’Honneur. Dans les années 1880, elle avait été très bien reçue à Paris, et ses toilettes copiées par de nombreuses élégantes parisiennes. Et bien qu’elle n’ait plus joué aucun rôle officiel dans son île, elle y était respectée partout.
La Chambre d’Enquête, unanime, autorisa l’entrée de la princesse dans le pays et elle se rendit à St Paul, dans le Minnesota, où elle logea tout d’abord chez la mère, âgée de quatre-vingts ans, de Miss Tilden avant d’entrer à la pension catholique de la Visitation. Ina Salmon ne parlait que français et tahitien à son arrivée en Amérique. Il était prévu qu’elle apprendrait d’abord l’anglais, puis resterait dans cette école le temps qu’il faudrait pour lui permettre d’aller à l’université. Cependant, quand la guerre éclata en 1914, son grand-père se trouva à court d’argent et elle dut rentrer à Tahiti après seulement deux ans en Amérique.
Ina Salmon retrouva donc son collège de Tahiti, et passa son baccalauréat en décembre 1917. L’année suivante – après qu’un passager du RMS (23) Tahiti eut apporté la grippe espagnole dans l’île – elle perdit de nombreux membres de sa famille, dont son père, son grand-père et deux tantes, en l’espace de trois jours.
Elle venait d’une famille très nombreuse – ses arrière-grands-parents avaient eu neuf enfants, et ses grands-parents, huit – aussi, avec quatre sœurs et six cousines, elle n’était certainement pas la seule princesse de son âge sur l’île. Pourtant, dans la communauté anglophone, elle était sans doute la plus importante, étant l’aînée des petites-filles du frère préféré de la reine Marau, et l’une des rares à parler un anglais parfait, avec l’accent américain. Dès qu’elle en eut l’âge, elle accompagna quelques membres choisis du clan Salmon à des fêtes et des dîners organisés par des Américains et des Européens qui vivaient dans l’île. George Biddle – peintre américain (24) – qui écrivit un journal de son séjour à Tahiti, note que Marau, la reine douairière, assistait à une fête en septembre 1920, accompagnée de deux princesses, Takao et Ina.
Des photographies de Ina Salmon dans sa jeunesse la montrent grande et mince, la peau claire, de grands yeux, des pommettes hautes et une bouche pulpeuse. Ses longs cheveux noirs, qui descendaient jusqu’à sa taille, étaient généralement noués en chignon. Robert Eskridge, dans son livre Manga Reva, « la surnomma plus tard l’Hélène de Troie de Tahiti ». Lors d’une visite de six mois en Amérique en 1921, vêtue d’élégantes robes (et de boucles d’oreilles) françaises, elle suscita beaucoup l’attention des média. Un quotidien pensait qu’elle était « courtisée par une foule de rupins ». On rapporta qu’elle accordait « peu d’importance » à son statut royal et préférait « vivre une vie tranquille et discrète comme citoyenne de son pays ».
Lorsqu’elle revint à Tahiti, elle entama une relation avec Raoul Cornette de St Cyr, un Français. Ils eurent deux enfants, le second né en novembre 1924, mais en 1925, il partit pour le Maroc et n’en revint jamais.
À peu près à l’époque où Ina Salmon reprenait le cours de sa vie sans le père de ses enfants, Keable rentrait à Tahiti. Il était toujours déprimé par la mort de Jolie. Une semaine après son retour, il écrivait :
…honnêtement, je ne vais pas bien. Peut-être est-ce trop tôt [pour en tirer des conclusions] mais je ne me sens ni physiquement, ni mentalement en forme. Je n’arrive pas à me reposer et je n’arrive pas à travailler. Et je m’angoisse. Je crois que [Jolie] me manque plus totalement de jour en jour. Il y a des moments où elle me revient, comme si elle était là, et je me sens littéralement incapable de supporter de l’avoir perdue. Aussi agréables que soient cette maison et son emplacement – et elle est encore plus agréable que je ne l’avais espéré – je n’en ressens que plus fortement l’impression qu’elle est vide.
Il n’y a pas un endroit où je ne souffre à nouveau le tourment de ces journées de novembre, soit à cause du souvenir de notre visite de 1923, soit en éprouvant un plaisir qu’elle n’avait pas exploré, ou dont elle avait été privée. J’ai déjà été à deux doigts de vendre la propriété. Je ne serai en tout cas pas surpris si je repars bientôt. Je pense que, lorsque tout sera vraiment terminé, le jardin prêt, les divers bungalows annexes ajoutés, je fermerai la porte et je m’en irai.
Au bout de quelques semaines après son retour, Keable commença à s’extraire de cette dépression :
La maison est vraiment, de mon point de vue, quasi parfaite. Je commence à réaliser que, si je le veux vraiment, je peux m’asseoir en paix et que personne ne m’en empêchera.
Il ne lui fallut pas longtemps pour installer sa maison comme il l’entendait. Caroline Guild, qui vécut sur l’île pendant dix-sept ans avec mari et enfants, écrivit que la maison de Keable était exactement comme celle décrite dans Numerous Treasures. Voici comment Keable y décrit la bibliothèque :
…une grande bow-window [fenêtre en saillie, oriel] avec une banquette rembourrée qui en faisait le tour, et un bureau devant cet arc. Le centre de la pièce était nu. Contre le mur le plus proche il y avait d’autres étagères, une table basse… et deux ou trois coffres sculptés, en bois local, sombre. Dans le coin entre la porte menant au patio et l’oriel, s’étendait un large divan, flanqué d’une petite table, avec une petite fenêtre carrée au-dessus, de sorte qu’en prenant ses aises sur le divan on pouvait contempler, comme à travers un hublot, le jardin, la mer et les montagnes.
Numerous Treasures parut au Royaume-Uni en janvier 1925 et aux États-Unis le mois suivant. La couverture s’inspirait d’une photo prise par Keable depuis la plage devant la maison de Gauguin.
Le livre eut quelques bonnes critiques des deux côtés de l’Atlantique et en Australie, bien que ceux qui ne l’aimaient pas l’aient traité d’obsédé. Richard Ellis Roberts dans le London Daily News trouvait que « ce roman devrait suffire pour détruire Keable », ajoutant : « Mr Keable est aujourd’hui fasciné par la nudité, de même que dans le dernier de ses livres que j’ai lus il semblait fasciné par les sous-vêtements féminins… Pourquoi les romanciers qui sont dithyrambiques à propos de la nudité sous les tropiques ne mentionnent-ils jamais l’inconfort évident de la poussière et des saletés soulevées par le vent ? »
En Amérique, Ida Gilbert Myers arguait, dans sa critique, qu’après s’être libéré de « contraintes irritantes », Keable s’était cette fois laissé aller à en faire trop :
Maintenant, pour Mr Keable, le côté sexuel de la question homme-femme semble offrir un attrait irrésistible. Il ne peut s’empêcher d’en parler et d’écrire à ce propos… Dans doute pense-t-il faire œuvre de réalisme. C’est ce que les écrivains disent souvent lorsqu’ils sont particulièrement ennuyeux ou exceptionnellement ignobles.
La Watch & Ward Society (25) de Boston réussit à faire interdire le livre. Ils n’eurent pas besoin de poursuivre en justice libraires ou bibliothécaires – comme ils l’avaient fait pour la condamnation de Simon Called Peter – mais ils réunirent une commission de trois membres de la société et de trois libraires qui décidèrent que Numerous Treasures ne serait pas vendu à Boston. Les libraires, craignant des procès coûteux, acceptèrent cette idée, de même que les journaux, qui convinrent de ne pas publier de critiques du livre. Comme d’habitude, le résultat de cette censure fut que les Bostoniens allèrent se procurer le livre à New-York.
Pendant les premières semaines, Keable ne sortit guère de la maison. Dès qu’il se sentit mieux, il se remit à écrire, chaque matin, mais jamais plus de trois ou quatre heures. Tous les soirs il se préparait un cocktail, et ses lettres sont pleines de références à des soirées passées à boire entre amis. Son intérêt pour les cocktails l’amena à écrire au New York Times, en réponse à un article qu’il y avait lu, pour affirmer qu’il ne croyait pas que les cocktails aient été inventés par les Américains, mais plutôt par les Romains ou les Grecs de l’Antiquité. Il joignait une longue liste de cocktails d’origine non-américaine, tels que le White, le Sensation le 75, le Luigi, l’Angler (le pêcheur à la ligne), le Whiz-Bang, le Depth Bomb (la grenade sous-marine), et le Monkey Gland (couille de singe) (26) ; il prétendait par ailleurs avoir créé son propre cocktail, dont la recette figurait à la fin de son roman Numerous Treasures :
2 cl de Gin
2 cl de Vermouth français
3 traits d’Absinthe
3 traits d’Angustura
Ajouter un peu d’eau de Seltz et un zeste de citron
Il terminait sa lettre au N.Y. Times en expliquant ses mérites :
L’association du gin et du vermouth français, qui forme le corps de ce cocktail, est subtile au palais et stimulante pour l’estomac, tandis que l’orange de l’angustura titille la gorge et la laisse… en attente de l’arrière-goût de l’absinthe, qui prend lentement possession de l’esprit et même de l’imagination du buveur.
Chez lui, Keable se mit à porter le pareu tahitien traditionnel. Une photographie de lui parut dans le San Francisco Examiner, torse nu, le paréo noué à la taille, une guirlande de fleurs roses couronnant sa tête assez austère d’intellectuel à lunettes.
Guild expliquait : « C’est facile de mettre un paréo. Le plus dur, c’est de faire un nœud qui tienne. » Les autorités françaises, qui voulaient encourager les tenues européennes, avaient interdit le port du paréo à Papeete, la capitale, et Keable était l’un de rares Européens à le porter constamment à la maison.
Dès juin 1925, il se promenait de nouveau autour de l’île. Il avait acheté deux autres propriétés, à la fois comme investissements et aussi pour les louer aux amis qui en auraient besoin. Voici comment il décrit une visite dans l’une d’elles, au bout de l’île, à Teruaohiti (27), où il avait emmené quelques amis.
Elle est complètement isolée du monde des touristes, avec une plage où la mer vient se briser directement à l’entrée d’une vallée exquise, embouchure d’une large rivière cristalline. Nous nous sommes baignés d’abord dans l’eau salée puis dans l’eau douce, allongés ensuite sur l’herbe à l’ombre d’anciens tamanu, avons déjeuné de poissons fraîchement pêchés par Mau’u et deux nymphes, bu du lait de coco dans une coque de noix (28), coupé avec du bordeaux rouge – cocktail qu’il faut goûter pour y croire – l’air saturé de soleil dissipant tristesse, amertume et soucis. J’aimerais pouvoir partager avec vous la moitié seulement de la paix que l’on trouve ici, la moitié de la grâce des hautes fougères, des bambous emplumés, des hauts palmiers, des vasques en forêt, profondes et limpides.
Il explique ensuite ce qu’ils firent en rentrant chez lui ce soir-là.
Pour finir, nous nous sommes allongés sur mes tapis de Bokhara (29) tandis que la jouvencelle que j’ai entraînée à cet effet – pas désagréable à regarder au demeurant, et vêtue d’un paréo choisi par mes soins – nous jouait du Chaliapine, du Kreisler et du Bach sur mon merveilleux gramophone tout neuf. La trompette, c’est de la soie : la nouvelle boîte acoustique est une invention qui élimine vraiment le son métallique des anciens appareils… La vie est presque idiote tant elle est parfaite et je suis conscient, tout en écrivant, qu’elle a vraiment le parfum d’un âge d’or perdu depuis si longtemps en Angleterre qu’on risque de ne pas me croire.
Bien que les Keable, dans la maison de Gauguin, aient aimé recevoir, il était rare que des amis y passent la nuit tant l’endroit était petit. Dans la nouvelle maison, il y avait plusieurs chambres disponibles pour ceux qui voulaient rester et, comme on était à cinquante kilomètres de Papeete, les visiteurs y passaient fréquemment la nuit, voire une semaine ou plus. Habituellement, Keable se rendait à Papeete une fois par mois, pour l’arrivée du vapeur de San Francisco, et du courrier, et il ramenait souvent à la maison des visiteurs intéressants, comme ce Baron Ungern, aide-de-camp du Prince de Mongolie, qui était en mission secrète, ou Merian Cooper, le futur metteur-en scène de King-Kong.
Keable, cela ne fait aucun doute, aimait prendre du bon temps. On a pu sous-entendre qu’il menait une vie de plus en plus dissolue, mais la seule preuve de cela vient du consul britannique, Fred Devenish, qui fit allusion à « des soirées folles avec des femmes dévergondées après son retour d’Angleterre ».
Bien que Keable ait souvent évoqué l’idée qu’il était immoral de continuer à vivre un mariage malheureux, il n’y a aucune preuve qu’il ait cru à « l’amour libre » ni avant, ni après la mort de Jolie.
Les Tahitiens ont toujours eu cette réputation, lancée par les histoires des premiers visiteurs de l’île au dix-huitième siècle. Bougainville racontait qu’il avait découvert à Tahiti un jardin d’Éden où les habitants étaient nus, sans honte et portés sur l’amour ; Cook avait été témoin d’un acte sexuel consommé en public en présence de la « reine » et autres chefs, dont leurs épouses, et vu des femmes danser « de façon trop indécente et provocante pour être décrite » ; quant à Fletcher Christian et aux marins de la Bounty, ils auraient été poussé à la mutinerie par le souvenir des Tahitiennes.
Il faut se rappeler, cependant, que selon Michael Sturma, dans son article sur les fantasmes occidentaux…
…Dès le début il est clair que le soi-disant « amour libre » de Tahiti était loin d’être libre. Les historiens rejettent généralement le terme de prostitution pour décrire les relations sexuelles entre Européens et femmes de l’île. Mais les premiers visiteurs européens, pour leur part, ne faisaient pas mystère du fait que les relations entre marins et Tahitiennes étaient une forme de prostitution… Ces relations étaient principalement motivées par la fascination des insulaires pour les objets de fer, matière jusque-là inconnue pour eux… Au bout de deux semaines, Robertson (maître d’équipage sur le Dolphin de Wallis, 1767) rapportait que tous les taquets métalliques du bord et tous les clous servant à suspendre les hamacs des marins avaient disparu.
Sturma fait aussi remarquer qu’une chose habituellement omise par les premiers visiteurs européens est l’extrême jeunesse de la plupart de ces femmes qui ont des relations sexuelles avec les marins. Teha’amana, la première amante et muse de Gauguin, n’avait que treize ans lorsqu’elle devint son « épouse » indigène.
Dans les années 1920, de nombreux jeunes gens se rendirent à Tahiti attirés par ces histoires d’amour libre. Alec Waugh, qui devait plus tard loger chez Keable, admit que c’était une des choses qui l’avaient poussé à venir sur l’île. Il raconte qu’il rencontra sa Tania dans le truck le premier jour après son arrivée, l’accompagna à la plage avec quelques amies, et la ramena à l’hôtel où il était descendu puis l’y installa.
Voilà ce pourquoi j’étais venu de l’autre bout du monde, et c’était arrivé, comme cela arrive dans les romans mais si rarement dans la vie, spontanément, sans avoir été prévu, ni prémédité.
Keable, dans son livre Tahiti, Isle of Dreams, avait été très critique de ces occidentaux qui, à peine arrivés à Tahiti, se mettaient en couple avec de jeunes Tahitiennes. Cela ne l’empêcha pas, pour autant, de compter nombre de Tahitiennes parmi ses amies.
Mais il avait toujours en vie de voyager, et il dit à Sadler :
Norman Hall et quelques commanditaires américains voudraient que lui et moi allions [chercher l’inspiration] en Asie Centrale via Tokyo, Séoul, Mukden (aujourd’hui Shenyang)… Cela me tente assez. Ça pourrait être amusant. Hall est amusant, pour commencer. Pendant la guerre, il a fait partie des « as » de l’aviation – je dois avouer que je ne sais pas exactement ce qu’est un « as » dans ce cas, mais il est très américain : « Ouah, Keable, ça serait super ! » Il n’a ni peur, ni morale, ni ressources sauf ce qu’il gagne au jour le jour. Mais il n’a ni orgueil ni illusions.
Pour finir, Hall décida d’annuler le voyage, disant à Keable que son père était malade. Il avait aussi décidé d’épouser sa petite amie, Sarah Winchester, qui venait d’avoir seize ans. Keable offrit donc au couple sa maison pour leur lune de miel et projeta de voyager seul, d’explorer la Mongolie et de faire des recherches sur le bouddhisme.
Mais au lieu de cela, suite à une hémorragie, une tension excessive, et un retour de son infection rénale, Keable se retrouva confiné dans le petit hôpital de Papeete. Le pronostic médical n’était pas optimiste, et on lui conseilla de prendre le premier bateau pour San Francisco.
À son arrivée en Amérique début septembre 1925, Keable fut emmené d’urgence dans un sanatorium, où il passa un mois, tandis que les médecins tentaient de faire baisser sa tension. Le Miami Daily News écrivit :
Sa santé mise en danger par un amalgame d’affections diverses, dont les médecins n’ont pas divulgué l’exacte nature, Robert Keable, auteur et dramaturge anglais a dû être admis ici à l’Hôpital St Luc. Tout travail, quel qu’il soit, devrait lui être interdit, ont-ils déclaré, pendant plus d’un mois, mais en précisant qu’il pourrait être autorisé à dicter pendant une période n’excédant pas une ou deux heures par jour. Des proches de l’auteur ont admis que l’état de Mr Keable était grave.
Keable répondit à Sadler :
Je suis installé dans un appartement qui domine la baie de San Francisco, un appartement très élégant, totalement et typiquement américain, qui offre [à proximité] d’étonnantes opportunités pour dépenser son argent. Je suis pris en charge par une dame, une Américaine qui est à la fois secrétaire, gouvernante et infirmière, personne remarquablement intéressante au demeurant… Vraiment, l’Amérique et les Américains sont incroyables.
Keable demeura dans cet appartement deux mois, suivi par le Dr Addis. Celui-ci mit au point un régime spécial pour Keable, à qui il recommandait par ailleurs calme et absence de stress.
Dès qu’il se sentit mieux, Keable passa ses dernières journées à faire des courses dans San Francisco. Il rapporta à Tahiti des volailles, un chat, des canaris, des barattes et autres ustensiles pour faire du beurre, un congélateur à ice-cream, des conserves spéciales, un appareil servant à détecter le taux de sel dans son urine, une grande tente pour aller camper, une masse de livres, une quantité de médicaments et une infirmière pour s’occuper de lui, laquelle ne dura pas longtemps. Voici ce qu’il en dit à Rita Elliott :
Elle n’arrêtait pas de me rendre fou en paniquant parce que la viande n’arrivait pas, ou parce qu’elle voulait toujours plus de domestiques parce qu’elle ne savait pas et refusait d’apprendre à s’en servir. Elle était ÉPOUVANTABLE… Elle prend le même bateau que cette lettre.
[Je ne comprends pas ce paragraphe, j’ai l’impression qu’il manque un mot ou qu’on a écrit staff (domestiques, personnel) à la place d’un autre mot…]
Elle fut remplacée par Ilonka qui vint pour s’occuper de la maison, avec son compagnon l’artiste suédois Paul Engdahl. Keable explique :
Ilonka est tout à fait merveilleuse – c’est une Hongroise, qui a passé toute la guerre à Vienne, où elle a permis à sa famille de survivre en vendant les meubles et les bijoux de famille, allant jusqu’à les troquer dans la rue contre de la nourriture. Elle parle six langues, pratique la tapisserie en professionnelle, et c’est en outre une cuisinière et une gouvernante hors-pair. La guerre a valorisé chez elle toutes ces qualités germaniques, et après l’Américaine [l’infirmière], c’est un vrai plaisir.
Keable admettait volontiers son bonheur :
Je vis une vie presque idéale. Pratiquement pas de vêtements, pas de Papeete, pas de soucis. Paul Engdahl, un peintre suédois, fait marcher la maison ; Ilonka, sa compagne hongroise, est une merveilleuse cuisinière ; Mau’u, le jardinier, est tahitien ; Loti (un Chinois) fait la vaisselle… et votre humble serviteur, anglais de naissance, écrit des livres absurdes. Mes chiens ont sept chiots, mes canaris quatre petits, mes pigeons plus de pigeonneaux que nous ne pouvons en manger et mes poissons rouges se nourrissent de leurs propres œufs.
Il croyait que les bonnes et autres domestiques…
…ne voient pas leur travail comme une servitude et me considèrent plutôt comme une sorte de patriarche. Parfois le soir lorsque j’écoute le gramophone, elles entrent dans la pièce sur la pointe des pieds et s’asseyent en tailleur sur le plancher pour écouter.
Il décrit cette pièce pour un journaliste du Bedfordshire Times :
La partie principale de la maison est ma salle de musique, qui a été décorée par un de mes amis, un artiste suédois, Paul Engdahl. La pièce a quelque chose d’exotique, avec des tapis orientaux aux murs, alternant avec des panneaux. Paul a fait sur ces panneaux de très belles peintures murales. Au passage, cette pièce est la seule de l’île qui peut s’enorgueillir d’une cheminée. Je suis obligé d’en avoir une car, bien que l’île soit sous les tropiques, ma maison est située de telle sorte qu’elle reçoit en permanence et directement le vent frais qui souffle du pôle nord (30). Cette pièce est organisée selon le goût anglais d’autrefois. La cheminée à l’ancienne est grande et on trouve dans le foyer des pinces en fer forgé que j’ai fait faire par un artisan local. On peut aussi y veiller « au coin du feu », ce qui est amusant ici.
Il explique ensuite.
Il y a une vallée où je récolte des fruits tropicaux, bananes, mangues et citrons verts. J’élève mes propres poules, vaches et cochons, je fais mon propre beurre frais et il est facile de se procurer toutes sortes de poissons, de crabes, langoustes, huîtres et crevettes. Vous verrez que nous vivons de façon pratiquement autonome. Il nous faut quand même importer les pommes de terre, qui ne poussent pas ici à cause de la chaleur, et aussi la farine.
Une fois rentré de San Francisco, Keable continua de recevoir avec sa générosité habituelle. Lorsque le HMS Laburnum jeta l’ancre près de chez lui, il reçut le commandant et ses officiers quelques jours :
Ils ne sont pas près d’oublier Tahiti ! Nuit après nuit, par petits groupes, ils remontaient à bord au petit matin, intarissables sur les donzelles tahitiennes et les punchs au rhum.
***
On ne sait pas trop à quel moment Keable rencontra Ina Salmon pour la première fois, ni quand commença leur histoire d’amour, mais peu après son retour de San Francisco, il était clairement épris. Voici ce qu’il dit dans une lettre à Sadler d’avril 1926 :
Ina est une des petites-filles de la Reine [Marau], et elle vient de passer une semaine avec moi, agréablement je dois dire. Incidemment, elle a beaucoup aimé votre portrait et nous avons parlé de vous. Cela m’a permis de passer cinq minutes délicieuses en pensant à vous, tout en déjeunant avec Ina au Café Royal. Je me demande ce que vous penseriez d’elle. Elle a vingt-trois ans, a reçu pendant quatre années une éducation américaine, et a deux bébés illégitimes – qui étaient aussi avec nous – qu’elle a eu d’un jeune Français, lequel vit aujourd’hui au Maroc. Elle a encore une silhouette parfaite, des cheveux jusqu’aux genoux et des yeux admirables. Elle m’appelle « Bob » avec l’accent américain, fume des cigarettes avec les bonnes sans perdre sa dignité et reste, malgré tout ça, « royale ».
(Les faits ne sont pas tout à fait exacts : elle avait vingt-cinq ans, était une petite-nièce de la reine, et n’avait passé que deux ans aux États-Unis.)
Keable relate maintenant un incident concernant Ina Salmon, sa femme de ménage Uratua, et son voisin Mau’u.
J’étais à mon bureau en train d’écrire un article profond sur la philosophie, quand j’entendis la voix véhémente de Mau’u en tahitien. Puis Ina y alla de son rire délicieux. Ensuite Uratua se mit à pleurer, douloureusement. Alors je mis la tête à la fenêtre et les envoyai au diable.
Mau’u : Bon, d’accord, Robert, mais cette fille-là elle couche avec mon garçon.
Robert : Je m’en fiche éperdument. Je travaille, moi !
Uratua : Tu vois ! C’est ce que je disais. Robert, c’est mon patron et il s’en fiche de qui je couche avec !
Robert : À condition que tes amants ne rentrent pas par la fenêtre, ça je te l’ai dit.
Mau’u : Cette fille, c’est une salope. Elle a pas le droit de coucher avec mon fils la nuit dernière.
Robert : Pourquoi ?
Mau’u : (Longue diatribe en tahitien, à laquelle je ne comprends rien. Alors je demande à Ina.) Qu’est-ce qu’il a dit ?
Ina : Il a un grand tamaara’a chez lui aujourd’hui, et il avait envoyé son fils chercher des chevrettes (31), mais il n’y aura pas de chevrettes.
Mau’u : C’est ça. J’ai envoyé mon fils chercher des chevrettes, et il est venu coucher avec cette fille-là. En plus, c’est toujours sa faute, à celle-là.
Uratua (pleurant à chaudes larmes) : Mais j’ai pas couché avec lui, Robert ! Je voulais coucher avec toi. En plus j’avais envie de manger des chevrettes. J’ai pas couché avec lui, j’ai pas couché avec toi, je mangerai pas de chevrettes et en plus on me gronde.
Ina : Bon, allons-y maintenant alors, à la pêche aux chevrettes.
Chœur d’approbation. Exeunt les pêcheurs de chevrettes. Je retourne à mes écritures.
Keable confia à Sadler qu’il envisageait de demander à Ina Salmon de remplacer Ilonka, qui était malade et devait quitter l’île, mais il décida finalement de demander à Kiki, une Tchécoslovaque, de la remplacer.
Quelques semaines après la visite de Ina Salmon, Keable partit en voyage pour l’archipel voisin des îles Cook avec deux amis américains qui vivaient non loin de chez lui, à Tautira : Knapp, dont Keable avait fait la connaissance à son premier séjour à Tahiti, et Curtis, qui avait été pilote dans l’armée de l’air américaine pendant la guerre de 14. Curtis avait persuadé trois princesses tahitiennes d’aller en visite à Rarotonga pour la première fois et convaincu le roi Tiniaru de mettre une maison à leur disposition sur l’île. Les princesses en question étaient des cousines de Ina, Hotutu et sa fille, qu’ils avaient surnommée Tootsie, et Aretemoe. Tootsie était la petite amie de Curtis et donc, comme Keable l’expliqua dans une lettre à Rita et Jack Elliott, les rumeurs sur lui allaient bon train :
Le tout-Tahiti bourdonne de cette affaire, pour commencer. La rumeur actuelle veut que j’aie enlevé Aretemoe. Quelles proportions la rumeur aura-t-elle pris à notre retour, je l’ignore. Ça ne m’étonnerait pas qu’on nous promette des jumeaux. Guettez les prochains journaux !
Sérieusement, rien ne me ferait rater cette occasion, mais je suis sûr que le Daily Mirror pourrait bien s’en faire l’écho.
Finalement, Keable et sa bande d’amis ne restèrent partis qu’un peu plus d’un mois. Rarotonga n’était qu’à deux jours de bateau, et ils passèrent la plupart du temps sur l’île. Keable raconte :
[Rarotonga] ne peut se comparer à Tahiti pour la beauté mais, ce qui est plus intéressant, elle est distinctement occidentale alors que Tahiti est orientale. Tahiti, Dieu sait, a été suffisamment corrompue, mais d’une différente sorte de corruption. Rarotonga, c’est un peu la Nouvelle-Zélande ; Tahiti est un peu l’Indochine, en quelque sorte. La capitale de Rarotonga est un village où l’on trouve environ dix maisons d’Européens, les bâtiments de l’administration coloniale, deux ou trois magasins, un cinéma avec un pianiste, et peut-être trois cents indigènes. Mais il faudrait que vous voyiez les Européennes sur la promenade ! Thés mondains et parties de bridge !
Keable et Curtis arrivèrent quand même à visiter quelques-unes des autres îles Cook, franchissant les récifs en pirogue (32) pour atterrir et logeant dans les fare de commerçants. Pour finir, ce qui rendit le voyage particulièrement mémorable, c’est la quantité de nourriture et de boisson qu’ils consommèrent tous.
Keable raconte :
Un jour, à une heure de l’après-midi, dans une maison indigène, nous nous sommes assis à une table qui était chargée de poulets, d’un cochon de lait, de poissons de toutes sortes, de taros, de kumera (33), de fruits et de poi, et à deux heures on nous fit savoir qu’il y avait un autre festin chez les voisins, dès que nous aurions fini. Il a bien fallu y aller, et c’était aussi abondant que la première fois. Imaginez ça. Je m’en suis tiré en invoquant ma mauvaise santé. Mais les autres ont été obligés de manger et sont rentrés vers six heures en titubant, pleins à craquer, et pleins aussi de bière d’orange.
Il parle de l’impact de la prohibition sur l’île.
À Rarotonga l’alcool est prohibé. Les Européens mâles ont droit à une bouteille de whisky par mois sur ordonnance du médecin, et les dames à deux bouteilles de vin. Les indigènes, rien. Le résultat, c’est que je n’ai jamais vu autant d’ivrognerie de ma vie. C’est un fait. Tahiti, ce n’est rien à côté. Ici tout le monde fabrique une bière terriblement forte – ce qui est aussi interdit – et tout le monde fait de la contrebande. Ainsi Monsieur X brasse disons 50 bouteilles de bière – ça ne vaudrait pas le coup d’en brasser moins. Il appelle alors une demi-douzaine de copains pour la goûter – et ils la boivent jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus. À une fête où nous étions, il y avait Curtis, moi, et trois autres hommes. Les dames buvaient très peu, et moi de même, car j’ai une peur bleue des effets que cette bibine pourrait avoir sur ma santé, mais les cinq autres ont descendu 66 bouteilles entre midi et minuit. Curtis, qui a un faible pour la bouteille, a pratiquement pris une cuite par soirée depuis que nous sommes arrivés. Et c’est la même chose avec le whisky. À la minute ou un type récupère sa ration mensuelle, il la descend dans la foulée, plus celle des dames – le vin – par la même occasion. En outre, c’est à la mode de se procurer du rhum et des alcools de contrebande. À Tahiti on boit beaucoup de punch au rhum et de gin sling (34), mais ici ils boivent le rhum et le gin sec, par bouteilles entières. Quant aux indigènes, alors qu’à Tahiti ils se soûlent à l’occasion, ici, nuit après nuit, on brasse dans la brousse, ou bien on débarque des stocks de contrebande, et la beuverie continue. L’autre jour, le capitaine d’une goélette s’est fait prendre, au cours d’une visite surprise du contrôleur des douanes, avec une bouteille de rhum dans sa cabine. Il a écopé d’une amende de cinq livres. MAIS il en avait débarqué la nuit précédente 50 caisses sur le récif. Comme ici le rhum se vend 14 shillings la bouteille (3 shillings à Tahiti), ça n’était pas une grosse perte ! (35).
Lorsque Keable revint de Rarotonga, Ina Salmon était contrariée et tenta, semble-t-il, de mettre fin à leur relation. Bien que sa lettre à Keable n’existe plus, voici la réponse de celui-ci, conservée par Henry Bonvalet, le fils de Ina :
Très chère Ina, darling
Ta lettre d’hier vient d’arriver. Elle m’a rendu fou. Ina, je suis sûr que tu m’aimes. Tu n’écrirais pas comme tu m’as écrit si tu ne m’aimais pas. Tu as besoin de moi, selon tes états d’âme, comme compagnon, ami et amant. Je refuse de t’abandonner. Écoute, ne changeons rien à nos arrangements jusqu’à fin juillet… Nous nous verrons dimanche prochain, exactement autant que nous le pourrons et de toutes les façons possibles. Tu apprendras à me connaître et j’apprendrai à te connaître.
Que se passera-t-il ? Il se peut que tu t’ennuies à mourir avec moi. Il se peut que je me lasse de toi. Dans ce cas, nous dirons : c’est la vie, et nous l’accepterons. Sinon, ce sera seulement que je t’aime beaucoup, plus que tu ne m’aimes. Dans ce cas, tu viendras chez moi lorsque Kiki partira fin juillet, et c’est toi qui reprendras la balle au bond et t’occuperas de la maison pour moi. On s’occupera des détails plus tard. Et pour l’avenir ? Bon, je serai obligé d’aller en Angleterre, si je vais suffisamment bien, l’an prochain. Que tu viennes avec moi dépendra des circonstances, ce dont nous avons le temps de parler. Mais il est sûr que je reviendrai. Tahiti, c’est aujourd’hui chez moi autant que chez toi. Je l’aime même plus que toi. Je veux vivre et mourir ici. Et je laisserai tout ce que je possède et toutes mes affaires entre tes mains lorsque je partirai.
[Aretemoe] ne compte absolument pas pour moi – elle, ou n’importe quelle autre Tahitienne d’ailleurs. Je ne peux m’empêcher d’être moi-même (et prudent) mais c’est toi que j’aime. Je suis peut-être fou, mais je t’aime, et tu m’aimes. Tu m’aimes ? Vraiment ? Alors, s’il te plaît, je t’en prie, Ina, ne regarde pas plus loin. La vie est trop dure, trop courte. Je t’en prie, aime-moi.
Et donc, début Août 1925, Ina Salmon s’installa définitivement chez Keable avec un enfant. (Il existe une photo de son garçon dans la voiture de Keable, mais il semble que l’autre enfant qu’elle avait eu avec Raoul Cornette de St Cyr soit décédé entretemps.)
Dans Numerous Treasures, qu’il avait terminé en 1924, Keable parle de la décision de George, son héros, d’inviter une jeune métisse à faire partie de sa maisonnée :
Ce n’était pas qu’elle était indigène : il n’aurait pas aimé qu’elle ne soit pas indigène. George était trop sincère et convaincu de son attitude envers la civilisation… pour désirer une femme dans le sens européen… Si, maintenant, il désirait Treasure, ce n’était pas seulement parce qu’elle était exceptionnellement belle à regarder, mais aussi parce qu’il était presque convaincu qu’elle, et elle seule ou quasiment pour autant qu’il sache… pourrait être introduite avec succès dans ses affaires. Elle ne lui imposerait pas sa famille. Il était tout à fait possible qu’elle soit raisonnablement fidèle. Il était presque certain qu’elle avait un goût original et, plus encore que cela, il tendait à croire qu’elle pouvait… apprendre à conduire une voiture, à préparer des cocktails, et peut-être même, un jour, organiser un dîner avec intelligence.
Il y avait aussi d’autres considérations… Il savait… ce que serait certainement le sort de Treasure livrée à elle-même… elle serait la maîtresse d’une succession de touristes. Elle finirait par être la vahiné d’un indigène quelconque. Presque certainement, elle attraperait quelque maladie. George n’était guère sentimental, mais il lui semblait que tout cela serait un beau gâchis.
Keable avait écrit cela dans un roman, alors qu’il vivait encore avec Jolie, il serait donc malhonnête d’en conclure qu’il s’agissait de Ina au moment où elle était venue vivre dans sa maison. Ina Salmon était très différente de Treasure, personnage de fiction, mais elle était aussi très différente des amis européens ou Américains de Keable. C’était une princesse, mais aussi quelqu’un de tout à fait capable de s’intégrer à la maisonnée de l’écrivain, aussi heureuse avec ses amis qu’avec ses domestiques et les autres travailleurs du domaine.
Keable était toujours très soucieux de sa santé et tentait de s’en tenir à un régime strict. Il avait expliqué à Jack Elliott que son voyage dans les îles avait été une sorte de test, pour tâcher de savoir s’il était capable de supporter le voyage en Angleterre. Il écrit :
J’ai eu pas mal de difficultés avec mon régime, car je ne peux me procurer ni crème ni beurre frais et il est très difficile de combler mon manque de calories, sans sel ni protéines excédentaires, d’une autre façon. Je me contente de figues (sèches) et de noix. Mais on ne peut pas mélanger figues ou noix dans le porridge d’orge, et l’orge est de loin la meilleure céréale qui soit. Pourtant, je ne fais pas d’excès de sel, encore que mes protéines aient augmenté. Je ne sais pas dans quelle mesure les protéines pourraient être dangereuses pour moi. En tout cas, il me semble que le résultat, c’est que je pourrais fort bien me considérer comme guéri !
Il décida qu’il était assez solide pour faire un voyage en Europe. En juillet 1926, laissant à Ina Salmon la garde de sa maison, il embarqua sur le SS Maunganui, et arriva à San Francisco treize jours plus tard. En Amérique, les journaux publiaient le récit de Keable du voyage à Rarotonga où, malgré la prohibition, il avait vu « plus d’ivrognerie en un mois que de toute [sa] vie jusqu’ici ». Une autre histoire, qui semblait amuser les rédactions, était la description que faisait Keable de l’épouse favorite du roi Tinirau Makea des îles Cook : « …aussi grasse qu’une douzaine de porcs et aussi bavarde que dix Américaines ».
C’est peut-être durant ce voyage, en traversant l’Amérique [en train] que Keable fit la connaissance d’Alta Shaira, qui vivait à Brooklyn. Elle écrivit plus tard à Jack Elliott qu’elle et Keable étaient « des amis proches, intimes, et qu’il suffit peut-être de dire que [Keable] avait apporté quantité de choses belles dans une vie trépidante et perturbée ». Ina Salmon, elle aussi, écrivit à Rita Elliott en termes assez obscurs :
À propos, qu’en est-il de cette liaison avec une certaine femme, dont j’avais parlé à votre mari dans une lettre ? J’ai récemment de nouveau reçu une lettre d’un certain Révérend Fletcher à ce propos. D’une certaine façon, elle me fait pitié, mais elle est malfaisante.
Keable donna une série de conférences et de causeries pendant son séjour en Amérique et en Europe. Il fut l’invité d’honneur à un dîner donné par la Golden Gate Branch League of American Pen Women (36), où il fit une conférence dont le thème était « Comment vêtir votre héroïne ». Les comptes-rendus disaient qu’il avait « fait part d’expériences personnelles sur le sujet, avec des idées originales habillées d’un esprit pétillant et d’un humour scintillant ».
Il visita Prague aussi, y donna une conférence, puis passa une semaine à Glasgow en octobre, sur l’invitation de Mr McClelland, secrétaire d’une société locale de gens de lettres. Cette semaine à Glasgow eut un fort impact sur lui, car on lui demanda de prêcher un sermon, pour la première fois depuis qu’il avait quitté la prêtrise, sept années plus tôt. C’est à cette occasion qu’il eut l’idée d’écrire un nouveau livre, publié plus tard sous le titre The Great Galilean (37), où il donnait les grandes lignes de sa conception de la religion.
Keable passa la Noël 1926 avec la famille Elliott à Stokenchurch, où il vit son fils Tony pour la dernière fois. Tony avait deux ans à l’époque et se souvint plus tard de l’entrée de son père dans sa chambre d’enfant – d’après les Elliott il avait appelé Keable « more Daddy ». Keable lui avait offert des petits chevaux comme jouets.
Quelques mois auparavant, Keable avait suggéré que « Aretemoe serait la personne idéale pour amener [Tony] à Tahiti, car elle adore les bébés ». Mais il semble qu’on n’ait plus parlé ensuite d’amener Tony à Tahiti au retour de ce voyage. Keable continuait d’envoyer aux Elliott un chèque trimestriel pour payer l’entretien de son fils, et il avait aussi créé un fonds pour aider à payer l’éducation de son fils à l’avenir. Le plus gros de son argent était investi en propriétés à Tahiti, dont Tony devait hériter.
Après son retour d’Angleterre en février 1927, Ina Salmon tomba enceinte assez rapidement. Il est clair que, lorsqu’il était à Londres, il n’avait pas dit à Sadler qu’il vivait avec elle. Dans une lettre de mars, il dit :
Je trouve que dans l’ensemble les choses se passent bien ici, bien que j’expérimente le « tahitianisme » comme jamais auparavant, et j’aperçois à l’horizon des éléments perturbateurs. Peut-être n’y aura-t-il pas d’explosion. Si explosion il y a, et que je me sente aussi bien qu’en ce moment, je me contenterai de filer (38).
C’était la première fois que Keable admettait pour un de ses correspondants en Angleterre que sa situation était en train de changer. Il savait que, tant que Sybil Keable vivrait, il ne pourrait jamais épouser Ina Salmon. Mais il savait aussi que, s’ils avaient un enfant ensemble, elle deviendrait officiellement sa concubine. À Tahiti, ça n’était pas un problème. Les mariages « interraciaux » ne perturbaient pas les Français, et nombre d’amis de Keable – dont Hall, Nordhoff et Simpson – avaient des épouses tahitiennes.
Cependant, ailleurs, il y avait d’énormes préjugés et une grande intolérance. Aux USA à l’époque, dans de nombreux états dont le plus proche de Tahiti, la Californie, le mariage « interracial » était illégal. En Angleterre, nombre de membres de la famille de Keable, nombre de ses amis et anciennes connaissances auraient été scandalisés. Après sa mort, très peu de gens en parlèrent et il est clair que ses meilleurs amis, Jack et Rita Elliott – qui n’apprirent l’existence du bébé [de Ina] qu’après la mort de Keable – firent tout leur possible pour empêcher Ina Salmon d’avoir aucun contact avec Tony, le premier fils de Keable.
Voici ce que Keable écrivait à Martha Smith, de chez Constable [son éditeur] :
En ce qui concerne les femmes, vous faites erreur. Je n’en ai qu’une, une princesse tahitienne, un amour, qui me suffit largement… Ce matin, je disais à Ina, pendant le petit déjeuner, que je ne pouvais pas imaginer un petit déjeuner plus heureux au monde. Nous étions assis dans le patio, sous des masses de monettes jaunes (39) et de bougainvillées pourpres, à contempler une mer veinée de tous les bleus du monde par le soleil levant, avec devant nous des petits pains chauds, des papayes superbes (comme de gros melons), des tonnes de crème épaisse, de la marmelade maison, et un merveilleux café local. J’oubliais les gros œufs frais que je venais de récolter dans nos poulaillers. Vêtus de paréos, ni chaud ni froid, température idéale, et toute la journée pour nous. Parfait.
La semaine dernière, pourtant, nous passions les soirées au salon, à jouer aux échecs – j’ai appris à Ina – devant des feux de bois ronflants. Confort douillet. Comme un frisson de Noël dans l’air, mais bien sûr, nous sommes peu vêtus, ce qui est la raison principale des feux dans la cheminée. Clair de lune. C’est le paradis.
Keable fut ravi lorsque Robert Lee Eskridge, un artiste qu’il hébergeait, manifesta le désir de peindre Ina Salmon en disant qu’il s’était « énamouré » d’elle. Pendant des années, ce portrait figura à la place d’honneur dans la maison de son fils Henry [le fils de Ina] en France, signé et daté Eskridge, July 1927.
Keable invita aussi Alec Waugh (40), lors de son second voyage à Tahiti, à venir s’installer chez lui. Il a décrit cette visite dans une lettre à Martha :
Waugh est arrivé hier. Entre nous (41) il est un peu rasoir. Ces nouveaux arrivants ont tellement besoin qu’on s’occupe d’eux, voire qu’on les soigne littéralement au bout d’un moment.
Waugh avait besoin qu’on le soigne parce qu’il était tombé désespérément amoureux d’une résidente de Tahiti, Ruth Morris, et qu’il logeait chez Keable en attendant que Ruth lui signale que son mari était parti. En 1962, Waugh parle ainsi de son séjour chez Keable :
Il vivait maintenant en concubinage avec une Tahitienne de bonne famille… ses paroissiens anglais d’avant-guerre auraient été ébahis s’ils l’avaient vu vêtu d’un seul paréo, vautré sur des coussins, tandis que la princesse tahitienne, épaules et pieds nus, ses longs cheveux noirs descendant jusqu’à sa taille, une fleur blanche à l’oreille, allait et venait dans la maison d’un pas nonchalant… Il parlait sans gêne [de Jolie], disant qu’il fallait continuer à vivre, même si l’on avait le cœur brisé ; qu’il fallait s’adapter au deuxième choix.
Qua Keable ait pensé ou non que Ina était un « deuxième choix », il était clair qu’elle se sentait vivre dans l’ombre de Jolie Keable, sans parler du fait qu’il y avait un grand portrait d’elle dans la pièce principale. Plus tard, après la mort de Keable, Ina écrivit à Rita Elliott :
J’avais toujours douté de son amour parce que, lorsque nous n’étions qu’amis, il me parlait souvent de [Jolie] disant qu’il ne pourrait plus jamais aimer, et moi j’étais si fière de l’aimer (Rita, je suis terriblement fière de ma race, je l’avoue, pardonne-moi) que s’il m’en donnait le temps, je ferais en sorte qu’il m’aime comme il n’avait encore jamais aimé de sa vie. J’ai gagné, Rita, mais trop tard. Il me l’a avoué dans la dernière lettre qu’il m’a écrite, avant la fin.
Quelle sorte d’amour avait-il pour elle ? Dans son roman Lighten our Darkness (42), publié en 1927, Keable explique sa théorie de l’amour, suggérant qu’il y en a trois sortes :
[D’abord] l’amour instinctif, ou animal… qui n’en est pas moins de l’amour, mais on pourrait dire « purement chimique » – à faire étudier par les laboratoires de biologie. Ce n’est que du sexe – une chose qui a évolué à partir d’une colonie de protozoaires de type volvox (43). [Deuxièmement] l’amour émotionnel – le seul qui soit humain… un résultat de la civilisation. Peut-être s’en débarrassera-t-on plus tard, sur le chemin montant de l’évolution. [Et troisièmement] L’amour conscient, chose très, très rare. […] Il n’aime pas pour lui-même ; il aime pour l’amour de l’autre. C’est la chose la plus haute qui soit, et lorsque cela arrive aux hommes, c’est que les dieux leur ont souri. »
Il expliqua sa théorie à Alec Waugh, qui écrivit :
Je ne fis pas de commentaire, mais cela me sembla une thèse sentimentale et fausse, encore que d’une espèce acceptable pour les lecteurs de magazines sur papier glacé. Voilà pourquoi Keable n’était pas un meilleur écrivain : il voyait la vie en termes de psychologie pour magazines.
Le roman Lighten our Darkness fut le seul roman que Keable écrivit, dans sa totalité, à Tahiti. C’est l’histoire de Richard Thurstan, missionnaire catholique romain en Afrique du Sud après la première guerre mondiale, qui quitte la prêtrise et rentre en Angleterre. Il y rencontre Lady Ann Carew qui a eu une liaison pendant la guerre puis est rentrée en Angleterre pour annoncer qu’elle quittait son mari, Lord Carew. Ann et Richard fuient alors ensemble, et voyagent en Europe et en Afrique du nord. Après la sortie du livre, Sadler écrivit à Keable :
Une mésaventure qui troubla la sortie de [Lighten our Darkness] fut le fait que les gens de chez W.H.Smith (l’éditeur), dans l’une de leurs épisodiques crises de pruderie, se déclarèrent – à la onzième heure – choqués par la scène de chambre à coucher entre Ann et Richard. Il était bien sûr hors de question de corriger un tirage de 30 000 exemplaires uniquement parce que chez Smith on n’aimait pas une phrase, mais il est indéniable que leur ressentiment a fait et continue à faire du mal au livre, parce qu’au lieu de pousser à la vente dans leurs centaines de succursales, ils s’en tiennent à leur première et modeste commande, et ne lâchent les bouquins que lorsque les clients insistent pour le commander.
Bien que Sadler n’ait pas précisé quelle section du livre offensait les gens de chez W.H. Smith, ç’aurait pu être les lignes suivantes :
…le feu de la passion l’avait pénétrée, déchirée, avec une violence qu’elle n’aurait pas crue possible. Elle s’était accrochée à lui comme si elle avait pu ne jamais le laisser partir. Puis elle était retombée dans ses bras, totalement épuisée.
Sadler ne dit pas non plus si, chez W.H. Smith, on avait critiqué la couverture du roman, une femme nue debout sur une plage devant une grotte, visage et bras levés vers un rayon de lumière qui emplit d’entrée de la grotte.
Un autre pépin serait dû au fait que Keable avait appelé le personnage principal du livre « Lady Carew ». Sadler, en mars 1927, explique à Keable :
Il semble qu’il y ait vraiment quelqu’un qui s’appelle Lord Carew et nous avons reçu une lettre de lui ce matin, où, sans surprise, il dit qu’il n’apprécie guère le caractère ni la conduite de Lord et Lady Carew dans votre roman. Tout d’abord, la situation semblait périlleuse car il aurait été tout à fait impossible de récupérer tous les exemplaires sortis ; quant à mettre au pilon le reste de l’important premier tirage cela aurait signifié une perte conséquente.
On envoya Mr Kyllman, de chez Constable, pour négocier.
Nous avons eu affaire à un petit monsieur simple et amical d’environ 65 ans, qui était plus chagriné que furieux à l’idée que son épouse pût être confondue avec l’héroïne de Lighten our Darkness ; Kyllman et lui se sont quittés bons amis. En fait, je crois qu’il n’y a rien de plus à faire, sauf que ce serait une très bonne idée que vous écriviez personnellement à Lord Carew pour exprimer le regret que son nom ait été utilisé par inadvertance.
The Tech, journal américain, décrivit l’ouvrage – renommé Anne Decides aux USA – comme étant « un livre bien écrit et remarquablement efficace ». Ajoutant cependant que « Les livres de Keable ont la réputation d’être un peu francs, un brin déconcertants en ce qui concerne la philosophie qui les sous-tend. »
Keable n’avait aucune illusion sur son talent d’écrivain. Après avoir lu des romans de Naomi Royde-Smith (44) et de Margaret Storm Jameson (45), il écrivait :
« The Housemaid et The Three Kingdoms m’ont profondément déprimé. Ce sont des romans si intelligents… J’ai eu envie de faire supprimer de mon passeport la mention « romancier » ; je le ferais volontiers si je savais par quoi la remplacer. Si on laisse cet espace vide, on vous prend pour un monsieur qui vit de ses rentes, et on vous taxe en proportion. Un jour, j’ai répondu « écrivain », et on a écrit « employé de bureau ». « Journaliste », je ne sais pas trop. Je pense que la prochaine fois, je dirai : « poète ». Alors on n’attendra rien de moi et je serai absous. Mais à côté de Storm Jameson et de Miss Royde-Smith, romancier ? Ah non ! »
Après que Keable fut revenu d’Angleterre en 1927, il passa à Tahiti quelques mois animés et agréables. Il continuait d’inviter des gens chez lui, dont le romancier à succès Zane Grey (46), qui le remercia en l’emmenant sur son bateau où Keable put à loisir le contempler en train de lutter contre une grosse prise pendant six heures et demie. Grey avait loué un autre bateau, équipé à ses frais d’une caméra et d’un opérateur, pour le filmer en pleine action. Le caméraman fut rétribué à raison de 150 dollars le mètre de pellicule filmée.
Keable s’occupait aussi de voyageurs en difficultés financières. Deux artistes américains restèrent chez lui quelques semaines et il les rétribua pour des travaux de décoration chez lui.
Cela fait bientôt une semaine qu’ils sont tous les deux chez moi, sans doute pour encore deux mois. Nous sommes devenus grands amis. L’un est un peintre connu et l’autre un jeune qui fait de la peinture et de la sculpture sur bois. Ce dernier a sculpté les montants de mon lit en forme de dieux tahitiens – tout à fait charmant, et l’autre a peint ici et là sur mes murs.
Après leur départ, arriva un couple de Français qu’il décrit ainsi :
Un auteur français et une amie à lui qui ont fait une bêtise et vont maintenant avoir un bébé. Ils n’avaient pas d’amis et ils étaient fauchés, alors nous les hébergeons. Ils sont assez gais.
À cette époque, la maison de Keable avait fini par être une des étapes « à faire » ; touristes et visiteurs inattendus se succédaient chez lui. Il eut à supporter trois Américaines qui débarquèrent en prétendant le connaître, parce qu’elles l’avaient rencontré une fois sur le vapeur de San Francisco. Il raconte leur visite à Rita Elliott :
L’une d’elles était la mère d’une fille, pour laquelle je pense qu’elle avait des projets, lesquels furent cruellement anéantis à la vue de Ina. Cependant, ayant fait tout ce trajet, elles pensèrent qu’elles pourraient aussi bien tirer le maximum de leur séjour chez moi. Mais j’eus une douce vengeance. Après les avoir nourries, je les ai emmenées en bateau, lequel eut une panne aussi complète que magnifique. Je plongeai pour voir ce que je pouvais faire (ayant vérifié tout ce que je pouvais à bord) et la fille me suivit en paréo. Le paréo se dénoua dans l’eau – ce qui arrive quand on n’y est pas habitué – et coula. J’ai dû plonger pour le récupérer pendant que la jeune femme attendait dans le costume d’Ève, littéralement. Cela ruina les chances qu’elle aurait pu avoir. Elle avait des bourrelets de graisse devant et derrière, surtout derrière, et elle était boutonneuse. Mais au moins, cela rompit la glace et le lendemain je les ai emmenées à Hitiaa, où Lili se promène sur la plage vêtue d’une vieille culotte et rien d’autre. Elles ont donc eut leur content de sensations fortes.
Keable raconta aussi à Rita l’histoire de la nouvelle bonne qu’il avait embauchée. Ina avait appris du jardinier que la bonne souffrait d’une gonorrhée, aussi Keable l’emmena-t-il chez le docteur, à Taravao. Il savait que, si on apprenait officiellement qu’elle était malade, elle serait obligée d’aller tous les quinze jours subir une visite médicale à l’hôpital. Cependant, chez le docteur, elle refusa de se faire examiner, bien que Keable l’ait prévenue qu’elle avait à choisir entre le traitement privé par ce docteur qu’il connaissait et l’exposition aux autorités en ville. De retour à la maison Keable fut fâché d’apprendre qu’elle était partie au cinéma sans prévenir, et revenue à quatre heures du matin avec deux hommes !
Je l’ai envoyée en ville par le truck ; à peine était-elle partie, les autres bonnes découvraient qu’elle leur avait volé des chemises de nuit brodées. J’ai vu rouge. Sauté dans la voiture, été chercher la police et un mandat de perquisition, découvert le linge volé en sa possession, et l’ai fait arrêter. Ensuite, j’ai informé les autorités médicales de sa condition.
Vers la fin de l’été, Keable semble être devenu de plus en plus excentrique, peut-être parce que ses reins malades induisaient une certaine confusion mentale. Les enfants de Mau’u, voisins de Keable, disaient qu’il « était en train de devenir fou, qu’il voyait des tupapau [fantômes] partout et leur tirait dessus à coups de pistolet. »
En août 1927, Keable commença à dicter son dernier ouvrage, The Great Galilean, à James Norman Hall, qu’il avait embauché comme secrétaire. Keable était malade, sa vue baissait, et il voulait terminer ce livre aussi rapidement que possible. La thèse du livre est qu’il y a deux Christs différents : le Christ historique – ce Jésus qui a existé et sur qui nous savons très peu de choses – et le Christ traditionnel, le Christ de l’Église, qu’on nous fabrique depuis 2000 ans, interprété et réinterprété par des centaines d’églises chrétiennes.
Le livre fut adapté en feuilleton et publié après la mort de Keable. Nombre de lecteurs acceptèrent l’opinion de Keable disant que nous savons très peu de choses de l’histoire du véritable Jésus et de son enseignement, mais la plupart des critiques soulignèrent le fait que les idées de Keable sur ce qu’avait pu être la foi d’un Jésus plein de bon sens, étaient en fait les idées de Keable. Selon le Times :
Feu Robert Keable avait beaucoup de talent et encore plus de sincérité. Son livre posthume nous rappelle avec force qu’il y a des qualités plus importantes que le talent, et que la sincérité n’est une vertu que lorsqu’elle est combinée à d’autres vertus. The Great Galilean est un livre remarquable, mais il est remarquable surtout pour son incohérence radicale et son extraordinaire sophistication… Il est évident qu’il s’agit, pour Keable, de réconcilier ses convictions personnelles avec les restes tenaces de son ancienne foi chrétienne. C’est un livre parfaitement sincère, mais parfaitement inepte.
Ce livre nous donne au moins une idée de ce que Keable croyait à l’époque. Il expliquait qu’une des raisons pour lesquelles il avait abandonné la prêtrise était l’idée que le prêtre, pour réussir, soit obligé de faire des sermons extravagants, sermons que, selon lui, les fidèles trouvaient humiliants et ridicules. Il détestait aussi que le prêtre soit devenu juge et jury du comportement moral – en Amérique on prêchait les maux dus à l’alcool, en Angleterre ceux dus au divorce et à la prostitution. En outre, il craignait fort que les prêtres ne soient en fait plus que des bureaucrates, passant leur temps « en réunions de comités et d’organisations complexes ». Et pour finir, il avouait que son plus gros souci était que le ministère sacerdotal était « chargé de prêcher un évangile qui n’était pas celui du Christ, et d’administrer des sacrements que le Christ n’avait jamais institués ».

Il parlait aussi de son soutien au pacifisme et du besoin d’une meilleure répartition des richesses. Et il reprenait nombre d’idées qu’il avait souvent défendues sur le mariage, l’adultère, le divorce et l’amour libre, de même que la sexualité.
Si [le Christ] n’a jamais été lui-même amoureux d’une femme, ce n’était pas un homme puisqu’il ne savait pas de quoi est habituellement fait l’homme moyen. Si la sexualité était pour lui une chose secondaire, c’était un nigaud d’ignorer ce qui est une chose primordiale dans la vie de la plupart des hommes.
Son point de vue sur le contrôle des naissances était aussi tranché :
La nature ne devrait récompenser du don d’un enfant que l’union physique et spirituelle accomplie dans l’amour, mais malheureusement elle récompense de cette façon aussi l’union accomplie dans un accès d’ivrognerie ou par simple lubricité animale… Cette affaire de la contraception est un problème à propos duquel nous avons encore à peine osé affronter [la nature]. Les gens de bon sens, hommes et femmes, sont de plus en plus nombreux à penser que nous devrions le faire, mais malheureusement, deux lions interdisent encore, en rugissant, la voie choisie par ces nouveaux Chrétiens. La tragédie, c’est que l’un est trop souvent la religion, et l’autre, souvent, la loi !
Il n’y a aucune allusion, dans The Great Galilean, au fait que Keable aurait eu l’intention de revenir au sein de l’Église [Anglicane], mais après sa mort il y eut des rumeurs selon lesquelles il aurait peut-être été tenté de rejoindre l’Église Catholique, et même qu’il se serait converti sur son lit de mort. Cela semble très improbable. Après avoir quitté la prêtrise, il était progressivement devenu athée, et il ne donna jamais aucun véritable signe d’avoir retrouvé la foi. En 1926, on lui demanda de faire un don en vue de la construction d’une nouvelle église catholique à Dunstable, et il répondit, peu charitablement :
Je pense qu’il serait préférable, pour l’avenir de la race humaine, qu’il n’y ait pas d’église catholique dans la ville, voire même qu’une cinquantaine de catholiques restent dans le paganisme où ils sont retombés.
Lorsqu’un journal américain lui demanda, en 1927, de choisir un livre, un seul, pour partir en exil, il désigna la Bible, disant qu’il aimerait mettre en vers anglais les prophètes mineurs et qu’il voulait relire « la plus belle fiction historique que le monde ait jamais produite ».
***
La première allusion que Keable fit à ses amis d’Angleterre à propos de ses nouveaux ennuis de santé arriva dans un courrier d’Août 1927 où il écrit : « Je vais très bien, seuls mes yeux m’ennuient. J’espère que je ne vais pas avoir de problèmes de vision. » Ironiquement, le mois précédent, il avait écrit à son père :
Les gens n’arrêtent pas de me dire que j’ai bonne mine, que je n’ai jamais eu l’air aussi bien. Les Wilders… que je n’avais pas vus depuis deux ans et qui sont chez moi en ce moment, ont l’air de penser que je suis une espèce de miraculé.
Dès septembre, Keable se faisait du souci : « Mes yeux me laissent tomber comme la dernière fois en 1925, de sorte que je n’y vois plus assez pour lire ou écrire avec mon œil droit, et un petit peu seulement avec le gauche. » Il est probable qu’une tension trop élevée, résultat d’une infection rénale, ait affecté le nerf optique, comme ç’avait été le cas en 1925. Dès la mi-octobre, il n’y voyait plus assez pour écrire et dut dicter la lettre suivante à Sadler :
Je vous fais ce courrier parce que mon ami Norman Hall a la gentillesse de me servir de secrétaire. Mes yeux ne vont pas mieux, et j’ai en plus attrapé une méchante espèce de grippe qui traîne dans l’île en ce moment. Elle s’en est prise à mes reins, qui sont mon point faible, et je suis alité depuis presque un mois avec des douleurs considérables.
C’est une lettre assez longue, mais où il ne mentionne pas le fait qu’il allait être père de nouveau. En novembre, Ina Salmon donna naissance au second fils de Keable, Henry, alors que son père était alité, malade, dans une chambre voisine. Dans une Bible, qu’Henry avait encore quatre-vingts ans plus tard, Keable avait écrit :
Quiconque est capable d’entendre les cris de la femme qu’il aime en train d’accoucher, et de croire encore en Dieu-le-Père, est aussi dépourvu d’imagination et d’humanité qu’une bête brute. Tahiti, 10 novembre 1927, quatre heures du matin.
Hall se souvient d’avoir rencontré Keable avec Ina Salmon à Papeete un mois plus tard :
Je l’ai rencontré ce jour-là, nous avons déjeuné ensemble et il m’a semblé avoir bien meilleure santé, et bien meilleur moral que d’habitude. Il avait tout un tas de projets pour une fête de Noël qu’il voulait offrir aux enfants de Papeari, le district où il vivait, et il attendait une caisse de jouets et de décorations pour l’arbre de Noël qu’il avait commandés en Australie. Il était toujours comme ça, à échafauder des façons de faire plaisir aux autres.
Quelques jours plus tard, Ina Salmon écrivit à Hall pour lui dire que Keable ne se sentait pas bien et qu’il était alité. Le Dr Cassiau, le médecin le plus en vue de l’île, contacta Hall pour lui dire que l’état de Keable était préoccupant. Hall écrivit plus tard :
Je me suis immédiatement rendu à Papeari, où Ina, moi-même et deux autres de ses amis l’avons veillé jusqu’à la fin. Il se trouvait là deux médecins, et l’on fit tout ce qui était possible pour l’aider à gagner cette bataille. Mais il ne pouvait plus uriner, le poison passa dans son sang, et c’est ainsi qu’il mourut.
Keable avait tout juste quarante ans.
Ses nécrologies disent qu’il était mort de la maladie de Bright, une inflammation chronique des reins, qui avait fini par affecter aussi ses yeux. Dans les années 1920, il y avait peu de traitements efficaces pour les maladies du rein. La première transplantation n’eut pas lieu avant les années 50.
Hall organisa les funérailles, fit établir le certificat de décès où, par erreur il écrivit que Keable était mort à quarante et un ans, l’âge qui est gravé sur sa pierre tombale, et en informa la famille de Keable. Au père de Keable, il écrivit :
La vie peut être terriblement cruelle, et elle l’a été dans son cas, me semble-t-il. Il venait d’en arriver au point où il était prêt à vraiment profiter de la vie ; et vous savez, bien sûr, qu’il venait d’avoir un fils, un bébé né il y a à peine deux mois ? Ina a été merveilleuse pendant tout ce temps. Elle a le cœur brisé, mais elle a supporté ces épreuves de façon admirable.
Après la mort de Keable, on emmena son corps chez la sœur de Ina Salmon, à Papeete, et après une cérémonie à l’église protestante, il fut inhumé au cimetière de l’Uranie, dont Hall dit que c’est un endroit « paisible et bien entretenu au bout de la ville, dans une petite vallée qui ouvre sur la mer ». La tombe de Keable était marquée d’une simple pierre couverte de plâtre blanc, qui vieillit fort mal : soixante-dix ans plus tard, on ne pouvait plus y lire d’inscription.
***
Un mois avant sa mort, Keable avait écrit un nouveau testament, laissant tout son argent et toutes ses propriétés de Tahiti à son second fils, Henry. À son premier fils, Tony, qui ne devait jamais voir la maison de son père à Tahiti, il laissait assez d’argent pour son éducation, mais à l’âge de vingt et un ans, on lui montra la lettre de son père, où celui-ci disait : « Il vaut mieux que tu sarcles des navets et que tu vives de ton propre travail – plutôt que dans un palace avec mon argent. » Quand il eut dix-huit ans, le capital permettant de financer ses études fut transféré à Magdalen College, à Cambridge, et permit aussi de créer des bourses d’études supérieures pour les garçons de Whitgift School [l’école où il avait fait ses études secondaires].
Tony continua de vivre chez les Elliott, et prit le nom de Keable-Elliott à l’âge de dix-huit ans, puis fit des études de médecine et reprit la patientèle du village de Stokenchurch. Il devint membre actif de la British Medical Association, ce qui lui valut une médaille, l’OBE (47), décernée par la Reine en personne, et reçut la prestigieuse médaille d’or de la BMA pour ses services en tant que trésorier de l’association. Il mourut en 2020 à l’âge de quatre-vingt-quinze ans.
Hugh Cecil raconte qu’il advint de la femme légitime de Keable après qu’elle eut terminé son contrat d’enseignante en Afrique du Sud.
[Sybil Keable] continua à vivre, donnant de plus en plus d’importance à la religion qu’elle pratiquait. Elle s’installa tout d’abord chez son frère mais, aussi bon et tolérant qu’il fût, il la trouvait quelque peu envahissante et fut obligé de lui demander de partir. Par la suite, elle logea dans des couvents catholiques jusqu’à sa mort en 1970 à l’abbaye Ste Mary de Mill Hill.
Après la mort de Keable, Ina Salmon resta dans la maison de l’écrivain avec deux de ses sœurs. D’après un voisin, Star Mau’u, qui avait quatre ans à l’époque, Ina continua à recevoir dans le style de Keable, la musique à fond toute la nuit, et des caisses de champagne apportées par le « truck », qui assurait les livraisons dans l’île. Neuf mois après la mort de Keable, Ina épousa Cytil (Bill) Wainwright, un Anglais de trente ans. Ils eurent une fille, Elizabeth, mais divorcèrent peu après et Ina Salmon épousa Albert Bonvalet en 1933. En 1935, elle quitta Tahiti avec son mari, Henry Bonvalet et un autre garçon, Albert Bonvalet. La famille s’établit à Lyon et ils y vécurent jusqu’à la mort du mari.
De façon surprenante pour Tahiti, où les cyclones plus ou moins réguliers, et le climat en général, ont détruit la plupart des maisons de cette époque, le bungalow de Keable, avec ses trois côtés entourant une petite cour, est toujours debout. Pendant de nombreuses années Ina Salmon mit la maison en location. Fred Devenish se souvenait, entre autres, d’un apiculteur nommé Sechrist ; d’un pilote du nom de Alex Cross ; et d’un parent de Rupert Brooke, Peter Brooke, qui tenta d’en faire un hôtel-restaurant au début des années 1950. Un pilote français surnommé “le Lindbergh français”, André Jupy, acheta la maison à Ina Salmon après la seconde guerre mondiale et la rénova, supprimant la fontaine et le bassin au centre de la cour, abattant des murs à l’intérieur, et la toiture au-dessus de la cour. C’est un Anglais – cela s’imposait peut-être – Roger Gowen, qui avait fait naufrage sur un récif près de Tahiti pendant un tour du monde à la voile, qui devint propriétaire de la maison pendant les années 1960. Sa femme et lui ont depuis lors entretenu la maison avec grand soin. Le plancher et les tuiles du toit, qui avaient été importés de Californie sont toujours là, mais la cheminée, dont Keable prétendait que c’était la première à Tahiti, a disparu. Nombre des livres de Keable, sur les 3 000 qu’il disait en 1927 avoir dans sa bibliothèque, sont toujours dans la maison, chacun orné de l’ex libris original, que Keable avait fait faire à Sidney Hunt, et représentant des ermites en contemplation avec la première partie de la citation de Siracide ou l’Ecclésiastique (48), 6:18 « Mon fils ! dès ta jeunesse choisis l’instruction [et jusqu’à tes cheveux blancs tu trouveras la sagesse]. »
Les Gowen et leur fille, Lee Moy, ont récemment rénové la tombe de Keable au cimetière de l’Uranie, et remplacé la pierre tombale, où l’on peut de nouveau lire l’inscription. Les cendres de Ina furent enterrées à côté de Keable, comme en témoigne une petite plaque appuyée à sa stèle, où l’on peut lire la simple inscription :
« IN MEMORY OF MAMY SALMON INA 1900-1978 »
***
Page 209 CHAPITRE 17
SIMON CALLED PETER DE GATSBY LE MAGNIFIQUE (49) À AUJOURD’HUI
Tout à fait par hasard, Ina Salmon, la princesse tahitienne qui partagea les derniers jours de Keable, avait pour son premier séjour aux USA, été envoyée dans un pensionnat catholique à St Paul, dans le Minnesota, la ville où était né et avait passé son enfance F. Scott Fitzgerald, qui détestait tant Simon called Peter. C’est d’ailleurs là qu’il avait écrit The Beautiful and Damned (Beaux et Damnés), son deuxième roman.
Fitzgerald commença à écrire The Great Gatsby (Gatsby le Magnifique) en juin 1922, quelques mois après la publication de Simon called Peter aux USA. Il venait de rentrer de trois mois de vacances en France avec son épouse, Zelda. Quelques mois plus tard ils déménagèrent à New-York, où il continua d’écrire ce qui serait son chef-d’œuvre, avant de le terminer enfin – bien des brouillons plus tard – pendant un voyage en France, sur la Côte d’Azur, pendant l’été 1924. Le roman serait finalement publié en avril 1925.
Lorsque Fitzgerald lut Simon called Peter pour la première fois, il ne fit pas de commentaires publics. Puis, début mars 1923, dans la critique d’un autre livre, Of Many Marriages, de Sherwood Anderson, publiée dans le New York Herald, il écrivit :
Est récemment paru un ramassis de cochonneries intitulé Simon called Peter, qui me semble totalement immoral, parce que les personnages s’y déplacent dans un labyrinthe continuel de semi-excitation sexuelle. Cette excitation est drapée dans les reflets multicolores, les vitraux d’un Christianisme romantique.
Coller sur un roman l’étiquette « totalement immoral » était une accusation grave et Fitzgerald la répéta en juin de la même année dans un article écrit pour The Literary Digest, où il commentait la campagne d’un juge de la Cour Suprême nommé Ford contre les livres impurs et écrivit que Simon called Peter était « vraiment immoral ».
Lorsque Fitzgerald soumit le manuscrit de The Great Gatsby à son éditeur Maxwell Perkins, il lui demanda : « Dans le chapitre II de mon livre, lorsque Tom et Myrtle passent dans la chambre tandis que Carraway lit Simon called Peter – est-ce que ça, c’est trop cru ? Dites-moi. Personnellement, je trouve que c’est assez nécessaire. »
Fitzgerald fait deux fois référence à Simon called Peter dans The Great Gatsby. Une description du salon de l’appartement de Myrtle Wilson inclut la phrase :
Plusieurs vieux exemplaires de Town Tattle étaient posés sur la même table que Simon called Peter, ainsi que plusieurs des petits magazines à scandale de Broadway.
Dans le paragraphe suivant, après que le narrateur, Nick Carraway, a quitté l’appartement pour aller acheter des cigarettes, il dit :
Quand je revins, ils avaient tous les deux disparu, aussi je m’installai discrètement dans le salon et lus un chapitre de Simon called Peter – ou bien c’était vraiment exécrable, ou bien c’était le whisky qui déformait les choses, mais je trouvai ça totalement dénué de sens.
Fitzgerald faisait là référence à un roman alors très célèbre. Dans les années 1920, très peu de gens lurent The Great Gatsby (50) (1925) ; d’ailleurs, au moment de sa mort en 1940, il ne s’en était vendu que 25.000 exemplaires. En comparaison, cinq années après sa publication, Simon called Peter s’était vendu vingt fois plus, soit un demi-million d’exemplaires. Aux USA, The Beautiful and Damned de Fitzgerald était sorti en même temps que Simon called Peter et s’était aussi moins bien vendu. Il est fort probable que Fitzgerald ait trouvé amer de voir le succès du roman de Keable dépasser aussi largement le sien.
Fitzgerald savait aussi très probablement que Keable était considéré comme un auteur sérieux. En très peu de temps, après la publication de Simon called Peter, il était devenu une star littéraire. Il fut invité à publier des nouvelles dans les Volumes 3 et 4 du New Decameron, en compagnie de D.H. Lawrence, Vita Sackville-West, J.D. Beresford et Compton Mackenzie. On lui demanda aussi d’écrire un article pour un livre sur la censure intitulé Nonsensorship, en compagnie de Dorothy Parker, Wallace Irwin and Ben Hecht, entre autres (51).
Sarah Churchill, dans Careless People : Murder, Mayhem and the Invention of The Great Gatsby, pense que la mention de Simon called Peter dans cette scène du début de Gatsby vient dissiper tous les doutes possibles sur les activités adultères de Tom Buchanan et de sa maîtresse, Myrtle Wilson. En effet, « pour des hommes comme John Sumner (le secrétaire exécutif de la New York Society for the Suppression of Vice), le seul fait de lire Simon called Peter vous mettait en situation de flagrant délit ». La scène elle-même est d’une discrétion totale. Il n’est pas question de Tom et de Myrtle passant dans la chambre à coucher, mais simplement du fait que, lorsque Carraway revient du drugstore, « ils avaient tous deux disparu » et qu’après avoir lu un chapitre de Simon called Peter, il les voit réapparaître ensemble.
Mais il y avait d’autres raisons aux références de Fitzgerald à Simon called Peter. Pour commencer, attribuer à Nick l’opinion que le roman était « épouvantable » et « n’avait aucun sens », pouvait être considéré par les lecteurs d’alors comme une attaque contre Keable et son roman.
Fitzgerald voulait aussi étoffer le portrait de Myrtle Wilson, la maîtresse de Tom Buchanan, en impliquant qu’elle était le genre de femme à lire la presse à scandale et des romans populaciers. Fitzgerald choisit ses mots et ses références avec beaucoup de soin. Il aurait pu mettre sur la table de Myrtle n’importe quel magazine de ragots, mais comme l’explique Sharon Hamilton dans son article pour la F. Scott Fitzgerald Review, les lecteurs de l’époque sauraient que Town Tattle était une allusion à Town Topics, un magazine qui racontait la vie privée des riches résidents de Long Island, et avait dans un de ses numéros traité Scott et Zelda d’ivrognes. De même il aurait pu choisir autre roman à scandale, mais Simon called Peter en était un notoire. Célèbre grâce aux meurtres effroyables de Hall et Mills (52) qui avaient défrayé la chronique à l’automne 1922, tandis que Fitzgerald travaillait sur Gatsby, chez lui, à New-York, Simon called Peter avait été abondamment cité dans le battage qui suivit les meurtres.
Sarah Churchwell pense que non seulement Fitzgerald était parfaitement au courant des meurtres de Hall et Mills, mais qu’il développa les thèmes de la lutte des classes, de la passion interdite et de la jalousie meurtrière en s’inspirant de ce double meurtre. Et donc, le fait de mentionner Simon called Peter dans The Great Gatsby permettait à Fitzgerald d’attirer l’attention de ses lecteurs sur le double meurtre et, ce faisant de les prévenir, sans qu’ils s’en aperçoivent, de la mort de Myrtle, de Gatsby et de George à la fin de son roman.
Du vivant de Keable Simon called Peter continua à se vendre bien et, à sa mort fin 1927, cela permit aux rédacteurs de sa nécrologie de réévaluer son importance.
Sadler, son éditeur, fut naturellement le plus généreux. Il écrivit dans le Times :
Nombreux furent les lecteurs choqués par Simon called Peter, mais très peu trouvèrent le livre ennuyeux. Il est vrai que l’ennui ne peut que fondre aux flammes de l’amour vital et de l’indignation incandescente qui incendient ces pages souvent stridentes. Malgré toute la rudesse de son réalisme, Simon called Peter reste un grand roman, parce qu’il a été écrit avec le cœur par un homme qui possédait intelligence et passion, qui aimait la religion et la vie au même degré, et ne pouvait supporter que l’une serve à diminuer l’autre.
La nécrologie parue dans The Truth disait que le roman était « l’un des rares ouvrages de fiction inspirés par la guerre qui soit vraiment émouvant… Il était audacieux, mais pas érotique », tandis que le Western Mail déclarait que « tous les critiques de l’époque y avaient vu la description la plus saisissante de la vie derrière la ligne de front pendant la Grande Guerre » et affirmait qu’il avait « rendu Keable célèbre partout où on sait lire l’anglais, et lui avait assuré une foule d’admirateurs affectueux ».
Le Newcastle Daily Chronicle pensait que Simon called Peter maintiendrait le souvenir de Keable longtemps dans les mémoires, mais le Père Bede, dans sa nécrologie du Blackfriars (53) Magazine n’était pas d’accord :
« Nous pensons à regret que les livres [de Keable] ne survivront pas. Malgré toute sa vigueur, ses livres souffrent du bourbier où ils s’enlisent. Ils sont charnels pour le plaisir d’être charnels, ils semblent être francs pour le seul plaisir de dire ce qui gagnerait à être tu. »
En Australie, la nouvelle de la mort de Keable fut reprise par de nombreux journaux, les rédacteurs de sa nécrologie ne manquant pas de commenter Simon called Peter, ainsi le Sydney Daily Telegraph :
Tout le monde a dit que ce roman était « audacieux ». Certains ont même utilisé des adjectifs plus corsés. En tout cas, il a permis à Keable, qui était jusque-là un jeune clergyman impécunieux de devenir une figure de la littérature mondiale.
Dans The Australian, on disait que le livre avait été un bestseller parce que Keable avait pris « certaines libertés dans le choix et le traitement de son matériau » mais concluait que le roman n’avait « pas grande valeur littéraire ».
Les ventes de Simon called Peter atteignirent leur sommet pendant les années 1920, mais le roman continua à se vendre régulièrement pendant toutes les années 1930. [Les éditeurs] Hurst et Blackett avaient racheté les droits en 1931. Pendant cette décennie, ils vendirent 215 000 exemplaires d’une version bon marché à 9 pence, 34 000 d’une édition à 2 shillings et 9 000 à 2 shillings et 6 pence.
En Australie, on en parlait toujours dans les journaux comme d’un roman important. En 1934, Walter Hutchinson aurait dit que le plus grand regret de sa vie professionnelle avait été d’être absent de son bureau le jour même où Simon called Peter était proposé à sa maison d’édition. Il déclara que la décision de son père, Sir George Thompson Hutchinson, de le refuser avait été « l’une des décisions les plus rapides et les plus malheureuses jamais faites par un éditeur ». Pour tenter de rattraper cette erreur, lorsque la maison Hutchinson lança, en réponse au succès de Penguin Books, sa Pocket Library (Bibliothèque de poche), Simon called Peter fut le douzième titre de la collection. Sur la page titre, on affirmait que plus de 500.000 exemplaires du titre avaient déjà été vendus. En 1939, Constable reprit les droits et continua d’en vendre pendant toute la guerre. Dutton renouvela ses droits pour les USA en 1948, mais les ventes de Simon called Peter avaient à cette époque fortement baissé.
Le Dr Douglas, à la fin des années 1950, fut le premier biographe sérieux à réexaminer l’œuvre de Keable. Il était persuadé que Simon called Peter était « un roman important à cause de son courage, de sa vitalité et de son immense sincérité ». Il louait aussi le roman pour sa présentation des soldats « comme ils étaient vraiment » et pour « cette histoire d’amour d’un aumônier qui sacrifiait sa carrière et ses vœux au principe de la camaraderie et à l’impétuosité des passions humaines ».
Claude Cockburn, journaliste et auteur, étudiait le livre dans son ouvrage Bestsellers, publié en 1972. Il soutenait que le roman avait été un succès parce qu’il offrait à ses lectrices la possibilité de s’identifier (empathie avec Julie) et en même temps de se dissocier (antipathie pour Hilda, la fiancée de Peter, que Cockburn traite de garce mal dégrossie) :
« Non seulement [Julie] offre à Peter des heures merveilleuses au lit, mais à la fin elle refuse de l’épouser – non sans souffrir terriblement – parce que l’amour de Peter pour elle va à l’encontre de son amour pour Dieu. »
Cockburn se moque de l’intrigue et des principaux personnages, il dit de Peter que « …après de longs examens de conscience et des problèmes insolubles avec les femmes, il finit par trouver à peu près la même explication pour tout ! »
À la fin de 1977, les droits de Simon called Peter ont expiré au Royaume Uni et le livre est aujourd’hui téléchargeable gratuitement en ligne ou publié en éditions de poche bon marché. Ces nouvelles éditions affichent des couvertures anachroniques – dont une avec une fille portant un bonnet de 18e siècle, et une autre avec quatre légionnaires romains (54) – et des accroches publicitaires dithyrambiques :
« roman sidérant, l’histoire d’amour la plus délicate, la plus belle, et la plus franche de la littérature moderne. »
Hugh Cecil réévalua Simon called Peter dans The Flower of Battle, son livre sur les romanciers britanniques de la Grande Guerre, publié en 1995. Il explique ainsi la popularité de Simon called Peter :
D’abord le livre était écrit de façon saisissante, sur un rythme rapide. Ensuite, bien que moral à sa façon, il s’en prenait directement à l’hypocrisie sexuelle héritée de l’époque victorienne, et à la religion anglaise figée dans ses conventions, toutes deux cibles courantes dans les années 1920 ; mais il prônait aussi l’espoir et la réalisation de soi… Et enfin… c’était le témoignage absolument authentique d’un aumônier dans la guerre.
En 2005, J. Gregory Brister, universitaire américain, argua que Simon called Peter était l’un des premiers romans modernistes (55) importants, bien qu’il ait, par la suite, reconnu qu’il y avait des passages modernistes dans de nombreux romans de l’après-guerre, et pas seulement Simon called Peter. Ce qui est certain, c’est que le personnage de Julie – décrite comme une femme aimant s’amuser et libre de toute culpabilité – était, en 1922, considéré comme très moderne.
Sara Haslam – professeur de littérature du 20e siècle à The Open University – conteste à ce roman toute appartenance au mouvement « moderniste », arguant qu’il manque d’originalité et qu’il présente la guerre comme une occasion de développement personnel et moral, ce qu’elle considère comme « à des lieues de la tempête d’équinoxe éblouissante et assourdissante des modernistes ».

George Simmers, qui a écrit son PhD – thèse de doctorat – sur la fiction issue de la Grande Guerre, pensait que ce qu’il y a de plus intéressant dans Simon called Peter, c’est justement, dans ce roman de guerre, l’absence de combats. Et donc, « …alors qu’il appartient à un genre standardisé – un homme part à la guerre et y découvre les réalités de la vie – ses découvertes n’ont rien d’habituel, elles concernent toutes la sexualité ». Simmers avait été intrigué par l’arrière-plan du livre, avec ses « descriptions d’officiers entre leurs affiches de Kitchener, leur whisky, et leurs liaisons avec de jeunes françaises. » Pour conclure il disait que le roman était à la fois adroitement écrit et naïf.
Il ne fait pas de doute que Simon called Peter est un livre daté, et que certains lecteurs d’aujourd’hui ont du mal avec ce style d’écriture. Écrit en seulement trois semaines, il lui manque la technique et la subtilité d’un grand roman. Il reste que c’est un roman important, en particulier pour quiconque rechercherait une image authentique, peinte par quelqu’un qui y était, de la vie en France durant la Première Guerre Mondiale. Keable aurait peut-être préféré qu’on se souvienne de lui pour son travail en Afrique ou ses années à Tahiti, mais il est donné à peu de gens le luxe de décider de ce genre de choses, et on se souviendra toujours de lui en tant qu’auteur de Simon called Peter.
***
Claude Rivière, 1923
Cette baroudeuse visite d’autres îles du Pacifique, les Tonga, les Samoa et commence à s’intéresser aux danses indigènes. Elle part ensuite pour Hawaii, donne d’abord des cours de littérature à l’université d’Honolulu puis créé une troupe de danses polynésiennes. Dans ces Madame Riviere Hawaiian’s, on trouve huit personnes, notamment la famille du musicien Tau Moe, un pionnier de la guitare hawaïenne, En 1930, ils partent pour une tournée qui les mène trois ans aux Indes et à Shanghai puis Sumatra, Java, les Etats malais, les Philippines et Hong-Kong.
Lord kitchener et l’affiche célèbre où il appelle les jeunes à s’engager (au début de la guerre de 14, il n’y avait pas de conscription en Angleterre).
1 - Arthur Grimble, auteur de A Pattern of Islands, ancien « Résident » britannique aux îles Gilbert & Ellis.
2 - Simon dit Pierre : le roman scandaleux qui fit la réputation de Keable en devenant un best-seller.
3 - Concertina : petit instrument qui est à l’accordéon ce que le ukulélé est à la guitare.
4 - Dr Munyon, célèbre charlatan américain, devenu millionnaire grâce à son « élixir de papaye ».
5 - Pour éviter les journalistes et le scandale, ils voyageaient séparément. Ils n’étaient pas mariés, la première épouse de Keable refusant le divorce, mais Jolie se fit appeler Keable dès leur arrivée à Tahiti pour simplifier les choses.
6 - Burru : Difficile de savoir de quoi il s’agit. S. Keable a peut-être mal lu, ou Jolie mal entendu purau le bourao ou encore ‘uru l’arbre à pain, les deux principaux arbres dont les feuilles sont utilisées dans le four tahitien.
7 - Jolie semble avoir été une observatrice assez distraite de la cuisine au four tahitien…
8 - Ernest Sadler, penseur de l’éducation : https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000101591_fre
9 - Agrégée de Littérature française, enseigne à Bryn Mawr, université féminine aux USA. Après une traversée sur le Ville de Tamatave, elle découvre la Polynésie. Six mois plus tard, elle décide d’y rester. Elle y fait la connaissance du romancier Robert Keable puis du père Tessier, ami de Gauguin. Claude Rivière s’occupe du commerce du copra et visite les îles sur une goélette pendant trois ans. Elle se rend notamment dans l’île de Tahaa où elle rencontre le peintre Octave Morillot. (Wikipedia).
10 - C’est l’époque où la population polynésienne, déjà bien diminuée depuis un siècle et demi par les maladies occidentales, vient de subir l’épidémie de grippe espagnole et se trouve considérée par les visiteurs comme « en voie de disparition ».
11 - De toute évidence, S. Keable ne l’a jamais lu. C’est une série de lettres qui décrivent la vie de planteur de R.J. Fletcher aux Nouvelles-Hébrides. Il travaillera quelques temps à Makatea par la suite, mais cela ne constitue qu’une part infime à la fin du livre. https://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_James_Fletcher
12 - S. Keable écrit 12.000 pieds, mais il doit s’agit de 1200 pieds, vu les performances des avions de l’époque…
13 - Sans doute Pau’ura, celle de son second séjour à Tahiti, mère d’Émile Tai-Gauguin.
14 - Eggnog = cocktail : flip ou lait-de-poule.
15 - Voir leur traduction dans Rupert Brooke, Poèmes des Mers du sud (1913-1914), Éditions Haere Pō, Tahiti.
16 - En fait pupure est un terme un peu moqueur, qui signifie « qui a la peau rouge » et « albinos ».
17 - Les deux grands marchés de Londres, Billingsgate étant plus spécialement le marché aux poissons.
18 - Paumotus ici = Tuamotus (l’archipel)
19 - Cachets effervescents antiacides aussi populaires en Angleterre que nos Alka-Seltzer ou Vitascorbol.
20 - « Workhouses », maisons pour indigents où elles étaient soumises au travail forcé.
21 - RMSP : Royal Mail Steamer Ship.
22 - Voir Lettres de Tahiti, correspondance entre Tati Salmon et l’historien américain Henry Adams.
23 - RMS (Royal Mail Ship) : Vapeur régulier assurant, entre autres, les services postaux.
24 - George Biddle, américain, peintre et auteur de fresques murales https://fr.wikipedia.org/wiki/George Biddle
25 - Watch &Ward Society : association de censeurs bien-pensants (1879-1975) qui firent interdirent certains livres dans les bibliothèques de Boston, dont le Décaméron de Boccace, Gargantua et Pantagruel de Rabelais, Candide de Voltaire, Point-Contrepoint d’Aldous Huxley, Le Petit Arpent du Bon Dieu d’Erskine Caldwell et… Simon Called Peter de Robert Keable.
26 - La recette du cocktail Monkey Gland a été publiée pour la première fois dans le « Washington Post », attribuant sa création à Frank Meier du Ritz à Paris. (https://www.cocktailmag.fr)
27 - Apparemment sur la commune actuelle de Faaone.
28 - Il écrit bien lait de coco. On ne peut s’empêcher de penser qu’il doit plutôt s’agir d’eau de coco. Il faudrait essayer avec du lait… coupé de Bordeaux rouge !
29 - Bokhara rugs : tapis pakistanais à motifs géométriques : https://frithrugs.co.uk/news/bokhara/
30 - Il s’agit évidemment du pôle sud, les vents du pôle nord franchissant rarement l’équateur pour rafraîchir le Pacifique.
31 - Chevrettes : langoustines de rivière et d’eau douce.
32 - Quand on franchit un récif, c’est plutôt en baleinière qu’en pirogue, vu la fragilité du balancier.
33 - Sans doute kumara, plus souvent ‘umara en tahitien : patate douce. Quant au poi : purée de fruits au lait de coco.
34 - Gin sling : cocktail à base de gin, de jus de citron vert, de sirop de sucre, d’angustura et de tonic.
35 - Il y avait 20 shillings dans une livre. Il avait donc revendu ses 50 bouteilles 35 livres.
36 - Une association de « femmes de plume » de San Francisco.
37 - Le Grand Galiléen.
38 - Keable écrit : « I shall just vamos ».
39 - Monette : allamanda cathartica, « trompette d’or ».
40 - Alec Waugh (1898-1981) romancier et frère aîné d’Evelyn Waugh (1903-1966), romancier et critique célèbre, auteur sarcastique de Grandeur et Décadence (1928).
41 - Entre nous : en français dans le texte.
42 - Lighten our darkness : Éclairez nos ténèbres.
43 - Volvox, sorte d’algue sphérique, unicellulaire. https://fr.wikipedia.org/wiki/Volvox
44 - Naomi Royde-Smith : Femme de lettres anglaise, d’abord rédactrice en chef de The Westminster Gazette, elle lança les carrières de Rupert Brooke, Graham Greene, Elizabeth Bowen, Rose Macaulay, D. H. Lawrence, et Walter de la Mare. Après 1928, tint un salon littéraire que fréquentèrent Edith Sitwell, Osbert Sitwell, Aldous Huxley, W. B. Yeats… Elle est l’auteur d’une soixantaine d’ouvrages, dont une trentaine de romans.
45 - Margaret Storm Jameson : Essayiste et romancière (plus de 40 ouvrages), présidente du PEN club britannique (1938-44). Bien oubliée aujourd’hui.
46 - Zane Grey : Écrivain américain à succès, spécialiste des romans d’aventures au Far West, dont plus d’une centaine furent adaptés au cinéma.
47 - Order of the British Empire (même les Beatles l’ont eu).
48 - Un des « Livres sapientiaux » ou « livres de sagesse » de la Bible.
49 - C’est F. Scott Fitzgerald, l’auteur de The Great Gasby, qui trouvait Simon called Peter « utterly immoral »
50 - Mais son premier roman, This Side of Paradise (1920) et le second, The Beautiful and Damned (1922), l’avaient rendu riche et célèbre.
51 - DH Lawrence, auteur de Lady Chatterley’s Lover ; Vita Sackville-West, poétesse et amante de Virginia Woolf ; J.D. Beresford, auteur de science-fiction ; Compton Mackenzie, nationaliste écossais, auteur de Whisky Galore ; Dorothy Parker, femme de lettres et humoriste américaine ; Wallace Irwin, journaliste, humoriste et satiriste américain ; Ben Hecht, scénariste et metteur en scène américain, Scarface.
52 - Les cadavres d’Edward Hall, prêtre épiscopalien et de sa maîtresse Eleanor Hills, membre de la chorale de sa paroisse, chacun marié par ailleurs, avaient été découverts, exécutés d’une balle dans la nuque, et dans une mise-en-scène assez macabre, mais on ne réunit jamais assez de preuves pour condamner les suspects évidents. Les Épiscopaliens sont un peu les Anglicans des USA : ils ont gardé les rites de l’église catholique, mais ne dépendent pas de Rome. Leurs prêtres, comme le prêtre anglican qu’était Keable, peuvent donc se marier.
53 - Les Blackfriars (Frères Noirs) sont les Dominicains (Ordre des Prêcheurs).
54 - Cet éditeur, au seul vu du titre, avait dû penser qu’il s’agissait d’un roman du genre Quo Vadis (1896), mettant en scène « Simon dit Pierre », le fondateur de l’Église de Rome.
55 - On associe à ce mouvement des gens aussi divers que Virginia Woolf, T. S. Eliot, Gertrude Stein, Ezra Pound, James Joyce, William Faulkner, Ernest Hemingway, Rainer Maria Rilke, Franz Kafka, Robert Musil, Joseph Conrad, F. Scott Fitzgerald, Luigi Pirandello, D. H. Lawrence, Katherine Mansfield, Samuel Beckett…



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